— Et que croyez-vous que je fasse d’autre ? Seulement j’ai peu de chose à me mettre sous la dent.

— Avez-vous retrouvé Marie Raspoutine ?

— Pas encore. On la cherche, bien sûr, mais nous n’avons rien contre elle. En outre, si j’ai bien compris ce que l’on m’a raconté, elle ne connaît de lui qu’une ombre, une voix… Ce qui ne l’empêche pas d’en être tombée amoureuse… Une grande imaginative, en résumé !

— Mais j’ai dans l’idée que lui aussi y tient. Il faut la retrouver et avec une surveillance étroite…

— Merci, je connais mon métier. Mais, j’y pense, ajouta Langlois en louchant sur le grand carton somptueusement armorié et gravé qui reposait sur une petite table auprès de Morosini. N’aviez-vous pas dans l’idée de vendre cette sacrée perle au maharadjah de Kapurthala ? Je vois là une superbe invitation. Vous allez l’accepter ?

— Une occasion pareille ne se refuse pas quand on exerce mon métier mais, pour en revenir à la « Régente », je n’ai aucune chance de ce côté. Ah, si elle avait appartenu aux Louis XIV, XV ou XVI ce serait déjà fait, mais Napoléon ne l’intéresse pas. Et puis, toujours la même rengaine : il y a trop de sang frais sur elle…

— Qu’allez-vous en faire alors ?

— Je ne sais pas. Sans doute la confier au coffre de la Banque de France en attendant des jours meilleurs. Et je ne peux pas m’occuper d’elle en exclusivité : il est plus que temps que je rentre à Venise. Ma maison peut tourner sans moi mais jusqu’à un certain point seulement…

Il n’eut pas le temps de développer davantage ce point de vue : Marie-Angéline, rouge et essoufflée, fit à cet instant irruption dans la chambre :

— Les Mille et Une Nuits débarquent chez nous, Aldo ! Il y a là un… un maharadjah ! Un vrai !… Il brille comme une aurore et sa suite brille presque autant que lui. Ses gens envahissent la maison et moi il m’a écartée de son chemin d’un geste dégoûté… C’est merveilleux !

Mais le policier avait déjà mis un nom sur cette apparition fabuleuse :

— Alwar, à tous les coups !… Est-ce que je peux sortir d’ici sans le rencontrer ?

— Il vous fait peur ?

— Non, mais si je me trouve en face de lui, je devrai sans doute le coffrer pour déclarations mensongères dans une affaire de meurtre et je n’ai pas le droit de déclencher un incident diplomatique. Alors, je sors comment ?

— Par le balcon, fit Marie-Angéline en ouvrant plus largement la porte-fenêtre. Il communique avec la chambre de la marquise.

— Elle va me prendre pour un malotru ?

— Elle va être enchantée, voulez-vous dire ! Je vous conduis…

Ils disparurent juste à temps : déjà Cyprien rouge d’essoufflement et de colère, était propulsé chez Aldo par deux magnifiques jeunes gens aux yeux de gazelle dont les tuniques brodées d’or scintillèrent dans la flaque de soleil qui décolorait le tapis. Le vieil homme ouvrait la bouche pour annoncer l’auguste visiteur mais la fureur étrangla sa voix dans sa gorge et ce fut l’un des deux jeunes gens qui annonça Jay Singh. L’instant suivant celui-ci fit une entrée de prima donna sous sa couronne de rubis. Il était tellement cousu d’or, de rubis et d’énormes topazes qu’il ressemblait à une éruption volcanique.

Ôtant ses gants de satin – sous lesquels il en portait d’autres, en soie si fine qu’elle était presque transparente, afin d’éviter le contact impur de l’infidèle –, il s’avança vers Aldo les mains tendues :

— Mon cher… si cher ami ! ! Quelle joie de vous revoir après cette abominable épreuve ! Mais… dans quel état ! s’écria-t-il sur un ton dont l’enthousiasme semblait décroître à mesure qu’il découvrait Morosini. Êtes-vous contagieux ? ajouta-t-il, se contentant de serrer les mains d’Aldo au lieu de l’accolade primitivement prévue.

— Nullement, Votre Grandeur ! fit celui-ci en se levant pour saluer son visiteur. Je ne l’ai jamais été et, en outre, je suis convalescent…

— J’en suis tellement heureux ! Quelle affreuse histoire ! Tous vos amis ont eu très peur. Et moi plus que quiconque, je pense : je ressentais comme une blessure l’impression que l’on avait enlevé mon frère !

— Votre Grandeur est infiniment bonne et je sais quelle aide généreuse elle s’est efforcée de m’apporter. Je ne saurais dire à quel point je lui en suis reconnaissant…

— En ce cas, fit le maharadjah en fermant à demi les yeux, ce qui ne laissa filtrer qu’un mince éclat de son regard jaune, pourquoi ne pas revenir à nos conventions d’avant cette terrible épreuve : laissons de côté la grandeur et appelez-moi Jay Singh !

— Ce ne sera peut-être pas très facile mais je promets d’essayer…

Ses beaux serviteurs disparus, le prince tira démocratiquement un fauteuil pour s’installer près d’Aldo en prenant soin de récupérer quelques coussins supplémentaires. Ce faisant, son regard, comme précédemment celui de Langlois, effleura le carton armorié et il sourit :

— Ah ! Vous avez reçu, je vois, l’invitation de Kapurthala ?

— En effet. Accompagnée d’une aimable lettre du prince Karam.

— Vous y viendrez, j’espère ? Cela nous permettra de nous retrouver sous le ciel de mon magnifique pays… Mais, j’y pense, pourquoi n’irions nous pas ensemble ?

— Ensemble ?

