C’était sans doute très flatteur mais, en bon commerçant, Morosini se demanda si le maharadjah n’était pas en train d’oublier joyeusement qu’il lui devait encore la moitié du prix convenu, et qu’en tout état de cause lui, Morosini, ne tenait absolument pas à être uni à ce demi-barbare par quelque lien que ce soit, même une dette. Mais sans doute serait-il du dernier vulgaire de parler argent à cet instant ? Il serait toujours temps quand on quitterait Alwar pour Kapurthala.
La visite continua par une autre salle où l’on conservait des manuscrits qui eussent fait le bonheur de Guy Buteau. Il y avait là entre autres un Mahabahrata datant de plusieurs siècles, écrit sur un rouleau de papier mesurant 66 mètres et écrit si finement qu’il fallait une loupe pour distinguer les lettres, sorte d’exploit qui laissa Morosini assez froid. Il préféra de beaucoup un somptueux exemplaire du Gulistan, le « Jardin des Roses », du poète persan Saadi, datant du XIIIe siècle, richement enluminé et illustré d’exquises miniatures. Il se fût volontiers attardé à en déguster les délices mais, comme un gardien de musée qui voit arriver l’heure de la fermeture, Jay Singh se mit à presser le mouvement, passa en courant d’air à travers une collection d’instruments de musique, fit admirer ensuite quelques salons : celui des Miroirs, celui des Chasses où les murs disparaissaient sous les trophées et qu’habitait une impressionnante famille de tigres empaillés avec un grand réalisme, celui des Porcelaines, et ne consentit à s’arrêter qu’une fois parvenu dans l’imposante salle du Durbar, celle des grandes audiences, dominée par le trône d’or massif. Murs et plafonds étaient décorés d’arabesques d’or ne s’interrompant qu’autour d’un grand portrait représentant un prince pourpre et or, couvert de joyaux jusqu’à sa toque pavée de rubis d’où sortait une sorte de petit paratonnerre : une aigrette de rubis… Il s’appuyait sur un sabre courbe au fourreau de jade et de turquoises et, auprès de lui, on remarquait un grand bouclier rond orné de six émeraudes en cabochon. Incroyablement beau d’ailleurs à demi caché par une courte barbe en éventail, le visage avait la même pureté que celui du maharadjah :
— Mon grand-père, Banai Singh, présenta Alwar. C’était un grand prince rajpoute et un vrai guerrier : le Rajpoute ne se sépare jamais de son sabre ni de son cheval !
C’était peut-être vrai en réalité mais pas en peinture : il n’y avait pas le moindre cheval à l’horizon. Morosini n’en salua pas moins l’ancêtre comme le faisait Jay Singh lui-même.
— Puisque vous êtes sorti en ville vous avez dû remarquer au bord du lac intérieur ce magnifique monument de grès brun avec ses neuf dômes de marbre blanc : c’est son mausolée, mais on l’appelle Rani Musi Chatri par vénération pour sa veuve, la Rani Musi qui à sa mort s’est faite « sati ». Cela veut dire…
— Qu’elle est montée vivante sur le bûcher funéraire de son époux, traduisit Aldo. J’espère que Votre Grandeur a banni à jamais de ses États cette atroce coutume ?
— Les Anglais l’ont exigé mais… il est bien difficile, une fois mort, d’empêcher un peuple de suivre ses coutumes… et à une veuve inconsolable de chercher à suivre son époux et d’acquérir la sainteté… Venez maintenant ! J’ai encore quelque chose d’intéressant à vous montrer !
Morosini commençait à en avoir assez mais dut tout de même suivre son hôte dans une pièce, petite par rapport aux autres, une salle à manger dont le centre était une table ronde en argent massif dont le plateau s’ornait de scintillantes vagues gravées en trompe-l’œil. Au milieu il y avait un candélabre en argent, lui aussi orné d’une profusion de branches, de lianes et de fleurs étranges, un objet plutôt fantastique mais qu’Aldo ne trouva pas vraiment beau.
— Magnifique ! commenta-t-il sans se compromettre.
— C’est surtout quelque chose de très amusant. Essayez de soulever le chandelier !
Morosini se pencha presque à s’étaler sur la table, saisit le pied du candélabre… et s’en retrouva soudain prisonnier : déclenchées sans doute par le mouvement, deux des lianes venaient de se refermer sur ses poignets, l’immobilisant dans une position peu confortable. Jay Singh éclata de rire, ce qui le mit en colère :
— Qu’est-ce que cette diablerie ? Je ne trouve pas ça amusant !
— Allons, mon ami, ce n’est qu’une plaisanterie, un jouet, si vous voulez ! Mais bien utile : cela m’a toujours évité de me le faire voler. Vichnou seul sait pourquoi, mais il a souvent tenté plusieurs de mes jeunes aides de camp. Ils se retrouvaient alors captifs dans une position fort avantageuse pour qui se plaît à goûter la beauté d’un corps d’adolescent particulièrement bien fait !
Une brusque sueur froide inonda le dos de Morosini, dont la colère se mêla de dégoût : il n’avait que trop bien compris ce qu’évoquait Jay Singh… Sans aucun doute l’une des raisons de la crainte, pour ne pas dire plus, qui semblait habiter en permanence le regard de tous ces garçons. Il se maîtrisa cependant et ce fut d’une voix calme mais glaciale qu’il articula :
— Veuillez, s’il vous plaît, me libérer ! Je n’apprécie pas ce genre d’humour… et encore moins le commerce des hommes. Quels qu’ils soient !
