— À dire vrai, on ne vous a jamais vraiment perdu de vue. On vit beaucoup la nuit chez nous et il se trouve toujours quelqu’un pour s’intéresser à ce qui se passe d’un peu étrange. Ainsi un brave sujet de Sa Grandeur a pu observer votre sortie… acrobatique du vieux fort et ce qui s’en est suivi…, jusqu’à la gare. Une fois certain que vous n’en bougeriez pas jusqu’à ce que passe un train, cet honnête homme s’est rendu au palais le plus vite possible… Malheureusement nous n’avons pas trouvé votre sauveur. Vous étiez seul auprès de votre buisson quand nous sommes arrivés. Mais je ne désespère pas de mettre la main dessus…
Ce fut un soulagement pour Aldo. Si le malheureux Amu était tombé dans les pattes de ces gens, il aurait peut-être déjà servi de petit déjeuner aux tigres du soi-disant saint homme… Restait à savoir quel sort on lui réservait à lui…
À son étonnement, on ne le jeta pas en prison et il ne comparut même pas devant Jay Singh. On le ramena tout simplement à son appartement… pour y prendre un bain et se changer car il n’était pas question d’offenser la vue et l’odorat du maharadjah en lui présentant son invité rebelle dans cet état. Mais cette fois une demi-douzaine de serviteurs étaient chargés du récurage. Ce fut long, minutieux, et prit une bonne heure car la teinture d’Amu résista courageusement ; après quoi on lui fit passer des jodhpurs, une chemise et une veste de toile kaki, on lui mit un casque sur la tête… et on lui lia les mains derrière le dos. Sans d’ailleurs qu’il proteste : cela aurait servi à quoi ?
En cet équipage on le fit descendre dans la cour d’honneur où attendait un éléphant et, déjà assis dans le howda, le maharadjah et son voile bleu. À l’aide d’une sorte d’escabeau on le fit monter auprès d’un Jay Singh aussi muet, aussi immobile qu’une statue. Exaspéré, Aldo attaqua :
— Quelle comédie êtes-vous en train de monter… mon frère ? gronda-t-il sans plus retenir sa colère.
— Une comédie ? répondit de sa voix soyeuse la statue voilée d’azur. Où voyez-vous une comédie ? Ne vous avais-je pas promis, à Paris, de vous faire chasser le tigre ? Je tiens parole, simplement…
— Chasser le tigre ? Les mains liées ? Vous me prenez pour un imbécile ?
— Je vous prends pour un traître… pour l’homme que je voulais conduire à la sainteté et qui m’a cruellement offensé. Mon cœur blessé crie vengeance. Pourtant, vous le voyez, je me contente de vous offrir un plaisir de prince… Évidemment cette chasse va se terminer de façon regrettable. Un accident… particulièrement navrant pour moi… et douloureux pour vous la terminera. Mais je veillerai à ce que l’animal laisse assez de votre corps pour être reconnaissable…
— Vous allez oser faire ça ? Tuer un hôte sur lequel vous n’avez aucun droit ?
— Je ne vais pas vous tuer. Vous allez être victime d’un accident, je le répète !… Il n’y a rien d’autre à ajouter.
Un signe de sa main gantée et l’éléphant se mit en route, environné de rabatteurs, de serviteurs et de gardes armés de lances. Morosini dédaigna de discuter davantage avec ce monstre et rassembla son courage devant la mort affreuse qui l’attendait, mais qu’il voulait affronter avec la dignité convenable quand on est prince Morosini. Il se mit à prier en silence pour éviter de se laisser envahir par les belles images de ceux qu’il aimait et ne reverrait plus. Surtout ne pas penser à Lisa qu’il ne serrerait plus dans ses bras ! Ne plus penser aux jumeaux qu’il ne verrait pas grandir ! Aux amis chers qui le pleureraient et à tout ce qu’un potentat féroce lui arrachait… Mais que c’était difficile, mon Dieu ! Les mots de la prière semblaient s’effilocher comme un brouillard sous la poussée des belles et douces images qu’il voulait fuir ! À présent, il souhaitait que cela aille vite… plus vite que le pas solennel de cet animal qui le menait au supplice.
Après avoir traversé le parc, on s’engagea dans une piste ouverte par des sabres d’abattis à travers une jungle d’herbes hautes et d’arbres enchevêtrés. Des hommes marchaient en avant de l’éléphant pour le guider. Le soleil était haut à présent mais, voilé par une brume laiteuse, il n’en était que plus pénible. Malgré lui, Aldo fouillait les herbes du regard, cherchant à deviner d’où viendraient la puissante silhouette jaune rayée de noir, les crocs acérés, les longues griffes qui allaient le lacérer... Mourir de cette façon était abominable et il lui fallait faire appel à tout son orgueil pour ne pas trembler alors qu’une peur horrible l’envahissait… Il lui parut que cela durait une éternité…
Enfin on rejoignit un groupe de rabatteurs réunis auprès d’un « jheel », un étang plat et peu profond dont l’eau luisait comme du mercure sous cette lumière trouble. On était arrivés.
Jay Singh échangea quelques paroles avec le chef de ces hommes, eut de la tête un geste approbateur et dit :
— Votre exécuteur n’est pas loin et votre attente sera brève. Descendez !… Et recevez mes adieux !
