— C’est une histoire insensée mais, moi, j’ai besoin de savoir la vérité. Pouvez-vous me jurer qu’il n’y a jamais rien eu entre Aldo et cette malheureuse ?

— Je n’ai rien su, rien vu, fit-il en haussant les épaules. On ne peut jurer de rien…

— Elle était vraiment belle ?

— Plus que ça ! Ravissante… envoûtante ! Pourtant je mettrais ma main au feu et ma tête à couper qu’Aldo n’y a pas touché. Il aime vraiment sa femme…

— Comme il aimait vraiment Anielka et, avant elle, Dianora Vendramin ! Mon pauvre ami, tout ce que nous pouvons faire, vous et moi, c’est de laisser passer le temps…

— Si Aldo nous le laisse, ce temps ! Je retourne à la clinique et je n’en bougerai plus jusqu’à ce que j’aie une certitude ! Quel qu’en soit le sens…

En fait, quarante-huit heures plus tard, le Pr Dieulafoy pouvait répondre de la vie de son patient mais décidait de le garder encore une quinzaine de jours pour assurer sa guérison et, surtout le mettre à l’abri des journalistes. Depuis la nuit de Saint-Cloud, la presse s’en donnait à cœur joie pour essayer de rattraper le retard pris sur Martin Walker, à qui sa situation de témoin oculaire assurait une place privilégiée. Les abords de la clinique étaient assiégés de jour comme de nuit en dépit du cordon de police que le commissaire Langlois avait établi pour préserver au mieux le malade.

En effet, outre Vidal-Pellicorne qui n’en bougea pas pendant trois jours, Gilles Vauxbrun, Mme de Sommières, Guy Buteau accouru de Venise, Marie-Angéline et quelques amis s’y rendirent, nombre de personnalités déposèrent leur carte, comme le maharadjah de Kapurthala qui allait repartir pour les Indes. Mais surtout il y avait le seigneur d’Alwar qui, depuis le premier jour, faisait prendre des nouvelles et que Langlois avait eu le plus grand mal à empêcher de faire garder la clinique par quelques uns de ses nombreux aides de camp…

Comme elle l’avait annoncé, Lisa repartit dès que la guérison fut assurée. Elle avait eu, auparavant, une longue conversation avec le vieux fondé de pouvoirs de son époux à qui elle vouait une sincère affection. Elle en traduisit la substance pour Adalbert quand il la conduisit au train pour Salzbourg où l’attendrait la voiture de sa grand-mère :

— Je n’ai nullement l’intention de divorcer ou de priver Aldo des petits mais je ne veux pas le voir avant un certain temps, parce que j’ai besoin de réfléchir. De toute façon, les jumeaux se trouveront mieux d’un séjour d’été en montagne plutôt que dans la touffeur humide de Venise. Dites-lui qu’il peut m’écrire mais en aucun cas venir me voir ! Cela n’arrangerait rien…

— Ça ne va pas être facile de lui faire avaler ça. Car enfin, Lisa, en admettant même – et moi je ne l’admets pas ! – qu’il ait eu un faible pour cette femme, elle est morte à présent.

— Justement ! Le souvenir d’une morte peut être difficile à effacer et je ne veux pas subir le temps des comparaisons.

Comme l’avait prévu Adalbert, la délivrance du message n’alla pas sans difficultés. Lorsqu’il était revenu à une conscience claire, les premières paroles d’Aldo avaient été pour réclamer sa femme. Adalbert s’en était tiré en disant qu’elle était malade mais vint le moment où Morosini eut retrouvé assez de forces pour entendre la vérité. Elle l’atterra :

— Lisa ne veut plus me voir ? Elle croit vraiment que j’étais l’amant de cette femme ?

— Elle croit que tu l’aimes : c’est pire !

— C’est surtout idiot ! Qui a pu lui faire croire va ?

— Le cousin Gaspard d’abord…

— Celui-là, je vais m’en occuper quand…

— Je ne te le conseille pas. Tu penses bien que je suis allé le voir. Il ne t’aime pas mais c’est un homme honnête et il n’a fait que dire ce qu’il a vu. Si tu t’attaques à lui, cela ne fera pas plaisir à Lisa. D’ailleurs le principal coupable, ce n’est pas lui mais toi…

— Moi ?

— Oui, toi. Quand elle est venue ici au lendemain de ton sauvetage, tu l’as appelée Tania. Je sais bien que tu délirais encore, mais le fait n’en est pas moins vrai : j’étais là.

