— C’est entendu !

— Parfait alors ! Je reviendrai ce soir au Schéhérazade. Il faut que je vous parle.

— Venez. Vous serez le bienvenu.

Le téléphone raccroché à sa petite potence d’acier, Morosini se sentit mieux, avala en passant près du zinc un café brûlant qui n’avait pas vraiment le goût de café mais qu’il sucra abondamment et qui le réchauffa. Revenu dans sa chambre à l’hôtel, il se déshabilla, prit une douche, se sécha vigoureusement, s’enveloppa d’un peignoir de bain, alluma une cigarette mais, avant de s’étendre sur son lit pour prendre un peu de repos, il prit dans sa poche de smoking sa trouvaille de la nuit et se mit à l’examiner avec la passion qu’il mettait lorsqu’il découvrait un bijou non seulement rare mais chargé d’histoire. Et celui-ci l’était. Moins que d’autres pourtant et c’était là que le bât blessait. Que savait-on de cette perle ? Qu’avant de partir pour la désastreuse campagne de Russie, Napoléon Ier l’avait offerte à sa femme qui, de nom sinon de fait, devenait régente : un événement tout à fait insuffisant pour baptiser un joyau. Par la suite et après la première abdication, l’impératrice Marie-Louise quittant Paris sans espoir de retour avait emporté sa cassette et quelques joyaux de la couronne mais, sur le conseil de son père, l’empereur d’Autriche François II, elle avait renvoyé le tout à Louis XVIII après le départ de Napoléon pour l’île de Sainte-Hélène. Réintégrant la collection nationale, la perle et les autres bijoux avaient attendu sagement – le roi-citoyen Louis-Philippe n’y ayant jamais rien emprunté – la montée sur le trône de Napoléon III et les belles épaules de l’impératrice Eugénie ; puis, à la chute de l’Empire, ils retournèrent dans la grande caisse à cinq clefs déposée dans les caves de la liste civile dont les bureaux occupaient alors le pavillon de Flore aux Tuileries. Ils y restèrent jusqu’à la déplorable vente de 1887 décidée par le gouvernement de la République. Le fameux devant de corsage où s’épanouissait la « Régente » fut vendu à Jacques Rossel qui, par l’intermédiaire de Fabergé, le céda au prince Youssoupoff, grand-père de l’homme célèbre à présent dans les deux mondes pour avoir exécuté Raspoutine. Somme toute une histoire un peu courte pour l’une des plus grosses perles connues ! Or elle était apparue sans tambour ni trompette en 1811 chez le joaillier impérial Nitot qui l’avait proposée à Napoléon. Mais elle venait bien de quelque part et n’exerçant pas plus que l’Empereur le métier de pêcheur de perles, Nitot avait bien dû l’acheter à quelqu’un. Mais à qui ?

C’était là un problème comme Aldo les aimait, bien que, pour son goût, la perle n’eût pas sa préférence parce qu’elle n’était pas une pierre née des entrailles de la terre. Fille de la mer, essentiellement féminine et fragile, elle pouvait se dissoudre, s’éteindre, mourir même. On pouvait l’éplucher, c’est-à-dire enlever une couche pour retrouver un orient plus beau. Bref, elle manquait d’éternité, ce qui n’était pas le cas du diamant, cette inaltérable splendeur dont l’éclat triomphant ne cessait de le fasciner. Ceux qui coiffaient la « Régente » étaient d’ailleurs fort beaux en dépit de leur petite taille et durant de longues minutes Morosini s’accorda le plaisir sensuel de caresser du bout de ses longs doigts la chair si douce de la perle qui convenait si bien à la peau d’une femme et les fines arêtes des pierres dont les scintillements la mettaient si bien en valeur. Mais qu’allait-il en faire puisque celui qui se considérait comme son propriétaire n’était plus ?

Pas un instant, l’idée de garder le bijou pour lui ou de l’acheter ne l’effleura. En dépit de sa splendeur il ne l’attirait pas et cela pour des raisons assez personnelles. En bon Vénitien il détestait Napoléon – en tant que général, Bonaparte n’avait-il pas détruit la Sérénissime République et brûlé sur la place Saint-Marc le Livre d’Or de ses grandes familles sans compter le vol des chevaux de bronze de la basilique ? – tout autant que les anciens « occupants » autrichiens. Il avait fallu Lisa et le grand amour qu’il lui portait pour atténuer fortement mais sans l’effacer tout à fait cette rancune séculaire. Que la perle eût brillé sur la gorge dodue de Marie-Louise considérée par lui comme une dinde pourvue d’appétits sexuels intempestifs le laissait de glace. En outre, l’admirable pendentif appartenait à cette catégorie que les receleurs appelaient les « bijoux rouges ». C’est-à-dire ceux pour lesquels le sang avait coulé. Ce qui, au cours des siècles, avait été le cas de nombreux joyaux historiques mais le temps passé leur avait permis de « refroidir » – toujours selon la terminologie des receleurs ! – et la « Régente » ne fût-elle souillée que par le sang du malheureux Piotr, c’était encore trop…

Fatigué par son expédition nocturne, Aldo s’accorda deux heures de sommeil puis, dans l’ordre, refit quelques ablutions, commanda un solide petit déjeuner qu’il absorba jusqu’à la dernière miette de croissant, se rasa, s’habilla, sortit de l’hôtel par l’entrée de la place Vendôme et, refusant le taxi proposé par le voiturier, partit à pied. Il faisait un petit temps frais et sec propice à la marche. Il n’alla pas plus loin que le coin de la place et de la rue de la Paix où Vauxbrun avait son magasin. Mais il n’était pas là. Seul un élégant vieux monsieur répondant au nom de Bailey régnait sur un admirable assemblage de meubles, de tapisseries, de tableaux et d’objets appartenant presque tous au XVIIIe siècle français dont Vauxbrun était spécialiste. M. Bailey était son assistant depuis de longues années et Morosini le connaissait bien. Il apprit de lui que Vauxbrun ayant une expertise avenue Henri-Martin ne paraîtrait pas avant l’après-midi.

