— Depuis votre arrivée je n’ai guère eu le loisir de converser avec vous autant que je le souhaite et j’espère que vous ne m’en tenez pas rigueur.

— Certainement pas, Monseigneur ! Quand on reçoit autant de monde il est impossible de se livrer au moindre aparté.

— Pourtant il faut que je vous parle. Lord Willingdon m’a raconté certains faits… pour le moins désagréables, qui vous ont opposé à Alwar. Et ne m’ont pas tellement surpris parce que je ne garde pas beaucoup d’illusions sur lui. Depuis des siècles, l’Inde a souffert de potentats tels que cet homme mais je n’avais personnellement aucune raison de ne pas l’inviter. La politique veut parfois…

— Vous n’êtes pas, j’espère, en train de me donner des explications ou même de m’offrir des excuses ? coupa Morosini. Votre jubilé est une très grande fête à laquelle doivent participer tous les autres princes. Quant à moi, qui ne suis pas souverain régnant, je concevrais sans peine que Votre Altesse souhaite… que je m’éloigne si ma présence doit troubler, si peu que ce soit, un événement de cette importance.

— Mais pas du tout ! Je tiens au contraire à ce que vous restiez. Par amitié d’abord. Ensuite parce que l’expert que vous êtes rehaussera l’éclat de ces fêtes. Cela dit, je n’ai pas peur pour vous, je vous sais de taille à vous défendre, ainsi d’ailleurs que le cher Vidal-Pellicorne.

— En ce cas je ne vois pas où vous voulez en venir, Monseigneur.

— À la princesse Morosini. Vous savez quelle tendre admiration je voue aux jolies femmes – ce qui n’est pas le cas d’Alwar ! – et votre épouse est exquise. Aussi ma belle-fille Brinda, que vous connaissez déjà et qui n’a fait que l’entrevoir, souhaiterait la recevoir dans ses appartements… jusqu’à ce que les princes regagnent leurs États. Croyez-vous que la princesse Lisa – c’est bien son nom ? – accepterait ? Cela ne la privera d’aucune des fêtes puisque Brinda reçoit ici à mes côtés et à ceux de Tïkka, mon fils aîné, et que je n’applique pas le purdah. Simplement elle ne sera pas près de vous. Et Brinda est certaine qu’elle portera le sari avec beaucoup de grâce et d’élégance. Qu’en pensez-vous ?

— Que vous êtes, Monseigneur, l’homme le meilleur et l’hôte le plus délicat qui soit. Merci ! De tout mon cœur merci !

Lisa accueillit l’invitation avec un sourire qui cachait un certain soulagement. Depuis que l’on attendait Alwar, Aldo devenait nerveux et Adalbert presque autant que lui. La sachant à l’abri, ils se sentiraient mieux l’un et l’autre et, surtout, ils auraient les coudées franches et les mains libres pour faire face à l’ennemi.

— Après tout, nous ne nous quittons pas vraiment et ce n’est que pour peu de jours. Et puis c’est peut-être amusant de vivre au zénana… à condition toutefois que cela ne te souffle pas l’idée d’en installer un chez nous…

— Tu veux ma mort ? fit Aldo en l’embrassant d’une façon fort peu conjugale. Avec toi, Amélia, Lydia et nos autres dévouées servantes, je trouve qu’il y a déjà bien assez de femmes à la maison !

— Goujat !

Et elle suivit en riant les serviteurs qui venaient chercher ses bagages...

Délivrés de ce souci, il ne restait qu’à attendre l’inévitable affrontement. Il eut lieu le soir même…

Le palais, cette nuit, revêtait une livrée magique. Des milliers de petites flammes courtes dansant dans des coupes de verre rose et or illuminaient, à la mode indienne, les terrasses, les balcons, les toits et presque chaque détail de l’architecture. Pour ne pas rompre le charme, les ors et les couleurs des salons, dédaignant pour une fois l’électricité, reflétaient la flatteuse lumière de milliers de cierges et de bougies plantés dans les hauts candélabres. Chandeliers et bougeoirs scintillaient au milieu d’une débauche de roses et de jasmin. C’était sans doute aussi dans le même esprit d’harmonie et pour éviter la tache noir et blanc de l’habit occidental que, vers la fin du jour, Aldo et Adalbert avaient reçu des mains du tailleur du palais, des caftans de brocart doré, d’étroits pantalons assortis et des turbans d’un beau rouge pivoine comme ceux que l’on portait dans le pays. Un mot du maharadjah accompagnait le tout, priant ses invités de bien vouloir, pour cette soirée, lui faire la grâce de porter le costume national.

— Il doit penser qu’ainsi on se perdra dans la foule, conclut Adalbert en prenant des poses devant la glace. Heureusement que nous avons tous deux la peau suffisamment tannée pour ne pas détonner.

Évidemment, ils étaient plus grands que la moyenne des invités, mais le résultat n’était pas si mal ! À l’exception peut-être des turbans.

— J’ai l’impression de m’être écrasé une fraise sur la tête, grommela Adalbert. Même ma mèche ne peut pas retomber…

— Moi je trouve que nous sommes très bien ! fit Aldo avec satisfaction. Et c’est plus agréable à porter qu’un plastron glacé et un col à coins cassés ! Surtout dans ce pays !

— Oh toi, bien sûr, tu aurais de l’allure sous les guenilles d’un mendiant ! Tout ce que j’espère, c’est ne faire rigoler personne.

