Elle eut pour lui un chaud sourire et sa main, solide et forte pour une main féminine, vint se poser sur sa manche :

— Tout le monde va très bien et les jumeaux sont de vrais petits diables à qui la présence d’un père sera toujours nécessaire…

— Puisque vous me semblez au courant, Mary, vous devez savoir que cela ne dépend pas de moi… même si je suis responsable de cette désolante situation. Lorsque je me suis retrouvé à Venise après ma convalescence chez Tante Amélie, j’ai écrit une lettre à Lisa. Une longue lettre mais sans obtenir de réponse…

— Moi aussi j’ai écrit une lettre, fit Adalbert, et si à moi elle a répondu, son épître n’encourageait guère une correspondance suivie. Avec beaucoup de grâce et de gentillesse, elle me priait poliment de me mêler de ce qui me regardait. C’était à peu près le sens général.

— Je connais le style de Lisa, fit Mary en riant. Elle n’est pas suissesse pour rien : elle tourne rarement autour du pot.

— Ce serait plutôt une qualité. Ce qui est fâcheux, reprit Adalbert, c’est qu’elle ait aussi l’obstination nationale. Pourquoi ne veut-elle pas admettre que nous ne lui avons jamais dit que la vérité ?

— Vous trouvez qu’elle était facile à avaler, votre vérité ? Inversez les rôles et essayez de vous mettre à sa place ! Elle sait mieux que personne les succès féminins que rencontre Aldo… et aussi qu’il peut s’y montrer sensible. En toute conscience je crois que je réagirais de la même façon…

— Ne pensez-vous pas que je puisse, moi aussi, être blessé ? Entre ma parole et celle de son cousin Gaspard elle n’a pas hésité un instant.

— Vous l’avez vu, le cousin Gaspard ?

— J’en étais bien incapable. C’est Adalbert qui est allé chez lui.

— Et le pire, soupira celui-ci, c’est que c’est un type bien. Il m’a regardé droit dans les yeux et m’a dit qu’il n’avait révélé que ce qu’il a vu. Et quand j’ai émis l’idée que les services d’un détective privé ne s’imposaient pas, il m’a répondu qu’il aimait Lisa depuis longtemps et qu’il considérait toute atteinte à sa souveraineté conjugale comme une offense personnelle. Évidemment, nous aurions pu continuer à coups de poing, mais ça n’aurait pas changé grand-chose…

— Vous avez aussi bien fait d’éviter un scandale. Au point où nous en sommes, je crois sincèrement Aldo, que le temps travaillera pour vous et qu’il vous faut seulement être patient… et sage !

Ayant dit, Mary vida son verre d’un trait et se leva :

— Si nous allions dîner ? J’ai très faim…

Tout en suivant la jeune femme dans la grande salle à manger où les ventilateurs faisaient saluer les fleurs dans leur vase, Aldo bougonnait :

— Sage, sage ! Ça veut dire quoi, ça ?

— Qu’il y a aux Indes des tas de femmes ravissantes avec de grands yeux de biche qui donnent aux hommes une irrésistible envie de les protéger, jeta Mary sans se retourner.

— Que n’est-elle venue s’en assurer ? Elle est invitée elle aussi à Kapurthala et elle n’a même pas daigné donner son sentiment là-dessus. Moi qui espérais qu’elle serait ravie de voir un spectacle assez exceptionnel.

— Vous êtes vous-même un spectacle assez exceptionnel, fit la jeune femme en riant tandis qu’Adalbert écartait le léger fauteuil de la table pour l’aider à s’asseoir. Elle est blasée, voilà tout !

— Vous êtes insupportable, Mary ! Vous tournez tout à la plaisanterie ! Pour changer, si vous nous disiez ce que vous faites vous-même ici, et seule ? Vous n’avez pas l’âge de jouer les vieilles exploratrices recuites au soleil.

— Oh, je suis comme vous : je ne fais que passer et je bénéficie d’un statut de personnage officiel parce que je me rends à Delhi chez la Vice-Reine. Lady Willingdon désire que je fasse son portrait.

— Bravo ! applaudit Adalbert. C’est ce qui s’appelle une consécration, Lady Mary ! Vous devez être enchantée ?

— Ouuuui… encore que les portraits officiels soient souvent ennuyeux. Je préfère de beaucoup faire ceux d’une chanteuse des rues ou d’une danseuse de Covent Garden, ou encore d’un vieux clergyman. Ils ont plus de choses à dire qu’une idole en robe de soirée figée sous une batterie de diamants. Mais grâce à Dieu, la Vice-Reine possède un visage sensible, intelligent et la passion du mauve dont moi je ne raffole pas, mais la pénitence ne sera pas trop rude et je vais revoir ce pays… à propos de voir du pays, n’avez-vous pas dit, Aldo, que vous comptiez vous arrêtez chez un prince avant d’aller à Kapurthala ?

— En effet…

— Lequel ?

Occupé à passer commande au maître d’hôtel, Morosini ne répondit pas. Ce fut Adalbert qui s’en chargea :

— Nous allons chez le maharadjah d’Alwar.

Mary eut une sorte de hoquet tandis que ses jolis yeux noisette s’effaraient :

— Oh non ! Vous n’allez pas vous rendre chez ce malade ?

— Vous le connaissez ?

