Ce qui lui restait à faire n’était pas le plus facile. Elle savait que le commissaire faisait garder la maison par un agent. Elle pensa qu’il serait plus sage de passer par le jardin de l’arrière, mais franchir le mur qui le séparait du logis voisin ne serait guère aisé habillée comme elle l’était. Puis elle songea qu’il n’y avait aucune raison qu’en la voyant sortir on l’interpelle, les habitants des deux autres étages n’ayant pas mérité d’être consignés chez eux. Néanmoins, comme elle n’apercevait aucun uniforme derrière les vitres défendues par des entrelacs de bronze éclairant la partie supérieure du portail, elle se décida à ouvrir, jeta un coup d’œil dans l’avenue et aperçut enfin celui qu’elle craignait : un sergent de ville en tenue bleu sombre, pèlerine et képi enfoncé jusqu’aux oreilles. En fait il y en avait même deux mais ils battaient la semelle en arpentant le sol tout au long des hautes grilles noir et or qui séparaient la rue du boulevard Malesherbes et ils ne regardaient pas de son côté.
Prenant alors son courage à deux mains, Orchidée sortit tout à fait et se dirigea rapidement vers le parc où elle se dissimula derrière une haie dès que ce fut possible. Aucun appel, aucun bruit ne l’arrêta et elle resta là quelques instants, parfaitement immobile, pour laisser s’apaiser le gong qui sonnait dans sa poitrine…
Le jour d’hiver était si gris, si bas qu’il ne semblait pas s’être vraiment levé. Le ciel jaunâtre était lourd de neige et s’assombrissait d’instant en instant. Dans une heure sans doute il ferait nuit. Aussi les jardins étaient-ils déserts à l’exception d’une vieille dame courageuse venue donner à manger aux pigeons et aux moineaux.
Se sachant hors de vue, Orchidée s’enfonça sous les arbres, contourna la Naumachie et rejoignit la Rotonde de Ledoux, dont les grilles ouvraient sur le boulevard de Courcelles, où elle se mit à la recherche d’une voiture. Mais elle dut marcher jusqu’à la place des Ternes pour en trouver une.
— À la gare de Lyon ! indiqua-t-elle au cocher avant de se laisser choir dans les coussins de drap, neufs d’ailleurs mais qui dégageaient déjà une odeur regrettable de tabac refroidi.
— J’espère que vot’train part pas dans dix minutes, fit le cocher, parc’qu’avec cette neige, j’peux pas d’mander à Bichette de galoper.
— Non, non… Vous avez du temps !
Elle savait que la course serait longue car elle connaissait bien la gare pour y avoir débarqué avec son cher époux lorsque tous deux étaient arrivés de Marseille et aussi à cause de deux séjours, l’un à Hyères et l’autre à Cannes, qu’ils avaient faits durant les deux derniers hivers. Tout était merveilleux alors et les paysages de mer bleue et de fleurs semblaient peints aux couleurs mêmes de l’amour. Pour ces deux déplacements, il avait fallu, outre la voiture particulière des Blanchard, un grand fourgon tiré par quatre chevaux pour emporter les malles du jeune couple… À présent, Orchidée s’embarquait avec ce qu’elle portait sur elle et un simple sac, encore heureuse d’avoir tout de même les moyens de s’enfuir. En arrivant à destination, elle aurait peut-être le temps d’acheter une ou deux robes pour la traversée.
Tandis que le fiacre roulait le long des Boulevards, la jeune femme se demandait si l’on avait déjà découvert sa victime. Sinon, combien de temps lui restait-il avant que l’on ne se rendît compte de ce qu’elle avait fait ?
La question n’ayant aucune réponse possible, Orchidée choisit de se laisser aller au balancement paisible de la voiture obligée par le gel et la chaussée glissante à une allure pleine de circonspection. Elle s’endormit tout simplement, ce qui était encore la meilleure manière d’oublier qu’elle se trouvait dans une situation impossible.
Lorsque la voiture s’arrêta dans la cour de la gare, elle ne s’en aperçut même pas. Il fallut que le cocher descendît de son siège et vînt la secouer doucement pour qu’elle refît surface :
— Eh, Madame ! fit l’homme, on est arrivés. C’est bien ici que vous m’avez dit de vous conduire ?
Elle sursauta, jeta un regard un peu vague à ce qui l’entourait, offrit un sourire incertain à son automédon :
— Nous sommes à la gare de Lyon ?
— Tout juste !
Elle fouilla, alors, dans la bourse qu’elle abritait au fond de son manchon pour solder le prix de la course :
— Merci beaucoup. Et pardonnez-moi ! Je crois que je me suis un peu assoupie…
— Bof !… On est tous un peu comme les marmottes par ce temps ! Moi qui vous cause, c’est fou c’ que j’ peux avoir envie d’ roupiller quand y a d’la neige ! Permettez que j’ vous aide à descendre.
Elle mit pied à terre et paya généreusement le bonhomme qui la remercia avec effusion et tint à porter lui-même son sac jusqu’à l’entrée du grand hall :
— Voilà !… Bon voyage, Madame ! Et prenez soin d’vous !
Elle le remercia d’un signe de tête et d’un sourire que la voilette lui cacha puis se dirigea vers les guichets pour prendre son billet.
— À quelle heure est le prochain train pour Marseille ? demanda-t-elle.
