— Quelle chance il a de ne se préoccuper que de sa vie future ! soupira Aldo. Moi, c’est ma vie présente qui me tourmente. Si je dois la passer en ce lieu…
La main desséchée de Chandra vint se poser sur celle d’Aldo :
— Je ne crois pas que tu sois destiné à rester. Une occasion devrait t’être donnée… bientôt.
— Vraiment ? Une occasion ? Laquelle ? Quand ?…
— Allons, calme-toi ! Je te dis ce qui me vient à l’esprit… ce que je sens venir… mais ne m’en demande pas davantage ! Viens plutôt avec moi contempler les étoiles ! La nuit devrait être belle…
Les deux hommes montèrent sur la plate-forme et Morosini emplit ses poumons du vent froid venu du nord qui le fit frissonner ; la journée avait été lourde, orageuse, et cette fraîcheur était bienvenue. La nuit en effet promettait d’être superbe : des myriades d’étoiles la paraient de diamants tels qu’il n’en existait pas au monde. L’impression que la Jérusalem céleste illuminée s’approchait d’une terre aveugle et désertique !
— Tu vois, dit le sage, lorsque le ciel revêt cette splendeur, il m’arrive de passer toute la nuit ici à m’imprégner de sa beauté, parce que…
Quelque chose, à cet instant, siffla à leurs oreilles, suivi d’un choc sourd. Une flèche venait de se ficher, presque à la verticale, dans la charpente du clocheton. Une flèche à laquelle un billet était attaché par une mince ficelle de coton dont le bout disparaissait dans le vide… Aldo le déroula et s’assit par terre pour allumer son briquet et lire sans risquer d’être aperçu :
« Tirez la ficelle jusqu’à ce que la corde qui est au bout soit dans vos mains. Ensuite, confiez-vous à un ami et à votre chance… »
Pas de signature, mais Chandra n’avait pas eu besoin de lire pour comprendre ce que signifiait cette ficelle : il était déjà en train de la tirer. Se penchant au-dessus du gouffre, Aldo distingua vaguement une silhouette sur le rebord rocheux qui formait comme une halte entre les deux parties du précipice.
— Il y a là un homme ? Sais-tu qui il est ?
— La providence peut-être… ou ton pire ennemi. À toi de choisir.
— Et vous, qu’adviendra-t-il de vous si je réussis ?
— Ne te tourmente pas pour moi. Jay Singh ne me touchera jamais : je suis pour lui une sorte d’assurance depuis le jour où il a appris qu’il pourrait mourir de ma mort…
La corde à présent était solidement fixée. Aldo prit le vieil homme dans ses bras :
— Merci !… De tout cœur merci ! Que Dieu vous garde !
Et il enjamba le parapet…
CHAPITRE XIV
UNE CHASSE PRINCIÈRE
Avoir une corde pour s’échapper est une belle chose mais, quand cette corde est lisse et que l’on n’a pas pratiqué ce genre d’exercice depuis l’adolescence, se lancer dans le vide sur ce frêle appui n’est guère rassurant ; cependant, taraudé par l’idée fixe de retrouver sa liberté, Aldo se fût jeté dans le feu sans hésiter. Détournant ses yeux de l’abîme ouvert sous ses pieds et que la nuit si bleue ne cachait pas assez, le regard vers les étoiles, il empoigna fermement le toron de chanvre et, les pieds appuyés au mur, commença la descente.
Elle lui parut interminable. Le haut de la tour reculait contre le ciel, mais pas assez vite à son gré. Pourtant, forcer l’allure eût été folie. Serrant les dents, s’efforçant d’oublier ses mains qui le brûlaient, fournissant un effort qui lui emballait le cœur, il poursuivit méthodiquement son évasion. Enfin des mains secourables le saisirent par la taille pour l’aider à prendre pied sur le rebord rocheux et broussailleux. En même temps une voix chuchotait :
— N’aie pas peur, sahib ! C’est moi, Amu… Tu ne m’as pas oublié, j’espère ?
— Amu ? Mais comment es-tu là ? Je te croyais…
— Mort, n’est-ce pas ? Comme mon pauvre frère Uday que le maharadjah a obligé à avaler du verre pilé ?… C’est parce que je l’ai su tout de suite que je me suis enfui en te conseillant d’en faire autant.
— Le papier dans le verre à dents, c’était toi ?
— C’était moi. Quand j’ai vu comment était celui dont on préparait si soigneusement la venue, j’ai compris ce qui t’attendait ; alors j’ai voulu te prévenir, mais il était déjà trop tard : tu ne pouvais plus lui échapper, à ce démon. Alors je me suis efforcé de surveiller et quand je t’ai vu partir pour Bala Qila avec l’éléphant, j’ai compris que l’on t’emmenait là-haut pour faire de toi un autre homme, un jouet obéissant. Alors j’ai fait ce que j’ai pu…
— Pourquoi ? Tu ne me connais pas vraiment.
— J’ai vite deviné que tu étais un homme bon et courageux… mais l’endroit est mal choisi pour parler et tu n’es pas au bout de tes peines il faut maintenant descendre jusqu’en bas. C’est un peu moins raide et l’on peut s’accrocher aux rochers… Mais d’abord donne-moi tes mains.
Elles étaient en effet à vif, la peau limée, écorchée, saignait. Amu prit dans sa poche un morceau de tissu, le déchira sur toute sa longueur et enveloppa les paumes saignantes. À ce moment, la corde tomba sur eux. Amu sourit :
— Je vois que le vieil homme est devenu ton ami. Elle peut encore nous être utile, cette corde… car nous allons pouvoir nous attacher. Tu vas descendre le premier et moi je te tiendrai…
— Et tu pourras descendre sans assurance ?