— Personnellement non, encore que je l’aie vu une fois à une réception. J’admets qu’il soit séduisant à première vue, fastueux : l’un des plus riches peut-être parmi ses pairs. Il est beau, aussi, mais pour qui sait, comme moi, lire sous les apparences d’un visage, celui de cet homme reflète la plus froide cruauté. Savez-vous que l’un de ses passe-temps favoris, quand il est chez lui, consiste à faire traîner des jeunes garçons à moitié écartelés entre deux chars à bœufs et sur les plus mauvais chemins du pays ?

— Pouah ! fit Adalbert, le vilain bonhomme !

— Il se veut pourtant saint homme, observateur farouche de la loi religieuse. Il est intarissable sur le mysticisme hindou et la réincarnation.

— Ça je le sais, sourit Aldo qui se souvenait sans grand plaisir de sa longue journée passée au Claridge. Mais il sait aussi être généreux et amical. Il m’en a donné une preuve…

— J’ai dit qu’il était fastueux : ce n’est pas la même chose. Je vais vous raconter une anecdote qui a eu pour cadre la Résidence de Delhi où je me rends. La Vice-Reine tenait absolument à l’avoir pour je ne sais plus quelle fête à cause de sa réputation de magnificence. Il a commencé par refuser sous prétexte qu’on le ferait sans doute asseoir dans un fauteuil de cuir et que sa religion, suprêmement respectueuse des vaches sacrées et autres veaux, lui interdisait tout contact avec leurs peaux. Il alléguait d’ailleurs qu’il n’avait jamais touché de cuir et ne portait que des gants de soie.

— Il en porte même deux paires, observa Morosini.

— Vous savez déjà ça ? Pour lui plaire, la Vice-Reine a fait recouvrir tout son mobilier de chintz fleuri – il a une passion pour les roses ! – et le lui a fait savoir. Il est donc arrivé à Delhi dans une de ses Rolls dont, par surcroît de prudence, il avait fait capitonner l’intérieur avec des tapis, et n’en est guère sorti que le temps strictement nécessaire. Mais il a fait mieux avec elle : il l’a carrément humiliée.

« Invité à un grand dîner il est arrivé somptueusement paré, véritablement ruisselant de diamants, et, pendant le repas, Lady Willingdon a beaucoup admiré une bague de diamants qu’il portait sur ses fins gants de soie destinés à éviter les contacts impurs. Il l’a retirée, la lui a présentée. Naturellement, elle l’a passée à son doigt pour juger de l’effet produit. Or, cette noble dame a un petit défaut, qu’elle partage avec la reine Mary : lorsqu’elle se trouve chez quelqu’un et admire un objet ou un autre, il est… de bon goût de le lui offrir. Et cela Alwar le savait.

« On s’attendait donc à ce que la bague devînt la propriété de son hôtesse mais il ne l’entendait pas de cette oreille. Trouvant que ses diamants s’attardaient un peu trop à la main de la Vice-Reine qui s’admirait complaisamment, il l’a priée de les lui rendre. Si on peut appeler ça prier ! Ensuite il a appelé un serviteur pour lui ordonner de remplir d’eau pure un verre de cristal, il y a plongé la bague pour la nettoyer, avant de l’essuyer avec la nappe et de la remettre paisiblement à son doigt ganté. Tête de la Vice-Reine et des autres Anglais présents !

— C’est une incroyable muflerie, fit Aldo, mais ce n’est pas pendable. J’aime moins l’épisode des chars à bœufs…

— Je suis d’accord avec vous, mais tout ceci est destiné à vous dissuader de vous rendre à Alwar. Il ne peut vous y arriver que des catastrophes…

Adalbert se mit à rire :

— Pas à lui, ma chère ! Il adore Aldo et le traite avec une incroyable révérence…

— C’est bien ce qui m’inquiète le plus ! Il a cinq épouses mais sa pédérastie est notoire. Tous ses « aides de camp », dont certains n’ont pas plus de dix ou douze ans, y sont passés ou y passeront. Il les choisit toujours pour leur beauté !

Morosini posa sa main sur celle de la jeune femme dans un geste apaisant :

— Ma chère, je ne suis pas un perdreau de l’année. J’ai plus de quarante ans. Votre Caligula hindou ne me fait pas peur. D’ailleurs je ne resterai pas longtemps : nous devons nous rendre ensemble à Kapurthala.

— Eh bien justement ! Si vous avez une affaire à traiter, vous la traiterez mieux là-bas !

— Impossible ! Je dois livrer à Alwar le joyau qu’il m’a acheté. C’est la condition sine qua non.

— C’est une histoire de fous ! Renvoyez-lui son argent et vendez à quelqu’un d’autre !

— Eh non, ma pauvre amie ! Ce joyau est une vraie malédiction et je suis trop heureux de lui avoir trouvé un acheteur. Et puis j’ai donné ma parole. Ne vous tourmentez donc pas : tout se passera bien.

— Et puis je serai là ! conclut Adalbert avec un large sourire. À nous deux on devrait en venir à bout. On en a vu d’autres…

Mary Winfield ne répondit pas. Son regard méditatif s’attacha tour à tour à ces deux figures d’homme qui l’encadraient et se fixa sur celle de Morosini.

— Je voudrais comprendre, reprit-elle. Vous m’avez bien dit que Lisa était invitée avec vous à Kapurthala ? En admettant qu’elle ait accepté l’invitation, qu’en feriez-vous à cette heure ? Vous l’emmèneriez à Alwar ?