Avec un haussement d’épaules, Morosini lui tourna le dos et se remit aux mains des deux serviteurs qui l’aidaient à reprendre pied sur la terre.
— Marchez droit devant vous ! ordonna le maharadjah. On va vous y aider.
Deux gardes, en effet, se mirent à sa suite, tenant devant eux la pointe de leur lance à la hauteur des reins du condamné. Mais, brusquement, celui-ci se retourna pour faire face une dernière fois à son bourreau :
— La mort qui m’attend est cruelle mais je la préfère cent fois à celle que Dieu t’infligera et qui, elle, n’aura pas de fin, car c’est l’enfer qui t’attend ! Adieu… saint homme !
À nouveau il se retourna et, la tête haute, suivit le bord de l’étang en se dirigeant vers les hautes herbes qui le fermaient. Il allait y entrer quand il crut apercevoir à quelques pas une forme jaune ; il ferma les yeux, attendant le choc, priant pour que, sous la violence qui le renverserait, sa tête porte sur une pierre et lui évite le pire…
Il sentait que la bête était là, qu’elle allait bondir, et il y eut en effet un bruit d’herbes froissées… aussitôt suivi d’un coup de feu. Rouvrant les yeux, il vit, à quelques pas de lui, le tigre tué net. Il se retourna. Ceci n’était-il qu’une farce ? Il s’attendait à voir le maharadjah debout dans le howda, le fusil à la main et riant à pleines dents.
Alors il crut voir double : il y avait là un autre éléphant portant plusieurs hommes en uniforme. C’était l’un d’eux qui avait tiré. Un autre dégringolait des flancs de l’animal pour accourir vers lui… perdant son casque dans sa course et révélant un chaume blond et hirsute : un officier anglais aux longues jambes qui, tout en courant, clamait :
— Ça va, Morosini ? Vous n’avez rien ?…
Un instant plus tard ils étaient face à face et Aldo se mit à rire, un rire nerveux, proche des larmes, mais qui le soulageait :
— Mac Intyre ! Qu’est-ce que vous faites là ? Je vous croyais à Peshawar ?
Il n’eut pas le temps d’entendre la réponse. Soudain vide de ses forces, il perdit connaissance…
Pas longtemps. Quelques claques suivies d’une solide rasade de whisky le ramenèrent à la réalité. Elle se présenta dans l’immédiat sous les traits hilares de son ami Douglas Mac Intyre, officier au service de Sa Majesté le roi George V et parrain de sa fille Amelia, qui, à genoux sur l’herbe auprès de lui, le regardait tout de même d’un œil inquiet. Il lui sourit :
— On dirait que vous êtes arrivé à temps, mon vieux ! Beau coup de fusil ! ajouta-t-il en désignant du regard le magnifique fauve tué net.
— Oh, ce n’est pas moi ! Le tireur, c’est le major Hopkins, aide de camp du général Hartwell, lui-même conseiller du Vice-Roi, qui attend en ce moment au palais.
— Le Vice-Roi ?
— No… la général Hartwell, corrigea Mac Intyre qui adorait parler français, avec les risques que cela comportait. Vous a de la chance : Hopkins est le meilleur fusil de toute l’armée des Indes. (Puis, revenant à l’anglais parce que cela devenait un peu difficile :) Vous nous avez fichu une belle frousse ! Quand on est arrivés à Alwar et que le Diwan nous a dit que le maharadjah vous avait emmené à une drôle de chasse au tigre, on s’est dépêchés de courir derrière vous… mais à une minute près c’était trop tard…
— Une minute ? Vous voulez dire une seconde. Il faut que j’aille remercier votre major Hopkins, ajouta-t-il en se relevant avec plus d’élasticité qu’il ne s’en serait cru capable. Mais… où est passé Alwar ?
Il n’y avait plus là, en effet, qu’un seul éléphant.
— Oh, il est vite parti recevoir l’envoyé du Vice-Roi !
— Qu’est-ce qui va lui advenir ? Il vient d’être pris en flagrant délit d’assassinat, il me semble ?
— Aucun doute là-dessus… mais ne vous illusionnez pas trop ! Si vous étiez mort ce serait plus embêtant, mais Alwar va dire que vous êtes très imprudent, que vous avez voulu descendre pour abattre le tigre.
— Sans fusil et les mains liées derrière le dos ? Vous vous foutez de moi, lieutenant ?
— Capitaine ! corrigea l’Écossais. Il faut que vous sachiez que si lord Willingdon, le Vice-Roi, nous a envoyés vous chercher, c’est avec l’ordre d’éviter autant que possible une complication diplomatique. Le maharadjah a de grandes protections et il faut le ménager.
— Mais, bon sang, vous pouvez témoigner de ce que vous avez vu ?
Douglas renifla d’un air gêné, arracha une herbe qu’il se mit à mordiller, puis soupira :
— On ne pourra témoigner… que si on nous le demande. Et la version sera que vous avez été très imprudent et que…
— Et que vous m’avez sauvé ? Ça, je veux bien l’admettre, mais votre maharadjah avait un fusil, lui aussi. Il aurait pu me le prêter… ou au moins m’éviter le tigre ? On croit rêver, mon vieux ! C’est ça, la justice aux Indes ?
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