À l’entrée des salons, ils rencontrèrent le seul Français qui soit resté à Kapurthala. Les liens étroits de M. de Croisset avec la famille princière et le fait qu’il commençait là un long périple à travers les Indes expliquaient sa présence. Il portait exactement la même robe dorée qu’eux, mais son long, aristocratique et pâle visage – il relevait d’une maladie – s’accommodait assez bien d’un turban rajpoute à pan flottant dans les mêmes nuances que sa robe.

— Votre turban, remarqua Morosini, fait beaucoup plus vrai que les nôtres ! On voit que vous êtes un invité privilégié.

— Ce n’est pas cela du tout ! J’ai reçu moi aussi cette chose rouge mais, grâce à Dieu, le second fils du maharadjah de Bikaner m’a sauvé la vie en me posant lui-même le turban, expliqua-t-il en riant. Évidemment j’ai l’impression d’être coiffé d’une poule faisane, mais si vous m’aviez vu avant !

Tout en parlant il se tâtait les flancs d’un air anxieux.

— Vous cherchez quelque chose ? demanda Adalbert.

— Mes cigarettes ! Je sais qu’elles sont là-dedans mais je n’ai pas encore réussi à repérer dans quelle poche intérieure je les ai mises… Au fait, la princesse Morosini n’est pas avec vous ce soir ? Elle n’est pas souffrante, j’espère ?

— Non, je vous remercie. Elle est chez la princesse Brinda qui veut la garder près d’elle le temps des fêtes. Elle aussi, je pense, va être costumée…

— Seulement elle est beaucoup mieux réussie que nous, messieurs ! La voici !

Les dames en effet faisaient leur apparition et Aldo sourit de tout son cœur à sa ravissante épouse. Auprès de la princesse Brinda, sari corail clair tissé d’or sous une magnifique parure de rubis – elle portait les bracelets volés naguère par le défunt Agalar ! –, Lisa rayonnait dans ses voiles turquoise agrémentés d’un collier et de lourds pendants d’oreilles en émeraudes et diamants parfaitement assortis à la grosse pierre de ses fiançailles qui ne quittait jamais son annulaire gauche.

— Eh bien, commenta Adalbert avec un sifflement admiratif. Je ne te savais pas si fastueux !

— Du calme ! Cette parure n’est pas la sienne. Qui est un peu moins imposante mais qu’elle a préféré ne pas emporter pour un aussi long voyage.

Les trois hommes allèrent saluer Brinda et ses compagnes puis s’installèrent dans un angle de fenêtre pour ne rien perdre de l’arrivée des princes. Les premiers furent, bien entendu, le maître de maison suivi de son fils aîné et de son gendre, le jeune rajah de Bundi. Chacun s’inclina sur leur passage. Pour la première fois, Jagad Jit Singh arborait à son turban blanc l’admirable ornement commandé tout spécialement pour la circonstance au joaillier Chaumet : autour d’une énorme émeraude de 177,40 carats fusaient une flèche, d’autres pierres dégradées et deux virgules latérales à peine moins importantes. Même pour les Indes, le joyau était exceptionnel et occultait presque la robe d’or barrée d’un grand cordon d’azur pâle. Après un salut circulaire aux personnes présentes, le souverain et ses fils prirent leur place pour accueillir les princes qui allaient se succéder. Le temps était venu pour Morosini de contempler, bien plus vivants que dans des vitrines, les trésors fabuleux de l’Inde profonde.

— Il me semble que j’assiste à la « couturière » d’une féerie ! murmura Francis de Croisset qui, en homme de théâtre, savait de quoi il parlait. Je vais essayer de les baptiser. Oh ! voici l’Aurore sur la neige ! Cela fait penser à l’aube sur les glaces de l’Himalaya…

C’était en effet le maharadjah de Cachemire, précédé de ses aides de camp vêtus dans des tons pastel allant du rose pâle au mauve. Lui-même ne portait que des perles, en telle quantité que l’on ne distinguait pas la teinte de son vêtement. Pas une pierre ! Rien que des perles, et jamais Morosini n’en avait vu tant à la fois.

— Tu pourrais peut-être lui montrer la tienne, souffla Adalbert. Elle ne déparerait pas l’ensemble. Bien au contraire…

— Pourquoi pas, après tout ? Mais attendons la suite…

Le nabab de Palanpur n’inspira pas l’écrivain : il portait de belles émeraudes sans doute, mais il y en avait tant d’autres ! En revanche, le suivant lui arracha un petit sifflement discret :

— Celui-là a l’air d’un sorcier impérial ! Regardez cette canne de rubis et cette robe qui a l’air d’une coulée de lave ! Incroyable !

Celui qui vint ensuite arracha aux trois hommes le même « oh ! » admiratif. Le maharadjah de Patiala, l’un des deux ou trois plus riches souverains des Indes :

— Il ressemble au Roi de pique et à François Ier ! souffla Croisset.

Très grand et le visage cerné d’une barbe noire retenue en éventail par un filet invisible, il semblait tout entier habillé de diamants. Il lui en coulait de partout, jusque sur les yeux. Mais là Morosini savait à qui il avait affaire et n’eut aucune peine à reconnaître, au milieu d’autres rivières, un somptueux collier de diamants échappé, comme la « Régente » des joyaux de la couronne de France :