Jay Singh cessa de rire et se hâta de libérer son hôte en se confondant en excuses. Ce n’était qu’une petite expérience divertissante. Jamais il n’avait voulu se moquer de celui qu’il considérait comme son frère…
— Allons boire ensemble pour effacer cette mauvaise impression. Tout ceci n’est que futilité indigne d’hommes tels que nous. Demain je te montrerai mon véritable trésor, qui n’a rien à voir avec les biens terrestres. Demain je te ferai connaître mon maître, l’homme qui ouvre devant moi les portes de la sainteté. Grâce à lui j’ai le droit de porter le titre de Raj Rishi, qui signifie « maître religieux » et « saint homme »… Demain je te montrerai la lumière…
En dépit de l’envolée lyrique dont on venait de le régaler, Aldo ne vit là-dedans rien de bien rassurant. Étant donné les étranges façons d’être de Jay Singh, il se demanda même à quel genre de cinglé il allait devoir faire quelques révérences… Sa décision était prise : après sa visite au « saint homme » il prendrait congé de Jay Singh, récupérerait Adalbert et prendrait avec lui le chemin de Delhi, où ils resteraient quelques jours avant de partir pour les fêtes du Jubilé. Sans oublier de réclamer l’autre moitié du prix convenu pour la « Régente » !… Décidément il ne se plaisait pas dans ce fastueux palais plein d’ombres glissantes qui n’étaient cependant rien d’autre que les innombrables serviteurs. Il est probable qu’il en trouverait autant à Kapurthala mais l’impression serait certainement différente.
Le lendemain, en rejoignant le maharadjah dans la cour du palais, il s’attendait à trouver une automobile ou peut-être un cheval pour se rendre chez le Maître, dont il imaginait qu’il devait habiter un temple ou l’une de ces constructions bizarres que l’on trouve dans les campagnes, mais ce fut dans le howda perché sur le dos d’un éléphant qu’il trouva Jay Singh, vêtu d’une sorte de robe de moine brune pourvue d’un capuchon et la tête couverte de son voile bleu. Il n’en portait pas moins des gants en peau de chamois.
— Le Maître habite là-haut, expliqua-t-il en désignant le fort de Bala Qila. Ainsi il est plus près du ciel et sa protection s’étend sur mon État tout entier…
Aldo acquiesça d’un sourire. Cette balade pouvait être agréable et c’était la première fois qu’il allait se promener à dos d’éléphant. Balancés au pas mesuré de l’animal, on traversa la ville peuplée d’échines inclinées puis on attaqua le chemin qui escaladait la montagne escarpée, bordée au début d’arbres poussiéreux où s’ébattait une colonie de singes, mais à mesure que l’on montait, il n’y eut plus qu’un désert de pierres, un amoncellement de rochers que délimitait une vieille muraille aux créneaux arrondis percés chacun d’une meurtrière. Le paysage s’élargissait à chaque pas de l’éléphant, creusant au bord du sentier une sorte d’abîme, tandis que l’on approchait le vieux fort et que ses flancs abrupts se faisaient plus rébarbatifs. Le silence l’enveloppait, les bruits de la ville ayant reculé. Et seul, de temps en temps, le vol lourd d’un vautour décrivait au-dessus des pierres antiques des cercles concentriques. Jay Singh ne disait rien. Les mains sur ses genoux écartés, il avait l’air de prier, le souffle de ses lèvres soulevant son voile sans qu’aucun son n’en sortît. Enfin on fut au pied des tours, qui en dépit de la taille du pachyderme paraissaient encore plus hautes que depuis la vallée. Un début d’écroulement ébréchait certaines d’entre elles mais d’autres portaient encore des pavillons de bois ajouré qui avaient dû servir pour le guet. De cette hauteur – plusieurs centaines de mètres au-dessus de la ville – on découvrait alors des kilomètres de remparts s’étendant à perte de vue : la muraille de Chine en plus mince et presque aussi rébarbative.
— Mes ancêtres s’entendaient à protéger leurs terres, émit Jay Singh, momentanément détourné de sa prière.
— Je vois. C’est impressionnant.
Mais déjà on arrivait. Une seule porte, monumentale, commandait l’entrée du fort. Elle s’ouvrit devant l’éléphant avec un grondement sourd et se referma aussitôt. Il y avait là une vaste cour donnant accès à un vieux palais. Il semblait désert, à l’exception de deux serviteurs qui se prosternèrent avant d’échanger quelques phrases avec le maharadjah. Celui-ci ôta son voile bleu.
— Chandra Nandu, le Maître, nous attend.
On traversa des salles, des cours, des galeries où demeuraient des vestiges de splendeur : des fresques rehaussées d’or, des plafonds dorés et sculptés, des balcons treillissés, des colonnettes de marbre, mais plus on avançait dans la partie la plus ancienne, le noyau du vieux fort remontant au Xe siècle, tout n’était que sévérité et dépouillement. Enfin, en haut d’une tour, au centre d’une salle ronde et vide, un vieil homme au crâne rasé, vêtu d’une robe semblable à celle portée par le maharadjah, était assis jambes croisées sur un tapis usé. Une jarre d’eau, une écuelle contenant des chappattis étaient posés près de lui, mais Morosini ne put le détailler davantage : déjà Jay Singh, à genoux au bord du tapis, se prosternait après l’avoir obligé à en faire autant.
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