Enfin, et en admettant que le crime fût l’œuvre des Mandchous, pour quelle raison les misérables valets Lucien et Gertrude se seraient-ils efforcés de cacher le départ de leur maître et auraient-ils inventé cette scène de jalousie terminée dans le sang ? Pour quelle raison auraient-ils tenté de dissimuler la culpabilité de gens qu’ils devaient détester par nature ?

L’homme de la police, lui aussi, posait un problème à la jeune femme. Lorsqu’il l’avait conduite dans le cabinet de travail, il lui était apparu d’abord comme un homme doux et courtois. Avec son visage las encadré de cheveux gris, d’une barbiche et d’une longue moustache il faisait penser au sage et lettré Li Yuan, l’un des rares hommes de sa famille qu’Orchidée eût jamais rencontrés au palais et elle se sentait prête à lui accorder sa confiance mais, à mesure qu’il l’interrogeait, le ton se durcissait et elle comprit bientôt que les calomnies des domestiques débitées avec tant d’assurance faisaient leur chemin dans son esprit. Très certainement, il en arrivait à la considérer comme une meurtrière. N’était-elle pas déjà prisonnière dans sa propre maison ?

Elle en eut la preuve quand, vers midi, quelqu’un gratta à sa porte pour lui annoncer le déjeuner. Il était servi dans la salle à manger et elle pouvait passer à table.

Le nouveau venu était sans doute l’homme le plus grand qu’Orchidée eût jamais vu. Vêtu d’un costume noir, d’une chemise blanche, d’un col en celluloïd et d’une cravate noire qui ressemblait à une ficelle, il avait un peu l’air d’une armoire entrouverte. Sur le tout s’épanouissait un large visage rose et frais auquel une moustache rousse, martialement retroussée, tentait vainement de donner un air féroce. Ce en quoi elle perdait son temps car elle ne pouvait pas grand-chose contre deux attendrissantes fossettes et des prunelles d’un bleu de myosotis particulièrement délicat. Des mains comme des battoirs à linge et des pieds comme des péniches dans des brodequins de cuir noir bien cirés complétaient l’ensemble.

Quand on le voyait pour la première fois, on ne savait trop que penser mais, en fait, l’inspecteur Pinson, plus connu à la Préfecture sous le sobriquet de Beau-Merle, cachait sous son aspect formidable le courage d’un lion et l’âme candide d’une demoiselle. Doué en outre d’un heureux caractère il sifflait avec talent et une nette préférence pour le Temps des cerises. Lorsque l’on entendait la fameuse mélodie, on pouvait être certain que l’inspecteur Pinson croisait dans les parages.

Son apparition dans la chambre d’Orchidée plongea celle-ci dans un grand étonnement :

— Qui êtes-vous et pourquoi vous permettez-vous d’entrer chez moi ? Je ne vous ai jamais vu…

— Ça tient à ce qu’on ne s’est jamais rencontrés, répliqua Pinson dans la meilleure tradition de M. de La Palice. Le patron m’a chargé de garder la boutique mais il a pas dit qu’on devait vous empêcher de manger.

— Je n’ai pas faim…

— On a toujours faim à votre âge et puis les émotions, ça creuse…

— Qui a fait la cuisine ?

— Ben… les deux pèlerins qui sont là pour ça !

— Je ne mangerai plus rien qui ait été préparé par cette femme. Elle a osé m’accuser et elle serait capable de me donner du poison.

— Ça serait une fichue idée ! J’aurais plus qu’à l’embarquer. Mais je vous comprends. Vous voulez que j’aille vous chercher quelque chose ?

— Si cela ne vous ennuie pas… je voudrais du pain, du beurre et des fruits. Un peu de vin aussi.

Au prix de sa vie, l’inspecteur eût été incapable de dire pourquoi cette jolie fille sur qui pesaient de telles présomptions lui inspirait une sorte de sympathie et l’envie de l’aider. Ce n’était pas à cause de sa beauté : elle n’était pas du tout son type de femme, mais il y avait en elle quelque chose de douloureux qui le touchait.

— Je vois ! rien de dangereux ! fit-il avec un bon sourire. Je vais vous préparer ça moi-même. Après… vous devriez essayer de vous reposer un peu parce que vous n’en avez pas fini avec les questions.

— Pourquoi poser des questions si l’on ne croit pas les réponses ? Votre chef est sûr que j’ai tué mon mari…

— Il vous l’a dit ?

— Presque… Quand doit-il revenir ?

— Je ne sais pas mais si vous êtes innocente, je suis sûr qu’il s’en apercevra. Il en a pas l’air mais c’est un as.

Un moment plus tard, Orchidée s’attaquait au petit repas servi par Pinson. Depuis longtemps, en effet, elle savait qu’il convient de nourrir le corps de choses saines et simples avant de se lancer dans une bataille. Or elle venait de décider qu’elle se battrait jusqu’à son dernier souffle pour sa vie et sa liberté ; ce qui pour elle était la même chose ! À présent, elle se trouvait isolée en pays ennemi car elle ne gardait aucune illusion sur ces gens de France chez qui elle vivait depuis près de cinq années : elle n’avait rien à en attendre sinon l’injustice, l’insulte et l’oppression. Il fallait partir et vite !