— Mais oui. Partez un peu plus tôt, venez avec moi à Alwar ! Cela me permettra de faire admirer à l’expert que vous êtes les quelques joyaux rares que je possède. Et Alwar renferme des trésors architecturaux. Ensuite nous irons ensemble chez Jagad Jit Singh. Mon train privé est plus confortable que celui du Vice-Roi…

— Je n’en doute pas mais cette invitation s’adresse aussi à ma femme et elle est habituée à être accueillie avec autant d’égards que moi-même. Je ne saurais imposer cela à…

— Laissez, laissez ! Ce n’est pas un inconvénient ! J’ai moi aussi des épouses qui ne quittent guère le palais. Recevoir la princesse Morosini sera une vraie joie pour elles. Je voyage beaucoup et elles se sentent évidemment un peu seules : une telle visite leur apportera bonheur et lumière… Oh, ne me refusez pas ! Nous passerons quelques jours charmants… En outre, ajouta-t-il après un léger temps d’arrêt, j’avais dans l’idée en venant ici aujourd’hui de conclure avec vous une affaire.

Dès que le mot fut prononcé, Morosini se sentit plus détendu. Voilà un terrain solide sur lequel il aimait à s’aventurer et, à contempler cet homme dont le moindre mouvement faisait jaillir des étincelles, il pensa que ce pourrait être fort intéressant. De toute façon cela lui changerait les idées…

— Quel genre d’affaire ? demanda-t-il.

— Je souhaite acheter la perle dont les journaux ont parlé avec tant d’abondance. Celle qui appartenait au grand Napoléon ! Pouvez-vous me la montrer ?

— Elle n’est pas ici. Cette maison appartient à ma grand-tante la marquise de Sommières. C’est une dame âgée qui vit avec des serviteurs plus très jeunes non plus et la « Régente » s’est révélée un joyau… dangereux. Je me dois d’ailleurs de vous en informer, Altesse.

Alwar eut un geste de la main qui balayait la mise en garde :

— Pouvez-vous me la décrire en spécialiste que vous êtes ?

C’était pour Morosini l’enfance de l’art. Il se surprit même à se laisser aller sur les pentes d’un certain lyrisme pour évoquer l’orient admirable, la forme, le doux éclat de la grosse perle, sans oublier la pureté et la qualité extrêmes des diamants qui la coiffaient. Le maharadjah buvait ses paroles et, quand ce fut fini, il se montra enthousiaste :

— Magnifique ! Je vois déjà exactement le collier que je ferai exécuter et dont elle sera la pièce maîtresse. Le prix importe peu et je l’achète !

Aldo en aurait crié de joie. Il avait l’impression que le ciel s’ouvrait au-dessus de lui pour lui permettre d’entendre chanter les anges ! La damnée perle allait partir pour les Indes, tout à fait hors de portée de « Napoléon VI » ! Et cette châsse ambulante ne discuterait même pas le prix ! Un prix grâce auquel la vie du petit Le Bret serait assurée et quelques misères soulagées.

— Je pense, dit-il en s’efforçant de contenir sa joie, que vous ne regretterez pas cet achat, Monseigneur ! C’est à ma connaissance l’une des deux plus belles perles du monde et si vous voulez bien me faire l’honneur de revenir demain, elle vous attendra.

— C’est que demain je ne serai plus là ! Je rentre chez moi par le premier bateau…

— Mais alors…

Après un geste apaisant, Alwar frappa doucement dans ses mains sur un certain rythme : un homme en bleu apparut, une serviette sous le bras.

— L’un de mes secrétaires, présenta Alwar. Voilà ce que je vous propose : il va vous remettre un chèque de la moitié du prix dont nous allons convenir…

— Un instant, Altesse ! coupa Morosini. Je vous demande pardon mais je n’ai pas l’habitude de travailler ainsi. Je n’accepte d’argent qu’en remettant à l’acheteur le joyau choisi. Vous pouvez avoir la perle ce soir même… dans une heure au besoin. En ce cas vous la payez et nous n’en parlons plus.

— Tstt ! Tstt !… Je ne vois pas les choses ainsi. Je vous l’ai dit, je n’ai pas l’intention de l’emporter et si je vous fais remettre la moitié du prix c’est afin de concrétiser notre marché. L’autre moitié de la somme vous sera remise… dès votre arrivée à Alwar. Quand, avant d’aller à Kapurthala, vous me l’apporterez vous-même ! Ainsi le plaisir que j’en aurai en sera centuplé… et cela ne vous fera jamais qu’un petit détour.

Les anges, tout à coup, avaient cessé de chanter…


Troisième partie


LES TRÉSORS DE GOLCONDE



CHAPITRE XII


LA PORTE DES INDES

Ce fut avec un vif plaisir que Morosini et Vidal-Pellicorne reprirent, à Bombay, contact avec la terre ferme. En dépit de son confort attentif, L’Irraouadi, le paquebot des Messageries maritimes qui les amenait depuis Marseille, les avait secoués sans ménagement presque tout au long d’une de ces traversées qui comptent dans la vie d’un homme. Sauf pendant la lente remontée du canal de Suez et la navigation en mer Rouge – un intermède apprécié ! – le père Neptune leur avait fait grise mine, pour ne pas dire plus. L’aimable Méditerranée, dans la seconde quinzaine d’octobre, s’était montrée hargneuse et, en débouchant dans l’océan Indien, ils avaient rencontré la queue du cyclone qui venait de dévaster une partie des côtes indiennes. Fort heureusement, le port de Bombay n’en avait pas souffert. Le grand paquebot blanc put venir à son quai sans autre difficulté et y déverser une cargaison humaine soulagée mais déjà transpirante dans la chaleur humide qui règne en permanence sur ce grand port.