L’arrêt en gare de Jaipur, où il fallait tuer le temps pendant deux heures au moins, l’agaça. Il savait que la ville, capitale du Rajahstan, sans doute le plus important centre de pierres précieuses des Indes, était des plus belles et des plus intéressantes. Pourtant il fallait se contenter d’y passer sans admirer le palais de la Lune, celui des Vents et le prodigieux observatoire en plein air construit par la volonté d’un prince astronome…

— Personne ne nous empêchera de visiter quand nous reviendrons des fêtes du Jubilé, émit Adalbert, philosophe. Nous aurons alors tout le temps.

C’était la sagesse même puisqu’il ne pouvait être question de ne pas suivre l’horaire prévu et risquer de faire attendre l’imprévisible maharadjah. N’avait-il pas pris la peine de minuter – à peu de chose près ! – le voyage de celui qu’il appelait son « frère » ? Ce qui ne laissait pas d’inquiéter quelque peu Adalbert :

— Dans les indications que tu as reçues il n’a jamais été question de moi et je n’ai pas l’impression qu’il m’ait inclus dans sa famille…

— Tu fais partie de la mienne et il le sait. Je lui ai dit que nous ferions ensemble le voyage aux Indes. Donc il doit s’attendre à ta présence…

Cependant, quand sur le coup de quatre heures du matin on descendit du train sous un vent glacial dans la ravissante petite gare en grès rose d’Alwar, on découvrit, plantée sur le quai, la mince silhouette enturbannée d’un aide de camp flanqué de deux ombres martiales, armées jusqu’aux dents, et d’un serviteur portant une tasse de thé fumante. Une seule… que Morosini refusa d’un geste de la main :

— Nous sommes deux, que je sache, capitaine ! Et Sa Grandeur le sait. D’où vient qu’il n’y ait qu’une seule tasse ?

— Cette coutume ne s’attache qu’aux hôtes d’honneur, expliqua l’officier. Votre Excellence peut voir que nous sommes venus attendre un autre invité du maharadjah, ajouta-t-il, désignant du turban un personnage qui, empaqueté d’une pelisse et d’un bonnet d’astrakan, venait de descendre du train et s’avançait vers eux en traînant une valise.

— Qui est-ce ? demanda Morosini en constatant que personne ne faisait mine de le débarrasser de son encombrant bagage.

— Un célèbre astrologue de Bombay, Shandri Patel. Veuillez m’excuser un instant, s’il vous plaît !

Il s’écarta, appela d’un claquement de doigts deux soldats que les voyageurs n’avaient pas remarqués et leur désigna le nouveau venu. Ils allèrent vers lui, prirent la valise puis l’empoignèrent chacun par un bras pour l’entraîner, sans s’occuper de ses protestations, vers une voiture militaire qui stationnait non loin d’une imposante Rolls Royce.

— Où l’emmène-t-on ? demanda Morosini sans cacher sa surprise.

— En prison, voyons ! répondit l’officier comme si c’était la chose la plus naturelle.

— Et il est venu se faire enfermer de son plein gré ? fit Adalbert qui se souvenait d’avoir vu au wagon-restaurant ce petit homme rondelet et olivâtre qui semblait tellement satisfait de lui-même et jouait au grand seigneur.

— Il est venu parce que Son Altesse l’a invité.

— Si c’est ainsi que Son Altesse reçoit, fit Aldo qui tournait déjà les talons pour remonter dans le train.

— Non, Excellence ! Le cas de cet homme est très différent. S’il est venu c’est parce que ce n’est pas un bon astrologue.

— À quoi voyez-vous cela ?

— Moi je ne vois rien. Le maharadjah, lui, pense. Ce n’est pas un bon astrologue parce qu’il aurait dû lire dans les astres qu’on le jetterait en prison à son arrivée. Veuillez me suivre, Messieurs !

— Eh bien, souffla Adalbert tandis qu’on lui emboîtait le pas, je crois que nous pourrions avoir des surprises… Ça commence bien !

— La seule chose à faire, c’est de ne pas traîner ici, fit Aldo même jeu. Je vais essayer de régler l’affaire dans la journée et on repart.

— On aura du mal. Il t’a annoncé une chasse au tigre, ne l’oublie pas !

— Je déteste la chasse quelle qu’elle soit !

On rejoignit la longue voiture dont la carrosserie argentée brillait doucement dans l’obscurité qu’éclairait à peine un mince croissant de lune. Un serviteur en ouvrit la portière armoriée devant Morosini, qui s’effaça aussitôt pour laisser monter son ami. C’était sans doute un accroc au protocole puisque celui-ci apparemment n’était pas classé hôte d’honneur, mais le Vénitien était bien décidé à faire admettre ses propres règles. L’aide de camp ne pipa pas, se contentant de déglutir avec un effort visible. Aldo eut pitié de lui :

— Votre maître me fait l’honneur de m’appeler son frère, expliqua-t-il avec son sourire le plus désarmant. Je saurai lui faire comprendre que ce grand honneur n’efface pas mes plus anciennes amitiés.

