— Et de se faire brûler vive ? fit Lisa horrifiée.

— Oui. Elle est ainsi. C’est pourquoi nous considérons tous comme une bénédiction qu’elle soit atteinte d’une grave maladie et que mon beau-père jouisse d’une santé de fer…

— Mais enfin, elle ne pourrait réaliser ce projet insensé ! Votre mari et ses frères s’y opposeraient. Ici c’est un État moderne…

— Elle a pour elle les prêtres, les brahmanes, qui réprouvent ce modernisme. Vous avez raison, on ne lui permettrait pas de s’immoler publiquement, mais nous sommes persuadés qu’elle accomplirait son sacrifice à l’abri des murs de son palais… C’est cela, les Indes, voyez-vous. Un étonnant mélange d’hommes qui veulent aller vers l’avenir et d’autres qui souhaitent ressusciter le passé… Vous autres Occidentaux, vous ne pouvez pas comprendre.

— Son accueil, cependant, a été charmant ? Et je suis une Européenne ?

— Oui, mais vous avez à ses yeux deux qualités : vous êtes princesse… et vous n’êtes pas anglaise. Cela compte beaucoup…

— Et je suis, moi, heureuse de l’avoir rencontrée…

Lisa savait qu’elle garderait longtemps dans sa mémoire l’image de cette femme drapée dans ses voiles gris et argent, de la couleur même de ses cheveux. Bien quelle fût de petite taille, mais modelée avec la délicatesse et la perfection d’un tanagra, elle paraissait grande. Sans doute était-ce parce qu’elle se tenait très droite, avec l’aisance d’une femme dont les pieds n’ont jamais été martyrisés par des chaussures européennes. Mais aussi à cause de ces générations de princesses dont le sang sauvage et raffiné coulait dans ses veines.

— J’aimerais être comme elle quand je serai vieille, confia-t-elle le soir à Aldo. En dépit de l’âge, sa peau est à peine ridée, son ossature parfaite et, d’ailleurs, lorsque l’on rencontre ses yeux on ne voit plus qu’eux. Ils sont si longs, si sombres, qu’elle a l’air de porter un masque…

— Mais c’en est un, tu peux en être certaine ! Ne l’envie pas : je suis persuadé que tu seras une merveilleuse vieille dame ! Et comme nous vieillirons ensemble, nous ne remarquerons pas les stigmates du temps parce que nous n’aurons jamais cessé de nous aimer…

Le lendemain, le train particulier du maharadjah – une symphonie de cuivres et de bois précieux – ramenait à Delhi les trois derniers invités des fêtes de Kapurthala. Ils n’y restèrent que deux jours, le temps d’une visite au Fort Rouge et d’un dîner à la Résidence. Le temps aussi d’apprendre que Mary Winfield et Douglas Mac Intyre avaient décidé de se fiancer. Le mariage aurait lieu au printemps, en Écosse, et l’on n’aurait pas bien loin à aller pour trouver les témoins.

Ensuite ce fut le long voyage jusqu’à Bombay mais pour Aldo et Lisa, enfermés dans leur compartiment sous la garde vigilante d’Amu, il parut étonnamment court. Ils étaient ensemble, ils rentraient chez eux et ils allaient enfin revoir les jumeaux.

— Tu crois qu’ils vont me reconnaître ? émit Aldo, inquiet. S’ils ont continué sur leur lancée, ils sont capables de me jeter dehors…

— C’est toi surtout qui risque de ne pas les reconnaître ! Quant à eux, lorsque je suis partie, ils embrassaient ta photo matin et soir.

— Pas toi ?

— Si, admit Lisa en se lovant dans les bras de son mari. Moi aussi. Il fallait bien donner l’exemple…


ÉPILOGUE

Pour une fois la communication téléphonique entre Paris et Venise était étonnamment claire. Aldo entendait la voix nette et précise du commissaire Langlois comme s’il était assis en face de lui dans le grand cabinet de travail aux boiseries anciennes, de deux tons de gris, encadrant une fresque inachevée de Tiepolo. Et ce que disait cette voix était passionnant :

— Cela s’est passé au château de Grosbois, près de Paris, où la princesse de la Tour d’Auvergne, née Wagram, donnait une fête russe en l’honneur de je ne sais plus quel grand-duc ; pour l’animer elle avait retenu la troupe des Vassilievich. Je ne sais pas si vous le savez, mais la Princesse possède des bijoux offerts jadis par Napoléon à son ancêtre, la maréchale Berthier, princesse de Wagram.

— Elle a surtout réussi à racheter une paire de pendants d’oreilles en diamants ayant appartenu à l’impératrice Joséphine, précisa Morosini à qui personne n’était capable d’en remontrer sur le sujet.

— En effet et je lui avais demandé, discrètement bien sûr, de ne pas les porter ce soir-là mais de les laisser dans sa chambre, pas trop bien cachés, en ajoutant que j’allais m’en servir pour tendre un piège à notre ami. Ce que la Princesse a eu la grâce d’accepter.

