— Madame a de la chance : il me reste juste un sleeping. Puis-je savoir votre nom ?
Orchidée ouvrait la bouche pour refuser de s’identifier mais déjà, en dépit de la voilette, il l’avait reconnue :
— Madame Blanchard ? Et vous êtes seule ?
Il fallait répondre et jouer le jeu. D’ailleurs personne ne savait encore rien du drame de l’avenue Velazquez et les journaux n’en parleraient pas avant le lendemain. Avec un peu de chance, elle pourrait s’embarquer pour la Chine sans problème.
— Je vais le rejoindre à Marseille, fit-elle paisiblement. Il est parti l’autre soir pour Nice où sa mère l’appelait… mais peut-être l’avez-vous vu ? Il a dû prendre ce train.
— Non. Le Méditerranée partant tous les soirs, je ne peux prendre part à tous les voyages. Mais je suis heureux de vous accueillir. Je regrette seulement de ne pouvoir vous conduire jusqu’à votre époux. Il y a longtemps que je ne l’ai vu et ce serait pour moi une grande joie…
— Ce sera pour une autre fois. Je lui dirai que nous avons passé un moment ensemble.
— Je vous en remercie. En attendant, permettez-moi de vous installer. Vous avez le sleeping n° 7.
Guidée par lui, Orchidée gagna l’étroite cabine d’acajou et de velours où, en dépit de l’exiguïté, rien ne manquait pour l’agrément d’un voyage paisible : ni les miroirs, ni l’agréable chauffage à la vapeur qui dispensait une douce température, ni le moelleux d’une couchette, ni l’éclairage au gaz, ni, dans l’étroit cabinet de toilette, les commodités les plus modernes.
Pierre Bault déposa le sac de la voyageuse sur la banquette qu’il transformerait plus tard en lit mais il éprouva quelque inquiétude quand, la voilette relevée, un visage pâle et creusé par la fatigue et par l’angoisse se révéla à lui.
— Allez-vous bien, Madame ? Vous me semblez très lasse ?
— Je le suis, en effet. Voyez-vous… depuis le départ de mon cher Édouard, je n’ai guère dormi. C’est… la toute première fois que nous nous séparons.
— Il fallait partir avec lui ?
— Sans doute et cela vous paraît simple mais… sa famille n’a pas encore admis notre mariage… et il n’aurait su que faire de moi. Nous avons pensé l’un et l’autre qu’il valait beaucoup mieux que je reste à la maison plutôt que l’attendre dans un quelconque hôtel.
— Veuillez me pardonner ! Puisque vous allez le rejoindre, il suffira d’une bonne nuit pour vous remettre. Souhaitez-vous que je vous fasse apporter quelque chose ? Un peu de thé peut-être ?
En dépit de la situation dramatique où elle se trouvait, Orchidée trouva un sourire pour cet homme dont les yeux clairs et le fin visage montraient tant de compréhension.
— Si vous pouviez m’offrir du thé à la chinoise, je considérerais cela comme le plus grand des bienfaits. Par malheur c’est l’accommodement anglais ou russe qui prévaut en Europe. Chez moi, j’ai dû batailler pendant des mois avant de parvenir à quelque chose d’acceptable. Encore y ai-je gagné la haine de notre cuisinière…
— La haine ? C’est un grand mot ?
— Je ne crois pas qu’il soit excessif car j’en ai eu la preuve. Néanmoins, un thé, quel qu’il soit, me fera plaisir.
— Vous aurez peut-être une surprise. Il n’est rien que la Compagnie internationale des Wagons-Lits n’ait prévu pour l’agrément de ses passagers. Nous savons faire le thé de bien des façons… Pendant que j’y pense : à quelle heure souhaitez-vous dîner au restaurant ?
— Est-il indispensable que je m’y rende ? J’aurai sans doute faim mais n’est-il pas possible que l’on me serve ici ? Jamais encore je n’ai pris un repas dans un lieu public sans mon mari. J’ai bien peur d’être… très gênée.
— Je le conçois sans peine. Je vais dire que l’on s’occupe de votre thé et que l’on vous apporte la carte…
— Merci… merci beaucoup !
À sa grande surprise, Orchidée vit arriver, portés sur un plateau d’argent par un garçon en livrée, de l’eau bouillante, un bol et une théière qui avaient dû naître quelque part du côté de Canton, plus un paquet de thé qui, s’il n’était pas le merveilleux tsing-cha, le thé vert récolté avant les pluies dans la vallée du Fleuve-Bleu et séché au soleil, était tout de même un excellent hong-tcha ou thé rouge appelé thé noir ou « souchon » par les Occidentaux, et qui, pour être séché à la chaleur artificielle, n’en dégageait pas moins un fumet prometteur.
Avec une pensée de gratitude pour son ancien compagnon de siège, la jeune femme dégusta avec délices plusieurs tasses de sa boisson favorite. Elle ne s’aperçut même pas que le train démarrait et commençait son long voyage en direction des pays du soleil.
Ses voyageurs définitivement casés dans leurs alvéoles respectives, Pierre Bault ne résista pas à la tentation de porter lui-même le menu du wagon-restaurant à celle que, depuis leur première rencontre, il appelait en lui-même sa « princesse de jade et de perle »… en ignorant alors qu’il s’agissait réellement d’une altesse.
