— Qu’est-ce que ce serait si nous n’étions pas à la saison fraîche ! soupira Adalbert, à peine assis dans la voiture qui allait les conduire à l’hôtel, en ôtant son casque colonial pour s’en éventer. J’ai l’impression de tremper dans un bain de vapeurs.

— Cette nuit tu auras presque froid, fit Aldo pour qui la chaleur n’avait jamais posé de problème, en regardant d’un œil distrait les flèches du soleil qui perçaient la brume pour se briser sur l’eau plate.

Tout ici était tellement différent ! Il avait conscience d’être au seuil de ce monde inconnu dont il rêvait lorsqu’il était enfant : les Indes ! Deux tout petits mots mais tellement évocateurs qu’ils se passaient d’adjectifs tant ils étaient chargés de couleurs, du parfum des épices, du ruissellement des joyaux et des turbans empanachés de diamants voguant dans les herbes hautes sur des éléphants caparaçonnés d’or. La réalité de l’instant présent était tout autre : la grisâtre brume dont s’enveloppait la ville éteignait les couleurs et même si Morosini savait que les splendeurs rêvées l’attendaient quelque part dans cet immense pays, les odeurs aussi manquaient au rendez-vous, remplacées par des relents de vase, de pourriture et d’huile chaude où se mêlait par instants une vague senteur d’encens.

Pourtant, quand ils arrivèrent devant l’hôtel – un énorme caravansérail coiffé de quatre minarets à bulbe de ce style indéfinissable qui caractérise l’ère victorienne, avec sur le pavillon central une énorme coupole semblable à une grosse fraise –, la brume se déchira soudain pour libérer un grand ciel bleu où planaient des oiseaux blancs. En face, au bout d’une place ovale terminant le boulevard Maritime et dominant le port, apparut une sorte d’arc de triomphe en basalte jaune, arrogant à souhait et construit en 1911 pour commémorer le voyage aux Indes du roi George V et de la reine Mary. Imposant, un peu écrasant même, il semblait peser de son poids de pierre sur la foule de mendiants, de charmeurs de serpents, de devins, de vendeurs d’amulettes, de saints hommes nus à la chevelure couverte de cendres, de vaches bossues et de petits marchands de fruits : une humanité couleur de craie, ou de terre, d’où se détachait, parfois, la silhouette gracieuse d’une femme enroulée dans un sari aux couleurs tendres. Cet arc de triomphe s’appelait la Porte des Indes et en vérité il portait bien son nom…

Debout près de la voiture d’où les boys de l’hôtel extrayaient les bagages, Aldo s’attardait à contempler ce décor qui avait l’air planté là pour qu’on y joue Le Tour du Monde en quatre-vingts jours quand une jeune femme armée d’un Kodak sortit de la masse des « figurants » et entreprit de traverser la place en courant à la manière des photographes : c’est-à-dire que, sans trop faire attention où elle allait, elle se retournait fréquemment pour chercher des angles de prises de vue.

Elle atterrit ainsi au milieu des bagages, faillit tomber, se raccrocha à la première aspérité venue qui se trouva être l’épaule d’Adalbert, perdit son casque blanc et éclata de rire :

— So sorry! commença-t-elle, I am...

L’archéologue l’avait déjà reconnue :

— Lady Mary ?… Mais quelle agréable rencontre.

— Et inattendue, fit Aldo. Que faites-vous à Bombay, Mary ?

Rendue muette par la surprise, elle les regarda tour à tour comme s’ils tombaient du ciel et finir par articuler :

— Mais c’est à vous qu’il faut demander cela. D’où sortez-vous ?

— Du bateau, voyons ! fit Aldo qui, ravi de cette rencontre tellement inopinée, se penchait déjà pour embrasser la marraine de sa fille.

Mais celle-ci s’écria :

— Mon Dieu ! J’allais oublier… On se verra plus tard !

Et sans rien ajouter elle s’engouffra dans l’hôtel saluée par les serviteurs qui en ouvrirent les portes devant sa fougue. Les deux hommes qu’elle venait de planter là regardèrent Mary Winfield, qui était l’une des deux meilleures amies de Lisa, disparaître dans les profondeurs du palace où ils ne tardèrent pas à la suivre.

— Qu’est-ce qui lui prend ? émit Adalbert, un peu vexé par un traitement aussi cavalier.

Car, depuis le baptême des jumeaux, il se sentait un petit faible pour la jeune Anglaise dont il appréciait aussi bien l’humour et la vitalité que le joli visage toujours souriant, les boucles blondes aussi difficiles à discipliner que les siennes propres et les pétillants yeux noisette qui lui donnaient l’air d’un lutin à la recherche d’un mauvais tour. Aussi peu conformiste que Lisa – elle avait été la seule à connaître, à approuver, l’équipée de la fille du banquier suisse délaissant les palais familiaux pour se couler dans les habits sans grâce de Mina van Zelden, secrétaire émérite –, Mary, fille d’un membre du Parlement affreusement riche, avait choisi de s’établir à Chelsea pour y exercer ses talents de peintre. Un talent réel, d’ailleurs, qui exaspérait sa famille mais commençait à lui valoir des commandes flatteuses.