Le préposé, considérant l’élégance de cette femme et la qualité de ses vêtements, pensa qu’il avait affaire à une dame chic mais n’osa pas trop s’avancer :
— Ben !… Ça dépend !
— Et de quoi ?
— Du prix que vous voulez mettre…
— Vous expliquez ! Je ne comprends pas.
— Faites excuses ! Si vous voulez un train de luxe, y a le Méditerranée-Express qui part dans trois quarts d’heure. Seulement c’est cher. Rien que des wagons-lits mais…
— S’il y a de la place, je le prends.
Tout en payant, elle se traitait de sotte. Elle connaissait ce train pour l’avoir pris deux fois. En outre, c’était celui-là qu’elle aurait dû prendre le lendemain. Fallait-il qu’elle fût troublée et désemparée pour n’y avoir pas pensé tout de suite ? Il est vrai que pour échapper à la police elle se fût aussi bien embarquée dans un wagon à bestiaux.
Comme elle quittait le guichet, un porteur s’approcha :
— Bagages, Madame ?
— Seulement ce sac.
Elle le lui donna néanmoins en pensant qu’il trouverait étrange qu’une voyageuse riche porte autre chose que son manchon. Il prit aussi le ticket de passage et elle le suivit à travers la foule bigarrée qui encombrait la gare. Il marchait vite et sur ses hauts talons elle avait quelque peine à le suivre, courant presque pour ne pas le perdre de vue. S’il n’avait porté l’uniforme de toile bleue et le baudrier orné d’une plaque de cuivre ovale, elle eût même éprouvé quelque inquiétude mais, en fait, cette allure rapide fendait le flot des voyageurs et lui frayait un passage au milieu du double courant contraire de ceux qui allaient au-devant de quelqu’un et de ceux qui débarquaient. Un récent convoi dont la grosse locomotive noire crachait encore de la fumée emplissait la haute voûte d’un brouillard noir. Enfin on sortit de la cohue en franchissant une grille au-delà de laquelle s’alignaient les voitures de teck verni et de cuivre brillant qui composaient le Méditerranée-Express, sorte de palace sur roues grâce auquel on rejoignait Nice en quinze heures et dans le plus grand confort. À l’odeur de charbon près, le quai ressemblait assez d’ailleurs au hall de quelque grand hôtel tant il était meublé de fourrures précieuses, de chapeaux à plumes et de tissus anglais. On y parlait aussi plusieurs langues car, la saison de la Côte d’Azur battant alors son plein, une bonne partie de la haute société européenne souhaitait se réchauffer à son soleil et à la douceur de son climat.
Connaissant fort peu de monde, Orchidée ne craignait guère de fâcheuse rencontre. Elle marchait sans regarder personne, saisie d’une grande hâte de se retrouver dans son compartiment douillet – elle avait demandé à en occuper un à elle seule – et de s’y reposer jusqu’au lendemain matin.
Le porteur la guida jusqu’à un homme vêtu d’un uniforme marron sobrement galonné qui se tenait debout près du marchepied d’une des voitures centrales, un carnet et un crayon à la main : le « conducteur » chargé de veiller au bien-être, à la santé, à la vie même des voyageurs qu’on lui confiait. Pour le moment il lui tournait le dos, visiblement accaparé par une femme enveloppée jusqu’aux yeux dans un manteau de chinchilla tellement vaste qu’il avait l’air trop grand. Tout ce que l’on voyait d’elle au-dessous de la toque assortie c’était une frange de cheveux blonds un peu fous et un bout de nez rose. Jeune et jolie, sans doute, elle trépignait accrochée des deux mains au bras du fonctionnaire en jetant des coups d’œil affolés sur les voyageurs qui arrivaient.
— Vite ! Vite ! Mon numéro !… Il faut que je monte tout de suite dans mon compartiment !
La voix agréable du conducteur se fit entendre, douce et un brin ironique :
— Rassurez-vous, Madame, le train ne partira pas sans vous et il faut me laisser chercher votre place ! Ce que je ne saurais faire si vous me secouez comme vous le faites ! Ah voilà ! Mlle Lydia d’Auvray : compartiment n° 4. Puis-je vous aider ? ajouta-t-il en se penchant pour prendre le sac et la mallette qu’elle avait posés à ses pieds mais elle ne le laissa pas faire, s’empara de ses bagages d’un geste farouche et se jeta sur les marches du wagon où, gênée par son manteau, elle faillit atterrir à plat ventre. Bien sûr, le fonctionnaire s’efforça de l’aider mais en guise de remerciement elle lui jeta :
— Si quelqu’un me demande, vous ne m’avez pas vue ! Je ne suis pas là… Compris ?
— Absolument ! Vous n’êtes pas là ! fit-il sans parvenir à dissimuler un sourire amusé qui éclairait encore son visage lorsqu’il se tourna enfin vers Orchidée et son porteur. Celle-ci de son côté ne put retenir un « Oh ! » désappointé. Cet homme c’était Pierre Bault, l’ancien interprète de la Légation de France à Pékin. Elle savait, pour avoir déjà voyagé avec lui, qu’il officiait sur le Méditerranée-Express mais il n’était pas le seul et, ne pensant pas à lui, elle n’avait pas imaginé un instant qu’elle se trouverait juste dans sa voiture. À présent il était trop tard pour reculer : le porteur venait de lui remettre le titre de passage et il la saluait courtoisement tout en jetant un coup d’œil à son carnet :
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