— L’avez-vous vu ce matin ? demanda Morosini.

— Mais… oui. Il est venu vers dix heures.

— Il était en bon état ?

M. Bailey se permit un mince sourire qui était chez lui le signe d’une gaieté extravagante :

— En bon état, je pense… Dans son état normal je ne suis pas certain.

— Comment l’entendez-vous ?

— Il était… comment dire ? Rêveur… c’est cela ! Rêveur et distrait. Il est resté un moment devant ce miroir Régence à se contempler pour finalement me demander si, à mon avis, la moustache lui irait. Une longue moustache.

— Et que lui avez-vous répondu ? fit Morosini amusé.

— Que je n’avais aucune compétence en la matière mais que, pour nous Anglais, et à moins d’appartenir à l’armée des Indes, ces ornements pileux font toujours un peu… désordre. C’est du moins ce que je pense…

— Et je pense comme vous. Avec une moustache il aurait l’air d’un marchand de tapis… Voulez-vous lui dire que je lui téléphonerai ce soir ?

En caressant l’espoir que les amours de Vauxbrun ne le conduisent pas à de plus grandes folies qu’une envie de moustache, Aldo s’en alla prendre un taxi et se fit conduire chez les Vassilievich.

La tribu tzigane habitait – ou plutôt campait – rue de Clignancourt dans un petit bâtiment à deux étages donnant sur la rue par un passage fermé d’une grille près de laquelle pendait une cloche. Agitée d’une main ferme, celle-ci fit accourir un jeune garçon d’une douzaine d’années dont les cheveux et les yeux noirs n’avaient pas besoin de ses habits à la russe pour annoncer qu’il n’était pas né dans le quartier. Il salua l’étranger d’un bref signe de tête en lui demandant ce qu’il voulait.

— Voir Mme Vassilievich. Mme Masha Vassilievich, précisa Morosini. Il faut que je lui parle…

— Vous êtes policier ?

— En aurais-je l’air ?

— Pas vraiment, mais celui qui est venu tôt ce matin n’en avait pas l’air non plus…

— C’est fâcheux ! émit Aldo avec l’ombre d’un sourire. Où allons-nous si les policiers n’ont plus l’air de ce qu’ils sont ? Moi je me contente d’être le prince Morosini. Voici ma carte, ajouta-t-il en tirant un petit bristol de son portefeuille pour le donner au jeune cerbère, qui la refusa :

— Vous auriez dû commencer par le dire ! Venez ! Je ne sais pas si elle va être contente de vous voir mais de toute façon cela ne peut pas lui faire de mal.

Guidé par lui, Aldo pénétra dans une pièce assez vaste qui devait tenir lieu de salon à la famille car, au milieu, sur une table recouverte d’un tapis, trônait un samovar. Un très beau samovar d’ailleurs, qui donna à Morosini l’impression d’être transporté à Moscou ou même plus loin, car il y avait dans cette pièce tant de tentures, de tapis et de coussins qu’elle ressemblait à l’intérieur d’une yourte mongole. Il n’eut guère le temps de s’intéresser au décor : derrière le samovar il y avait Masha et Masha buvait du thé en laissant couler ses larmes et en reniflant de temps en temps.

Voyant entrer son visiteur, elle ne dit rien, se contentant de lui désigner une chaise à côté d’elle puis de lui servir une tasse avant de remplir à nouveau la sienne et d’y tremper les lèvres.

Respectant son silence Morosini en fit autant, se brûla mais se retint de souffler sur le liquide trop chaud dont la température n’avait pas l’air d’incommoder la grosse femme. Enfin, elle parla :

— Cet homme, le policier, est venu me dire que Piotr avait été tué par ces monstres, qu’ils l’ont jeté à l’eau.

— Oui. Le petit Jean Le Bret s’est accroché à la voiture des ravisseurs et ainsi les a suivis jusqu’à Saint-Ouen. Mais dès l’instant où il a été enlevé, on pouvait s’attendre à une fin de ce genre.

— Sans doute, et l’enfant est un brave petit. Racontez-moi ce qui s’est passé après mon départ ! Une femme est venue, paraît-il ?

— Oui, et votre frère avait dû parler : elle savait où chercher la perle. Si j’ai pu la suivre à mon tour, c’est grâce au colonel Karloff qui après vous avoir déposée est revenu m’attendre. C’est vous qui le lui aviez demandé ?

— Non, pourtant ça lui ressemble bien. C’est un vieux grognon mais c’est un Russe et tout ce qui touche au pays l’intéresse.