— Tant de fois déjà j’ai grimpé et descendu ces pentes ! Je suis un enfant du pays, tu sais…
Il constituait surtout une incroyable bénédiction. Aldo pensa qu’il lui faudrait songer, s’il s’en tirait, à remercier son ange gardien de lui avoir suscité ce dévouement inattendu. La seconde pente, en effet, était à peine moins abrupte que la première. La différence résidait dans les rochers et les buissons qui offraient de nombreuses prises. Enfin, après quelques centaines d’années et trois haltes qui permettaient à Amu de rejoindre Aldo, ils arrivèrent enfin sur un sentier, pas bien large sans doute et raide, mais sur lequel on pouvait marcher et non ramper. Arrivés près d’une grosse roche, Amu chercha dessous un paquet de vêtements assez semblables aux siens, pantalon, chemise ample formant tunique, vieille veste, sandales et longue bande de tissu destinée à confectionner un turban.
— Il faut que tu mettes ces choses, sahib, ensuite je teinterai ton visage, tes mains et tes pieds avec ce qu’il y a dans cette fiole. Puis je te conduirai à la gare et nous y attendrons le train pour Delhi, qui passe dans la nuit de demain…
— Mais encore une fois, pourquoi ?
— Parce que grâce à toi, peut-être, le Vice-Roi sahib apprendra la vérité sur Jay Singh Kashwalla. Tu es un grand sahib, il t’écoutera. Moi je suis un pauvre homme… et on a tué mon frère !
Tant de douleur s’exprimait dans cette voix désolée qu’Aldo sentit se lever en lui un profond désir d’aider Amu et les siens, de faire le maximum pour les délivrer d’un bourreau sans âme. Ses deux mains se refermèrent sur les épaules dont on sentait les os à travers le tissu :
— Si grâce à toi je m’en tire, Amu, sur mon honneur je te promets de tout faire pour que la justice règne ici…
— Merci, sahib ! Ce ne sera pas facile : il a de si grandes protections et il est si riche ! Mais qu’au moins il aille habiter le plus longtemps possible cette Europe qu’il aime tant. Quand il n’est pas là, nous vivons en paix parce que le Diwan sahib est un homme sage et juste…
— Je ferai en sorte de te rendre ce que tu viens de faire pour moi. Un jour, j’en suis certain, il ne reviendra pas d’Europe !
La transformation fut rapide. Le visage, les pieds et les mains passés à la teinture, vêtu des vieux habits procurés par Amu, Morosini, devenu semblable à nombre d’hindous misérables, put traverser la ville nocturne sans éveiller l’attention de quiconque. Comme il ignorait la langue, Amu lui avait recommandé de ne pas ouvrir sa bouche aux dents trop blanches et de tenir ses yeux à demi fermés sur leur couleur bleue si peu courante dans le pays… Les villes des Indes vivaient beaucoup la nuit, où l’on échappait à la chaleur du jour souvent insupportable, mais personne ne fit attention à eux et ils purent gagner la gare sans encombre.
Là, Amu guida son compagnon vers un buisson d’épineux et dit :
— L’attente va être longue. Nous allons rester là durant tout le jour et jusqu’à la moitié de la nuit prochaine. Autant se reposer. Fais comme moi !
Relevant alors le col élimé de sa veste, il se coucha sur la terre à l’abri du buisson en ramenant sur les yeux le pan flottant de son turban et s’endormit aussi tranquillement que s’il était dans un bon lit. Morosini l’imita en tous points : il était tellement fatigué qu’il aurait sans doute pu dormir sur une planche de fakir…
Un coup de pied dans les côtes le ramena brutalement à la réalité… En se retournant il reçut dans les yeux une flèche de soleil qui l’aveugla tandis qu’une poigne vigoureuse le remettait debout :
— Si Votre Altesse attend le train, fit une voix railleuse, elle risque d’attendre longtemps. Cela ne se fait pas de fausser ainsi compagnie à un prince aussi généreux que Sa Grandeur.
Sauvé de l’aveuglement par la taille gigantesque d’un des Sikhs qui escortaient le personnage, Morosini reconnut le secrétaire du maharadjah qui le contemplait avec une satisfaction méchante. Celui-ci poursuivit :
— Sa Grandeur va être fort déçue de revoir son invité en si piteux état…
— Voilà qui m’est égal parce que, moi, je n’ai aucune envie de la revoir. Aussi vais-je tranquillement attendre le train…
— Quoi ? En cet équipage ? Sans vos bagages ? Tsst ! Tsst ! Tsst !… Ce n’est pas raisonnable, voyons ! En outre, avant de s’en aller, il est d’usage de dire au revoir !…
Là-dessus il donna un ordre et deux soldats empoignèrent Aldo chacun par un bras pour le conduire jusqu’à une voiture militaire semblable à celle qui avait emmené le malencontreux astrologue quelques jours plus tôt. Une seule satisfaction pour Aldo dans le naufrage de ses espoirs : Amu n’était visible nulle part. Où pouvait-il être ? L’idée ne l’effleura même pas qu’il ait pu le trahir. Ce brave garçon s’était donné trop de mal pour le sortir de Bala Qila. Mais alors, comment avait-on pu le retrouver si vite ? Ce fut la question qu’il posa au secrétaire tandis que la voiture les emmenait vers le palais. Celui-ci se mit à rire :
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