— Vous preniez un gros risque. Le bonhomme est habile, nous en savons tous les deux quelque chose…

— Sans doute, mais je ne suis pas complètement stupide ; j’étais persuadé que Napoléon VI ne résisterait pas à l’attrait de pièces aussi exceptionnelles, d’autant plus qu’il devait y avoir beaucoup de monde, donc des serviteurs supplémentaires, quelques photographes de presse, la gendarmerie aux grilles du château, bien entendu des hommes à moi disséminés dans le personnel, et enfin votre serviteur qui, en tenue de soirée, s’était mêlé aux invités pendant un moment avant de monter, sans me faire remarquer, afin de surveiller la chambre de la princesse. Ce que j’avais prévu est arrivé : durant le souper où, comme au Schéhérazade, les Vassilievich se sont fait entendre, notre voleur s’est introduit chez la Princesse, déguisé en valet de chambre. Il n’a eu aucune peine à trouver les fameux pendants d’oreilles mais j’étais là et je lui ai sauté dessus. Nous nous sommes battus et… je l’avoue, j’ai eu le dessous. Il m’a échappé et s’est enfui par la fenêtre tandis qu’à coups de sifflet j’alertais mes hommes. Je vous passe la poursuite dans le parc, elle a été épique… et sanglante, car il n’a pas hésité à tirer sur ses poursuivants, qui ont répliqué bien sûr mais, comme jadis Raspoutine, cet homme semblait à l’épreuve des balles. Si finalement il s’est écroulé, la gorge ouverte, c’est un couteau lancé par Masha Vassilievich qui l’a eu…

— Est-ce qu’elle n’était pas en train de chanter ?

— Vous pensez bien que les coups de sifflet ont fait quelque bruit. Tout le monde s’est précipité dehors…

— Bravo ! Mais ne me faites pas languir, commissaire ! Me direz-vous enfin qui il était ?

— Oui. Martin Walker. Il s’appelait en réalité Boris Kouliakoff et était le petit-fils de la Berechkoffskaïa. Je ne vous cache pas que je m’en doutais parce que j’avais fait la relation entre quelques petits faits, sa longue absence du journal pour un reportage en Asie et le vol du collier du maharadjah de Patiala. Que d’ailleurs nous avons retrouvé chez lui avec pas mal d’autres choses. Il s’était constitué un vrai trésor…

— Vous dites « était » ? Il est mort ?

— Tout à fait. Masha lance le couteau encore mieux que ses frères. Je l’ai laissée en liberté surveillée car en tuant Walker elle a sauvé la vie de mes hommes. Elle devra répondre devant la Justice mais elle s’en tirera avec un sursis. J’ajoute qu’elle est tellement heureuse d’avoir pu abattre l’assassin de son frère qu’elle serait allée à l’échafaud en chantant… Une femme extraordinaire ! Allô… Allô ! Je ne vous entends plus !

— Je suis toujours là pourtant mais, je vous l’avoue, je suis un peu triste. J’aimais bien ce garçon, qui n’a pas hésité à prendre des risques pour me tirer des pattes d’Agalar.

— Moi aussi, figurez-vous, je l’aimais bien. Si encore il s’était contenté de voler, mais c’était aussi un assassin sans scrupules et…

Le téléphone, fatigué sans doute d’une aussi longue perfection, se mit à crachoter et à émettre des bruits qui ressemblaient à des borborygmes. Au bout d’un moment Aldo raccrocha et se laissa aller dans son fauteuil en cherchant machinalement une de ces cigarettes si propices à la rêverie. La fin tragique de l’histoire lui laissait dans la bouche un goût amer. Les hommes décidément l’étonneraient toujours, avec les multiples visages que pouvait révéler leur moi profond…

— Tu rêves ? fit la voix amusée de Lisa qu’il n’avait pas entendue entrer. Tiens, la poste vient d’apporter ce paquet pour toi. Il vient de Paris.

C’était un assez gros paquet, de la taille d’une boîte à chaussures, enveloppé de papier fort et de ficelle solide. Aldo prit sur son bureau – un superbe « mazarin » signé Charles Boulle – un stylet vénitien, trancha les liens et défit le papier. Il s’agissait en effet d’une boîte à chaussures – de chez Weston s’il vous plaît ! – qui contenait un autre paquet plus petit servant de protection à un autre, puis un autre encore à la manière des poupées russes.

— C’est une blague ? fit Morosini dont le bureau était à présent couvert de cartons et de papiers. Sûrement une bonne plaisanterie d’Adalbert !... Ah, tout de même !

Au fond de tous ces emballages, il venait de découvrir une petite boîte en bois blanc liée d’une solide ficelle rouge fixée par des sceaux de cire rouge.

— Mon Dieu ! Mais qu’est-ce que cela peut être ? fit Lisa qui suivait ce déballage avec intérêt. À propos, je te signale que si ça vient d’Adalbert il a pris un pseudonyme. Il s’agit d’un certain Gallois.

Mais Aldo ne l’écoutait pas. Il venait d’ouvrir la caissette et se laissait retomber dans son fauteuil :

— Oh non ! gémit-il, accablé.

Merveilleusement ronde et pure, coquette et ravissante sous son petit chapeau de diamants, la « Régente » semblait lui sourire, couchée voluptueusement sur son lit de velours noir.

Saint-Mandé, juin 2001


POUR CEUX QUI VEULENT EN SAVOIR PLUS...

Disparue en Russie pendant la révolution d’Octobre, la « Régente », que l’on appelle aussi « Perle Napoléon », a refait surface à Genève, chez Christie, dans les années 1980 après une disparition totale de soixante-dix ans sans que l’on puisse savoir qui la vendait. Elle a été alors achetée par un jeune banquier koweitien de trente-cinq ans qui souhaitait l’offrir à sa sœur pour son trentième anniversaire.