Aldo haussa des épaules indulgentes et philosophes :

— Mary ne fait jamais rien comme les autres. Il est inutile de se poser des questions à son sujet. Tu l’as entendue : on se verra tout à l’heure. Allons déjà prendre une douche et nous changer !

Les dimensions du « Taj Mahal » étaient celles d’un de ces palais princiers qui accumulent les passages, les cours intérieures, les salons immenses, les galeries surmontées de verrières et, en découvrant ses murs tendus de velours rouge, les grands ventilateurs de plafond dont les pales brassaient l’air, ses énormes lustres de cristal de Bohême et son armée de serviteurs vêtus de blanc et rouge, les deux voyageurs eurent l’impression – voulue d’ailleurs par l’architecte – de franchir une sorte de sas entre l’Occident et l’Orient, avec un penchant certain pour le second. Il y avait tant de monde dans le hall que l’on se serait cru sur un marché, à cette différence près que ceux qui s’y agitaient appartenaient à de nombreuses nationalités, à des ethnies différentes, l’ensemble relié par des moyens financiers parfois imposants. Au milieu de tout cela les serviteurs passaient, silencieux comme des ombres…

En pénétrant dans sa chambre, vaste comme un hall de gare, dans laquelle un énorme lit drapé dans une moustiquaire blanche paraissait minuscule, Aldo se précipita sur une sorte de secrétaire où du papier et des enveloppes invitaient à la correspondance, griffonna quelques mots, glissa le tout dans une enveloppe sur laquelle il inscrivit le nom de Lady Winfield et sonna un boy qu’il chargea de porter la lettre à sa destinataire.

— Je viens d’envoyer un mot à Mary pour l’inviter à dîner avec nous, confia-t-il à Adalbert qui venait voir comment son ami était installé.

— Ça me paraît une bonne idée ! Mais tu ne crois pas qu’on aurait dû prendre une seule chambre pour nous deux ? J’ai l’impression d’habiter au milieu du désert…

— Personne ne t’empêche de peupler ton désert. Je suis sûr que, sur un simple appel, on doit pouvoir te fournir toute une troupe de bayadères, fit Morosini en riant.

— Par cette température ? Tu veux ma mort. Et ce machin qui tourne au ralenti, fit-il avec rancune en désignant le ventilateur nonchalant qui battait mollement de l’aile au plafond.

— Sonne ! On te le fera marcher plus vite. C’est aussi ce que je vais faire…

Un moment plus tard, en effet, les pales brillantes créaient un tourbillon à peine plus efficace dans l’air humide et lourd. Seule la douche dispensait un peu de soulagement mais, en endossant son smoking après avoir mis un temps fou à nouer sa cravate, Aldo se prit à regretter de ne pouvoir opter pour les tenues locales. Il est vrai qu’il se voyait mal coiffé d’un turban.

La nuit tomba subitement comme un rideau de théâtre, apportant une fraîcheur légère mais suffisante pour que l’on puisse cesser de se préoccuper de soi-même. Lady Winfield ayant répondu qu’elle serait ravie de dîner avec ses amis, ceux-ci descendirent sur le coup de sept heures pour la rejoindre.

Ils la trouvèrent dans la grande véranda fleurie qui jouxtait le hall et servait de bar. Bien qu’elle fût presque pleine, il y régnait un calme de bonne compagnie orchestré par un fond discret de musique anglaise déversé par un orchestre invisible. Mary était déjà là. Vêtue d’une robe du soir en mousseline à volants couleur miel, des topazes au cou et aux oreilles, elle buvait tranquillement ce qu’il est convenu d’appeler un whisky bien tassé, qu’elle remplaça par un autre quand un boy s’approcha pour prendre les commandes. Elle semblait d’excellente humeur et commença par s’excuser de les avoir abandonnés devant l’hôtel avec un peu trop de brusquerie :

— J’ai aperçu dans le hall le préposé au courrier et je me suis rappelé brusquement que je n’avais pas descendu la lettre que j’avais préparée… À présent dites-moi un peu ce que vous faites à Bombay, vous deux ?

— Nous ne faisons que passer, répondit Aldo. Nous sommes invités aux fêtes du jubilé du maharadjah de Kapurthala.

— Quelle chance vous avez ! Ça va être le grand événement mondain de l’année. Mais… n’allez vous pas arriver un peu tôt ? Si j’ai bonne mémoire, c’est seulement le 24 de ce mois ?

— Nous allons traîner en chemin. J’ai une affaire à régler avec un autre prince mais… (Il hésita un court instant devant la question qui lui brûlait les lèvres et n’y résista pas plus longtemps.) Avez-vous-eu des nouvelles de Lisa ces temps-ci ?

Il la regretta aussitôt, comprenant qu’il allait lui falloir donner des explications, tout raconter sans doute, mais Mary ne parut pas autrement surprise et Aldo respira :

— Pas depuis le mois d’août, dit-elle. Je suis allée passer quelques jours à Ischl avec elle et les enfants…

— Comment vont-ils ? murmura Aldo sans pouvoir empêcher sa voix de trembler et une larme de lui monter aux yeux.