Sa première idée, la plus naturelle, fut d’attendre la nuit mais il se pouvait fort bien que l’on vînt la chercher dès ce soir. Donc, il était urgent de fuir. Destination ? Marseille, bien entendu ! Marseille où elle serait attendue après-demain afin d’embarquer pour la Chine, seul endroit au monde qui lui offrît encore un avenir.

Une fois de plus, mais dans un esprit bien différent, elle relut la lettre qui lui faisait si peur la veille encore et qui, désormais, prenait les couleurs de l’espoir. Retourner là-bas ! Revoir son cher pays, ses amis d’autrefois, implorer le pardon de Ts’eu-hi et puis couler auprès de sa sagesse des jours un peu mornes, peut-être, mais sereins ! Car, bien entendu, elle n’envisageait nullement de tendre au fils du prince Kung une main qui gardait encore chaud le souvenir de celles d’Édouard. Tout ce qu’elle demandait était qu’on lui permît de vivre en paix son veuvage.

Oui, il serait doux de revoir les murs rouges de la Cité Interdite et ses magnifiques jardins dont elle savait qu’ils n’avaient pas eu à souffrir de la colère des troupes alliées victorieuses après le siège des Légations. Et puisqu’on lui refusait jusqu’au droit de rendre les derniers devoirs au corps d’un époux bien-aimé, elle était décidée à ne pas rester une heure de plus dans cette maison.

Son déjeuner achevé, elle fit ses préparatifs, prit un sac de voyage suffisamment grand pour contenir un peu de linge et des objets de première urgence, mais assez petit pour se dissimuler facilement sous les amples plis d’une grande cape en velours de laine rouge foncé ourlée et doublée de renard noir assortie à une robe soutachée de soie rouge et noir. Il eût été de la dernière maladresse de reprendre les vêtements utilisés pour cambrioler le musée d’en face.

Dans son bagage, elle mit aussi l’agrafe de l’Empereur, ses bijoux et l’importante somme d’argent qu’Édouard, toujours soucieux de la gâter et de lui plaire, lui avait remise avant de partir. En or et en billets, il y avait là de quoi vivre pendant un certain temps, bien au-delà même de son arrivée en Chine. Enfin, elle prit une statuette de Kwan-Yin en jade que son époux lui avait offerte et à laquelle, en dépit d’une éducation chrétienne qu’elle n’était jamais parvenue à assimiler, elle rendait un culte secret. C’était la seule chose qu’elle souhaitait vraiment emporter avec elle. Le reste – même ses objets personnels – ne lui avait jamais appartenu vraiment.

Elle ferma son sac, le posa dans la penderie avec la cape, les gants, le manchon, le chapeau et l’épaisse voilette qu’elle comptait porter, se chaussa, revêtit la robe choisie mais recouvrit le tout d’un grand peignoir de soie japonaise puis chercha des yeux autour d’elle l’instrument dont elle avait besoin pour s’ouvrir un passage. Il lui fallait un objet lourd, solide mais pas trop dur tout de même car elle ne voulait à aucun prix tuer le policier qui venait de lui montrer tant de gentillesse. Il aurait déjà bien assez d’ennuis si elle réussissait !… Aussi renonça-t-elle au tisonnier de fonte pour fixer son choix sur un champignon à chapeaux en acajou verni qu’elle garda à portée de la main.

Ceci fait, elle répandit un peu d’eau sous le radiateur du chauffage central puis elle sortit dans le couloir desservant les chambres. Les longues jambes du policier qui lisait son journal dans l’antichambre en barraient la sortie. Elle alla vers lui.

— Pourriez-vous venir voir, s’il vous plaît ? Je crois qu’il y a une fuite au radiateur de ma chambre, se plaignit-elle.

Aussitôt il mit de côté le Petit Parisien et se leva :

— À votre service, Madame !

Dans la pièce, elle lui montra le corps du délit et, naturellement, il s’accroupit afin de passer ses doigts sous les gros plis de fonte. Aussitôt Orchidée saisit son arme improvisée, demanda mentalement pardon à ce brave homme puis, d’un geste précis, lui assena un bon coup sur la tête. Comme prévu, Pinson s’écroula.

Sans perdre une seconde, elle lui attacha les mains derrière le dos avec l’un des cordons de tirage des rideaux, lui enfonça dans la bouche un mouchoir qu’elle fixa à l’aide d’une écharpe, après quoi, se débarrassant de son peignoir, elle mit son chapeau, abaissa la voilette qui lui enveloppait toute la tête, enfila ses gants, jeta la cape sur ses épaules et, enfin, saisissant son sac, elle sortit de la chambre dont elle referma la porte à clef, glissa celle-ci dans le premier vase venu et, sans faire plus de bruit qu’un chat, gagna la porte d’entrée. L’appartement était plongé dans un épais silence. Aucun son ne se faisait entendre, même venant de la cuisine.

Sans un regard pour cette maison dont l’âme s’était envolée avec celle d’Édouard, Orchidée sortit sur le palier désert et tira doucement derrière elle le lourd battant de chêne ciré dont la serrure bien entretenue joua sans le moindre cliquetis. La première barrière venait d’être franchie… Orchidée, le cœur dans la gorge s’accorda une longue, une profonde respiration avant de descendre l’unique étage couvert d’un tapis fixé par des tringles de cuivre, priant les dieux pour que le concierge ne patrouille pas au bas de l’escalier. Mais il n’y avait personne.