— Lisa ! exhala-t-il. Dis-moi que je ne rêve pas !
Elle lui fit face et il vit que tout son être souriait, qu’elle était plus belle que jamais aussi, et son cœur fondit d’amour sans que pourtant il ose l’approcher :
— Si, dit-elle tu rêves. Nous rêvons tous les deux mais le cauchemar, lui, est terminé… Oh, mon amour, j’ai eu tellement peur ! Et je m’en suis tellement voulu…
Enfin elle était dans ses bras ! Enfin il pouvait à nouveau la respirer, l’étreindre, caresser de ses lèvres sa peau si douce ! Et, pendant une très longue minute, ni elle ni lui ne parlèrent. Leur baiser durerait peut-être encore si un toussotement bien élevé ne l’avait interrompu. Mary Winfield venait les prévenir qu’une horde de curieuses, menée par la Vice-Reine, allait les envahir :
— Vous devriez descendre au jardin, conseilla-t-elle. Il y fait délicieusement doux ce soir et en cherchant un peu vous trouverez des buissons de jasmins et de roses que personne n’a encore pu convaincre de se teindre en mauve…
En même temps elle leur ouvrait la porte-fenêtre donnant sur quelques marches. Lisa se mit à rire et prit la main de son époux :
— Tu sais toujours ce qu’il faut dire, Mary, et à quel moment il convient de le dire… J’espère que ta filleule te ressemblera.
— Sûrement pas ! Je suis un modèle unique… et c’est aussi bien comme ça… Allons, filez ! J’entends la volière qui arrive.
Se tenant par la main comme deux enfants, ils s’enfuirent dans la fraîcheur du jardin où un banc de pierre abrité sous une guérite de jasmin les accueillit… et pendant de longues minutes aucun bruit ne vint troubler la sérénité de l’endroit. Seule une fragile capeline verte, fleurissant le gazon encore plus vert et taillé à miracle, indiquait qu’il pouvait y avoir quelqu’un dans ce berceau fleuri…
Lisa la première se reprit :
— Tu sais qu’il est défendu de faire l’amour dans les jardins britanniques ? Ainsi en a décidé la reine Victoria !
— Qu’elle aille au diable ! Lisa, Lisa… j’ai trop envie de toi !
— Moi aussi, admit la jeune femme, mais la mousseline est un tissu trop fragile et je ne veux pas regagner en loques la Résidence !
— Alors rentrons ! Je te ramène à l’hôtel !
— Il faut tout de même attendre un peu, mon amour ! Nous avons déjà tant attendu…
— Justement ! Je trouve cette pénitence très suffisante et je t’annonce dès maintenant que je ne me sépare plus de toi ! Même si je dois un jour aller chercher le trésor des Incas au fond du Pérou ! Jamais plus, Lisa, jamais plus je ne te quitterai pour plus d’une journée !
Il la reprenait contre lui, cherchant ses lèvres, mais elle le repoussa en riant :
— Non, Aldo ! Pas maintenant !… D’ailleurs tu es un père indigne : tu ne m’as même pas demandé des nouvelles des jumeaux.
— Je suppose qu’ils vont bien, sinon tu me l’aurais déjà dit. Qu’en as-tu fait ? Tu les as emmenés avec toi ?
— Tu n’es pas un peu fou ? Dans ce pays où l’on peut attraper n’importe quoi au coin de chaque rue ? Ils sont à Zurich, chez mon père. Il ne va pas très bien, tu sais, ajouta-t-elle avec tristesse. C’est un homme solide pourtant, mais il se remet mal de la mort de sa femme. La présence de ces deux petits démons lui fait du bien : il les adore.
— N’empêche qu’on ira les rechercher dès notre retour. Si cela continue, tout le monde saura à quoi ils ressemblent sauf moi.
Du petit sac de mousseline pendu à son poignet, Lisa sortit deux photos :
— Ah ça ! dit-elle. Quand je suis partie, Père avait déjà engagé une solide fille des Grisons pour aider Trudi. Sans moi elle ne suffirait pas à la tâche et je n’ai pas envie qu’elle me fasse une dépression nerveuse.
— Ils sont si durs que ça ? fit Aldo, les yeux fixés sur les deux frimousses éveillées parées du même sourire coquin. Moi je les trouve adorables, soupira-t-il, prêt à fondre.
— Ils sont adorables ! affirma Lisa. L’ennui, c’est qu’ils commencent à le savoir et qu’ils ont un peu tendance à en abuser…
— Au fait, reprit Aldo en fourrant discrètement la photo dans sa poche, depuis quand es-tu arrivée ici ?
— En même temps que Mary. Nous étions sur le même bateau et…
— … et donc tu étais au « Taj Mahal » quand j’y étais ? découvrit Aldo en fronçant le sourcil.
Ce qui ne parut pas émouvoir autrement sa femme :
— Exactement ! Je t’ai même vu par la fenêtre de ma chambre. Où je me suis d’ailleurs copieusement ennuyée !
— Mais enfin, pourquoi ? Tu trouvais que ma pénitence n’était pas encore suffisante ? Oh Lisa ! Quand as-tu compris que je ne t’ai jamais trahie ? Que je n’ai jamais aimé cette femme ?