Il faut avouer qu’elle n’en avait guère le plumage lorsqu’il l’avait vue pour la première fois dans sa veste trop longue et ses pantalons de cotonnade bleue. Une réfugiée parmi tant d’autres occupée à tirer l’eau d’un puits mais la pureté de ce visage, l’exquise finesse de la peau et des mains, la beauté un peu grave du regard sombre lui avaient fait battre le cœur sur un rythme inhabituel. Et puis, que ce nom d’Orchidée, fleur symbolique des Mandchous, était donc joli et lui allait bien !…
Il avait vite compris, néanmoins, que ses chances de voir ses sentiments payés de retour étaient inexistantes : Orchidée ne voyait, n’admirait qu’Édouard Blanchard. Cela se lisait dans ses yeux, dans le sourire involontaire qui épanouissait son visage comme une fleur dès qu’elle l’apercevait.
Pierre enferma donc ses propres sentiments au plus profond de son âme sans permettre qu’une basse jalousie vînt en ternir la pureté. Il aima pour lui-même, pour le seul bonheur d’aimer. Il sut se réjouir quand la jeune fille, en sauvant la vie d’Alexandra Forbes, donna la preuve la plus formelle de son attachement au clan des Occidentaux et ce fut d’un cœur ferme qu’il assista, après la libération, au mariage célébré par Mgr Favier. Mais sachant bien qu’il ne guérirait jamais, il se promit de se tenir aussi éloigné que possible du ménage Blanchard, n’accepta aucune invitation, éluda toute tentative de rapprochement et regretta même de ne pouvoir se faire remplacer quand, un jour, il vit leur nom sur la liste des voyageurs de sa voiture. Pour la première fois avec un rien d’amertume : on était loin de l’aventure tragique de Pékin et de l’héroïsme quotidien qui égalisait fortunes et rangs sociaux. Il eût aimé alors apparaître à la jeune femme sous l’aspect flatteur d’un voyageur riche et élégant, non sous sa vêture d’employé des Wagons-Lits.
Le couple se montra pour lui charmant, cordial, visiblement heureux de la rencontre tandis que lui ne se départissait pas d’un comportement courtois, souriant certes mais un tout petit peu distant, et s’il veilla sur eux avec plus de soin peut-être que sur les autres, il le fit avec assez de discrétion pour qu’ils n’en eussent pas conscience. Jamais voyage ne lui sembla aussi long ni aussi lentes les heures de la nuit passées sur son siège, au bout du couloir, les yeux fixés sur la porte d’acajou marqueté derrière laquelle reposait celle dont il n’avait jamais réussi à chasser l’image. Elle était plus belle que jamais alors, fort élégante en dépit de cette mode européenne qu’il n’aimait pas et trouvait même franchement absurde. Il eût cent fois préféré la revoir telle qu’elle lui était apparue au jour de son mariage, princesse de légende vêtue de satin couleur d’aurore et coiffée du charmant diadème de fleurs et de bijoux des Mandchoues de haute naissance. Cependant sa grâce était telle qu’Orchidée réussissait à paraître charmante et tout à fait à son aise sous le corset stupide, les rubans, les soutaches, les dentelles, les pampilles, les plumes et les fanfreluches de toutes sortes dont les couturiers affublaient leurs clientes : une vraie Parisienne ! Qu’il eût de loin préférée sous la blanche simplicité d’un drapé antique.
En se retrouvant tout à l’heure en face d’elle, Pierre reçut un choc. La voir seule et presque sans bagages à la coupée de son train lui causait une sorte de malaise en dépit de ce qu’elle donnait comme raison à ce départ subit : rejoindre à Marseille un époux parti quelques jours plus tôt pour Nice alors qu’il eût été tellement plus simple de partir ensemble ! De toute évidence la jeune femme ne se trouvait pas dans son état normal et, bien qu’il s’en défendît, l’ancien interprète flairait un je-ne-sais-quoi d’insolite, peut-être même un drame : cela tenait à la légère altération du timbre de la voix et aussi à cette voilette noire qui, malgré son épaisseur ne parvenait pas à cacher tout à fait ses traits tirés.
Lorsqu’il revint lui porter le menu, il sut que quelque chose n’allait pas. Débarrassé de son tulle à pois de velours qu’il avait bien fallu relever pour n’être pas ridicule, le visage d’Orchidée montrait un pli douloureux et même des traces de larmes, peu apparentes peut-être pour un indifférent mais trop claires aux yeux d’un amoureux. Sa « princesse de jade et de perle » souffrait. Mais de quoi ?…
À cent lieues d’imaginer les pensées qui s’agitaient dans la tête de cet homme qu’elle connaissait mal mais qui lui montrait une si délicate attention, Orchidée retrouvait peu à peu l’équilibre dont les dernières heures venaient de la priver. Le confort ouaté de son compartiment, le parfum subtil et familier d’un thé préparé comme elle l’aimait, sa chaleur et aussi le bercement rythmé du train agissaient sur elle comme un anesthésique tout en lui rendant des forces neuves.
Pour mieux l’isoler encore du monde extérieur, Pierre Bault tira les rideaux de velours avant le départ du train et la jeune femme ne vit rien des banlieues puis des campagnes que l’on traversait. C’était comme s’il voulait qu’elle ferme les yeux pour ne les rouvrir qu’en vue de la mer bleue où elle voguerait bientôt.
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