— La même chose ?
— Non. C’était… différent. Une princesse de sa famille a refusé de devenir « sati » : il l’a fait jeter à ses tigres avec son enfant.
— Oh non !… Il a fait ça ?
— Bien sûr, il l’a fait, et ce n’était pas la première fois. D’autres malheureuses ont subi ce sort affreux, mais je ne le savais pas…
— Vous êtes reparti ?
— Je n’en ai pas eu besoin. Le Vice-Roi a eu vent du drame et, pour éviter d’être destitué, Jay Singh s’est enfui à Londres… où il a un ami très puissant, sir Edwin Montagu, secrétaire d’État pour l’Inde. Comme par hasard on a changé de Vice-Roi. Et Alwar est rentré chez lui. À nouveau il est venu à mes pieds.
— Le tigre ! Jeter une femme et un enfant au tigre ! gronda Morosini qui n’écoutait plus… Il semble que ce soit sa manière favorite de faire disparaître ceux qui le gênent… Vous l’avez entendu ? C’est le sort qu’il a réservé à mon ami le plus cher… J’aurai le même si je ne me plie pas à sa volonté ! L’infâme salaud !…
— Calme-toi !… Il a donné, en effet, l’ordre au Diwan… mais le Diwan est un homme sage. Il a du s’arranger pour faire disparaître ton ami d’une autre façon… en le cachant, par exemple !
— Dieu vous entende ! Mais moi, je n’ai rien à faire ici ! cria-t-il brusquement. Je suis un homme normal, moi, un bon époux, un père, un chrétien, et jamais, vous entendez, jamais je n’accepterai la vie que ce monstre à décidé de m’offrir ! Je veux sortir d’ici… et vite !
— Ne crie pas si fort ! Je ne suis pas sourd et les gardes ne comprennent que leur langage à eux. Te révolter, hurler ne sert à rien.
— Si vous êtes un sage, vous devriez comprendre que je ne peux pas accepter, que tout ceci me révolte ?
— Je ne te conseille pas d’accepter je te conseille de te calmer. Tu dois… faire semblant.
— Faire semblant ?
— Mais oui. Jay Singh pense que si j’ai réussi parfois à attendrir son cœur, le tien ne devrait pas résister davantage. Il faudra sans doute y mettre le temps…
— Je n’ai pas le temps. Dans un peu plus d’une semaine je dois être à Kapurthala où je suis invité par le maharadjah ! Un homme de bien, celui-là !
— Un peu trop ami des fêtes, peut-être ? Je le connais.
— Il est venu ici ?
— Non. Je l’ai rencontré il y a de longues années à Paris… quand je n’étais pas encore un saint homme. Allons, mange un peu ! Ensuite nous aviserons…
Incontestablement, Chandra Nandu distillait une atmosphère apaisante. En partageant le frugal repas, Aldo se surprit à s’entretenir avec lui d’une infinité de sujets qui n’avaient pas grand-chose à voir avec la préparation au Nirvana. Le sage, plus âgé encore qu’il ne le paraissait, avait beaucoup voyagé, beaucoup lu, beaucoup vu et beaucoup retenu. Il n’eut aucune peine à confesser ce « disciple » forcé qu’on lui amenait. Si bien que, mis en confiance, celui-ci finit par demander :
— Je ne voudrais pas mettre votre vie en danger, mais quel conseil me donnez-vous ?
— D’abord de t’apaiser et de te résigner à passer trois ou quatre jours en ma compagnie. Tu trouveras peut-être mon hospitalité un peu austère, mais auprès de moi tu pourras au moins te détendre, dormir en paix, réfléchir…
— … aux moyens de fuir ? Vous m’aideriez ?
— Je ne demanderais pas mieux mais, à première vue, le problème paraît insoluble. Viens voir !
Ils allèrent à la porte que le vieil homme ouvrit. Aussitôt deux lances se croisèrent devant eux, ce qui eut le don de susciter chez le sage une réaction de colère traduite en quelques paroles très sèches sous lesquelles les gardes courbèrent la tête avant de se précipiter dans l’escalier.
— Des gardes devant ma porte ! gronda Chandra. Jamais encore il n’avait osé ! Il faut qu’il tienne chèrement à toi… et cela ne va pas te simplifier la tâche…
— Pourquoi ? Nous pouvons sortir ?
— Pas d’illusions ! Ces deux soldats ont seulement émigré au bas de l’escalier et je ne crois pas avoir le pouvoir de les en chasser, parce qu’ils ont encore plus peur de Jay Singh que de mes imprécations. Mais continuons !
Ils s’engagèrent à leur tour dans l’escalier de pierres pour atteindre la plate-forme sur laquelle des vestiges d’un pavillon de bois sculpté se délitaient. Une rafale de vent les y accueillit tandis qu’ils se penchaient à l’ouverture béante de ce qui avait été une gracieuse fenêtre de galerie. Un immense paysage de montagne s’offrit à leurs yeux, admirable avec ses lointains ensoleillés qui donnaient à la terre, aux rochers, des nuances d’automne où couraient des frissons d’or bruni. Mais ce qu’Aldo découvrait en dessous de ce qui avait été un appui était décourageant : le mur plongeait abruptement jusqu’aux rochers et buissons situés une quinzaine de mètres plus bas sur un rebord qui, lui, dominait d’une cinquantaine de mètres le ressaut montagneux où s’appuyait la forteresse…
— Comme je te l’ai dit à moins d’avoir des ailes… fit le vieil homme avec tristesse. C’est le seul endroit par lequel tu puisses sortir d’ici sans rencontrer de sentinelles. Et Jay Singh le sait bien.