— Je crois qu’au fond de moi j’en étais persuadée et, quand je t’ai vu, j’ai bien failli descendre pour courir vers toi. Mais j’avais décidé de ne me montrer qu’à Kapurthala. Et puis Mary m’a dit que tu avais une affaire à traiter avec le maharadjah d’Alwar et j’ai pensé qu’il serait inutile, dangereux peut-être, de t’encombrer d’une femme…
— C’eût été surtout dangereux pour la paix de mon âme. Je n’aurais pas vécu, te sachant à portée de ce monstre…
— C’est moi qui ai cessé de vivre, mon cœur ! Nous sommes parties pour Delhi par le premier train afin de mettre Lady Willingdon au courant de l’imprudence grave que tu venais de commettre. Elle a partagé notre inquiétude et prévenu son mari. À qui tu posais un problème puisque tu n’es pas sujet britannique…
— J’ai vu ! fit Aldo avec rancune. Alwar a délibérément tenté de me tuer et il n’a même pas eu droit à un reproche. Tout juste si on ne lui a pas tapoté la joue en disant : « Tsst ! Tsst !… Un grand garçon comme vous ? Il faut en finir avec les enfantillages ! »
— N’exagère pas ! Après l’arrivée d’Adalbert et le récit qu’il nous a fait, basé sur les confidences du Diwan, il a tout de même envoyé son plus proche conseiller… et le meilleur fusil de l’armée ! À tout hasard.
— C’est juste, et j’ai tort de me plaindre puisque je suis vivant !… Et que je t’ai retrouvée ! Viens, rentrons !
Il fallut quand même patienter jusqu’au moment convenable pour prendre congé. Naturellement, la Vice-Reine trouva tout naturel que la princesse Morosini reparte avec son époux. C’était une Anglaise sentimentale et les retrouvailles réalisées sous son toit l’emplissaient de joie car elle se voyait assez bien dans le rôle d’une fée bienfaisante – la fée des Lilas, bien sûr – et cela l’enchantait. Plus pratique, Mary, en embrassant Lisa, lui glissa qu’elle avait mis dans la voiture qui allait emmener le couple une petite valise avec le nécessaire pour une nuit :
— Le reste de tes bagages embarquera avec nous dans le train pour Kapurthala, ajouta-t-elle. Quant à Adalbert, je le garde. Il connaît déjà tout le monde à la Résidence et il dînera avec nous…
Dîner, Lisa et Aldo n’y songeaient même pas. Ils se retrouvaient, dans cet hôtel du bout du monde, les mêmes qu’au soir de leur mariage dans la petite auberge des bords du Danube ou encore qu’à Jérusalem quand Lisa, emballée dans d’invraisemblables draperies, avait rejoint au « King David » un époux qui désespérait de la revoir. Encore, ce soir-là, l’état de grossesse avancée où se trouvait la jeune femme avait-il contraint le couple réuni à quelques précautions. Mais la femme qu’Aldo tenait dans ses bras était mince comme une liane et ne réclamait aucun ménagement, bien au contraire…
Vers minuit la faim les ramena à la surface du monde. Aldo commanda du champagne, des sandwichs et ils firent la dînette au milieu du lit dévasté mais assez grand pour accueillir une famille nombreuse.
— On a presque l’impression de faire un pique-nique ! remarqua Lisa en dégustant son champagne avec un plaisir visible.
— Parce que tu as déjà fait des pique-niques dans la tenue d’Éve ? Il faudra que je surveille tes séjours en Autriche !
— En Autriche on ne fait pas ces choses-là. Le pique-nique est une spécialité anglaise… et il vaut mieux être chaudement vêtue. Mais j’avoue qu’ici… au bord d’une rivière…
Elle s’étira avec une grâce voluptueuse qui fit bouillir le sang de son époux. Repoussant le plateau, il se jeta sur elle :
— D’accord, à condition que ce soit moi qui joue les crocodiles. Les rivières en sont pleines, mon cœur, mais pour l’instant c’est moi qui vais te croquer.
Le reste de la nuit et une partie de la journée passèrent sans que la notion du temps les effleurât un seul instant. Cependant l’heure approchait où il allait falloir se rendre à la gare. Tandis qu’Aldo prenait une douche, Lisa, en bonne épouse, remettait de l’ordre dans ses bagages. Ce faisant, elle tomba sur un sachet de peau de daim et l’ouvrit. La « Régente » glissa tout naturellement dans sa paume et la jeune femme resta là un moment à la contempler :
— Voilà donc la fameuse perle ! dit-elle. Quelle merveille ! Je n’en ai encore jamais vu d’aussi grosse…
Aldo, qui sortait de la salle de bains en nouant une serviette autour de ses reins, fronça les sourcils et la lui enleva doucement :
— J’aime autant que tu n’y touches pas, mon ange ! Depuis que cette merveille, comme tu dis, est entrée dans ma vie… dans notre vie, elle a failli tout démolir.
Elle le regarda avec stupeur :
— Mais tu es devenu superstitieux, ma parole ? Tu crois vraiment qu’une chose aussi ravissante puisse avoir une influence quelconque sur une existence… ou plusieurs ? Je ne te savais pas italien à ce point-là ?
— Un : je suis vénitien, pas italien ! Deux, je ne te savais pas, moi, suissesse à ce point-là ! Interroge donc ton père ! Il te dira qu’il n’y a pas un collectionneur de joyaux qui échappe à la règle : nous savons tous que certaines pierres sont maléfiques. Par exemple le Grand Diamant bleu de Louis XIV qui, même réduit et rebaptisé « Hope », – ce qui lui va on ne peut plus mal, entre nous ! –, continue à irradier la malfaisance jusque dans sa vitrine blindée du Smithsonian Institute. Je le sais : je l’ai éprouvée moi-même… Mais n’avons-nous pas déjà évoqué le sujet en d’autres lieux et d’autres temps ? Il est vrai que ce n’était pas avec toi mais avec une certaine Mina. Qui ne se montrait d’ailleurs pas beaucoup plus compréhensive. Tu sais pourtant ce que nous avons enduré quand nous cherchions, Adalbert et moi, les pierres du pectoral et ensuite les émeraudes du Prophète ?
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