Et il rejoignit Adalbert sur les coussins qui, comme tout l’intérieur de la voiture, étaient recouverts en peau de tigre… Ce qui ne parut pas l’enchanter. Le plus redoutable des félins semblait être le symbole même d’un État dont le prince en avait les yeux et peut-être les instincts féroces. L’incident de la gare était assez révélateur d’un humour froid et cruel. « Sortir de là au plus tôt ! » pensa-t-il. Restait à savoir si ce serait facile. Un vague pressentiment lui soufflait que lui et Adalbert, en dépit du confort raffiné de la somptueuse voiture occidentale, venaient de pénétrer dans un temps reculé où les choses dépendaient du bon plaisir d’un seul homme. Adalbert devait en penser autant car Morosini entendit soudain :

— De toute façon, on ne lambinera pas ici au delà de la date fixée pour le départ pour Kapurthala.

— On dirait que tu n’es pas tranquille toi non plus ?

Adalbert fit la grimace :

— L’atmosphère n’est guère propice à la franche sérénité. Ce type aime un peu trop les tigres. J’ai tendance à en voir partout maintenant. Il y en a même un peint sur les portières, soutenant avec un taureau le blason du seigneur. Lequel se compose d’ailleurs d’un katar, le redoutable poignard hindou, sur champ d’azur. Pas rassurant, tout ça !

— Je te l’accorde, mais peut-être ne faut-il pas s’attacher trop aux apparences ? Comme dans tous les États de l’Inde depuis que le roi d’Angleterre en est l’empereur, il doit bien exister ici un quelconque résident britannique ? Oh, regarde comme c’est beau !

Oubliant ses craintes imprécises, Aldo venait de découvrir Alwar, que révélait le lever du jour, et son image n’était que beauté… Adossée à la chaîne des monts Aravalli qui séparent la région des arides plaines du nord de l’Inde, la vaste cité, dominée par un piton rocheux que couronnait une forteresse, enfermait derrière d’énormes murs d’enceinte doublés de douves profondes une nappe d’eau bleue où se perdaient de larges degrés de marbre blanc ponctués de gracieux pavillons à colonnettes sous des coupoles dorées. Au long de ce petit lac un quai étroit délimitait une ligne fabuleuse de palais et de temples coupés de jardins qui, de loin, paraissaient luxuriants. C’était un étonnant assemblage de couleurs allant du blanc à peine rosé jusqu’à un pourpre profond, le tout cerné, enchâssé, serti dans des fulgurances d’or et d’argent sous des vols de colombes blanches. Cela ressemblait à la Bagdad des Mille et Une Nuits, à la Jérusalem céleste. Sans la menace quasi tangible de l’antique forteresse, dont les murailles imprenables, vertigineuses, rappelaient qu’elles étaient là pour inspirer la peur et parlaient de despotisme, les deux visiteurs eussent pu croire qu’ils accédaient à une sorte de paradis.

Au pied de la montagne, adossé au lac bleu sur lequel ouvraient ses arrières et environné de jardins, le palais du prince, le Vinay Vilas Mahal, ouvrit ses grilles monumentales, où veillaient des gardes rouge et or armés de longues lances, devant la luxueuse voiture. Des allées sablées puis un dallage en damier de marbre rouge et ivoire glissèrent doucement sous ses roues.

Quand la voiture s’arrêta, une nuée de serviteurs vêtus de blanc poussa soudain entre les dalles, mais on ne descendit pas de voiture. Seul, le capitaine venu à la gare et qui avait pris place à côté du chauffeur s’esquiva en priant qu’on voulût bien l’excuser et disparut dans le palais :

— Ce type ne sait pas quoi faire de moi, grogna Adalbert. Il va aux ordres…

En attendant ils eurent le temps d’admirer l’immense cour, vraiment magnifique avec ses pavillons soutenus par des piliers en forme de lotus et ses multiples balcons à dômes. Sur le pavillon central flottait le drapeau du maharadjah, bleu, blanc, rouge et jaune, portant les mêmes armes que sur la voiture. Mais, ce matin là Adalbert n’était guère enclin à la patience :

— J’ai bien envie de demander au chauffeur de me conduire dans un hôtel. Il doit bien y en avoir un dans une ville de cette importance ?

Aldo n’eut pas le temps de lui répondre : l’officier reparaissait, flanqué d’un personnage petit et mince, au teint cuivré sous un turban blanc et au nez arrogant, portant une sorte de lévite noire fermée par des boutons de perle, que Morosini reconnut aussitôt : c’était le secrétaire du prince.

— J’ai le grand honneur de vous souhaiter la bienvenue, Messieurs, et de veiller à votre installation. Sa Grandeur vous confie à moi jusqu’à ce soir, où un grand dîner sera donné à l’occasion de votre venue…

— Le maharadjah est absent ? fit la voix brève de Morosini, contrarié parce qu’il pensait régler l’affaire de la perle le plus tôt possible. Je croyais que nous avions rendez-vous aujourd’hui ?

Le visage du secrétaire s’habilla d’un sourire laiteux tandis qu’il s’inclinait à nouveau, les mains jointes sur sa poitrine :

— Aujourd’hui, hier, demain… Qu’est-ce que le temps ? Il n’existe pas aux Indes, et ici encore moins que partout ailleurs ! Son Altesse chasse aujourd’hui, accompagné d’un hôte inattendu envoyé par le British Museum via la Résidence. Le train a traversé en venant la grande réserve de chasse de Sariska, qui est celle du prince…