— Mais cette trappe par laquelle est entré votre serviteur ?
— … donne sur une pièce sans autre ouverture que deux meurtrières. C’est là qu’ils vivent et entreposent ce dont nous pouvons avoir besoin. Au centre il y a un puits qui plonge dans les entrailles de la terre…
— D’où l’on remonte l’eau ? Par quel moyen ? Il doit bien y avoir une corde ?
— Il y a une chaîne, très longue et bien scellée. Elle a résisté à plusieurs siècles, à plusieurs sièges. Il est impossible de l’enlever pour en faire l’instrument de ton évasion…
— Mon Dieu !… Comment faire en ce cas ?
— Prier ce Dieu que tu invoques machinalement, le prier avec force et avec foi. Peut-être te prendra-t-il en pitié ? Moi je ne peux que t’offrir l’aide d’une âme compatissante.
— Ne pouvez-vous convaincre Alwar de me rendre ma liberté ? Vous auriez pu recevoir un ordre venu du ciel durant votre sommeil ?
Le vieil homme esquissa un sourire :
— Je pourrais en effet… mais pas maintenant ! Ton tourmenteur ne viendra pas avant une semaine. À ce moment nous verrons…
— Une semaine ! soupira Morosini, accablé, en se laissant glisser le dos appuyé au mur bas.
Quelle malédiction le poursuivait, qui ne l’avait arraché à une prison au fond de la terre que pour lui en donner une autre au milieu des nuages ? Cette fois, évidemment, le geôlier lui montrait une certaine sympathie et c’était un réconfort de ne pas être perpétuellement sur la défensive, mais Chandra rait-il jusqu’à l’aider à prendre la fuite ? En dépit de la vénération qu’il montrait au vieil homme, Jay Singh était très capable de le mettre à mort s’il laissait échapper sa proie. Et l’idée de causer la perte de cet être doux et courtois lui était plus que désagréable. Dans les pattes de Jay Singh, la mort ne devait pas être facile…
Le soir venu, tandis que le Maître montait sur le haut de la tour pour ses dévotions, Aldo examinait la grande salle qui allait lui tenir lieu de prison. La trappe avait livré passage à un matelas et à des couvertures pour qu’il ne souffre pas du froid nocturne, ces dernières étant une concession à sa fragilité occidentale. Le Maître, lui, se contentait d’une paillasse. En dehors de cela les murs étaient absolument nus. Le plus sévère des couvents était une thébaïde auprès du logement de Chandra Nandu…
Le repas du soir fut aussi frugal que celui du matin mais Aldo ne s’en plaignit pas : l’eau fraîche et les fruits comme les chappattis lui parurent les meilleurs du monde, mais il se sentait tellement nerveux qu’il doutait de pouvoir trouver le sommeil. Et le dit.
— Je vais t’aider, dit Chandra. Couche-toi seulement.
S’asseyant à la tête du lit improvisé, Chandra Nandu prit sur ses genoux la tête d’Aldo et se mit à la masser d’une certaine façon en murmurant d’inintelligibles paroles : peu à peu, Aldo sentit l’angoisse, l’agitation, la révolte l’abandonner. Il se détendit et plongea doucement dans le sommeil avant même que le vieil homme eût reposé sa tête.
Ainsi se passa la première nuit.
Les quatre jours suivants, Morosini n’eut rien d’autre à faire qu’écouter le Maître et parler avec lui. Son enseignement était simple, sa parole douce et pleine de foi. Il disait :
— Je me prosterne encore et toujours devant Dieu qui est dans le feu et dans l’eau, qui imprègne le monde entier, qui est dans les moissons annuelles comme dans les grands arbres…
Ou encore :
— C’est en donnant que tu recevras. Le sage ne naît jamais, ne meurt jamais…
Il disait aussi :
— La raison humaine qui est bornée ne voit pas assez loin. Elle n’a pas accès au pays des dieux…
Toutes paroles qui plongeaient son compagnon dans un étonnement émerveillé :
— À peu de chose près Jésus parle ainsi. Par quoi sommes-nous donc séparés ?
— Par beaucoup de choses dont l’homme n’a que faire, comme la couleur de la peau, la façon d’interpréter les paroles divines, et surtout la folie, le besoin de puissance et la certitude où chacun est de valoir mieux que son frère…
— C’est ce que tu as enseigné à Jay Singh ? Difficile à croire !
— Et pourtant c’est la vérité. Seulement ses oreilles n’entendent que ce qui leur convient. Il conclut de mon enseignement qu’il est sans doute valable pour le commun des mortels mais pas pour lui. Il pense qu’il fait dès à présent partie intégrante du domaine divin…
— C’est bien ce que je pensais : il est fou.
— Il ne l’est pas, cependant, quand il s’agit de ses intérêts. Nul n’est plus habile, plus rusé que lui. Il ne se met à délirer que lorsqu’il s’agit de sa vie future, qui devrait s’épanouir dans une si grande sainteté qu’elle lui épargnera le retour sur terre sous une apparence différente. Selon lui, le cycle de ses réincarnations va s’achever en apothéose…
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