Abasourdi, Morosini resta un moment sans mot dire puis, soudain, reprit :

— C’est insensé ! Je n’ai aucun souvenir de Lisa. En revanche je me souviens très bien d’avoir, à un moment donné, vu Tania dans une espèce de brouillard…

— Alors tu as vu un fantôme : tu sais bien qu’elle a été tuée !

— Je l’ai su ensuite, mais je te jure qu’à ce moment-là elle était pour moi bien vivante. Je la vois encore se penchant sur moi avec son visage pâle dans tout ce noir et ce bleu clair qui sont ses couleurs habituelles…

— Elle… elle portait toujours ces couleurs ?

— Toujours ! Elles convenaient si bien à ses grands yeux bleus.

— Tu as vu des yeux bleus ?

— Pas vraiment, peut-être… J’ai vu un ensemble un peu brumeux mais qui ne pouvait être qu’elle.

— Et qui pourtant n’était pas elle mais Lisa. Lisa qui a teint ses cheveux pour jouer le rôle qu’elle s’était attribué pour venir à ton secours et qui portait ce que lui avait conseillé la maison Lanvin : un ensemble de velours noir et satin bleu pâle avec un ravissant turban assorti qui lui emboîtait la tête. Je comprends tout maintenant : c’est un affreux malentendu…

— Mais bien sûr ! Alors écoute, mon vieux ! Tu vas courir à Ischl… ou plutôt non ! Tu vas lui téléphoner et lui raconter tout ça ! C’est trop bête en vérité !

Adalbert ne discuta pas et alla téléphoner mais la réponse qu’il rapporta le lendemain était conforme à ce qu’il attendait :

— Eh bien ? s’impatienta Aldo. Qu’a-t-elle dit ?

— Que c’est le ton qui fait la chanson… et que tu avais l’air un peu trop heureux. Elle ne change rien à sa décision de ne pas te voir avant l’automne…

Affreusement déçu, Aldo laissa la colère l’emporter :

— Quelle tête de mule !… Qui lui dit qu’à ce moment-là j’aurai encore envie de la voir, moi ? Les femmes sont inouïes : on les aime, on ne sait que faire pour elles, on endure les tourments de l’enfer à leur sujet quand…

— Je peux placer un mot ?

— Lequel ?

Adalbert ouvrit la bouche pour émettre l’idée qui venait de le traverser puis la referma, pensant que ce qu’il allait dire pouvait ressembler à une trahison envers Lisa. L’épisode de la clinique n’avait fait que renforcer la volonté de la jeune femme de ne revoir son époux qu’à l’automne, c’est-à-dire dans six mois. Autrement dit quand ses cheveux repoussés lui auraient rendu son vrai visage… Une raison bien féminine mais tellement compréhensible !

— Eh bien ? aboya Morosini. Il vient, ton mot ?

— Non. Non, tout compte fait, continue donc de vociférer ! Ça te fait le plus grand bien…


Quelques jours plus tard, le Pr Dieulafoy autorisait Morosini à quitter la clinique afin de poursuivre sa convalescence chez Mme de Sommières. Le printemps changeait le parc Monceau, sur lequel donnait la fenêtre de sa chambre, en un énorme bouquet de senteurs et de couleurs. Ce qui fut comme une délivrance : Aldo ne supportait plus les contraintes médicales, le rythme immuable du thermomètre, des soins, des repas, des – rares – visites, du sommeil imposé à huit heures du soir. Et surtout, il s’offrit le luxe délicieux de pouvoir enfin allumer une cigarette.

Ce n’était sans doute pas ce qu’il y avait de mieux pour qui relevait d’une broncho-pneumonie mais le plaisir en fut si vif qu’Aldo se sentit tout à coup beaucoup mieux. C’était pour lui un premier pas vers la vie normale à laquelle il aspirait.

Évidemment l’image que lui renvoyaient les miroirs lui rappelait fâcheusement son retour de la guerre. Les blessures de ses poignets étaient cicatrisées mais il flottait dans ses vêtements et la peau de son visage semblait adhérer à l’ossature, le moindre mouvement un peu vif le fatiguait. Au fond – et même si par instants il étouffait du désir de revoir sa femme – l’espèce de quarantaine imposée par Lisa n’était peut-être pas une mauvaise chose. Affronter son regard dubitatif et sans doute apitoyé avec cette mine de déterré lui serait insupportable. Il lui fallait reprendre des forces, replonger dans la vie avec l’appétit de naguère et retrouver ses passions. Toutes ses passions !

La collection Morosini était repartie pour Venise avec Guy Buteau, discrètement escorté par deux policiers en civil ; le commissaire Langlois vint en personne annoncer à Aldo que, si les bracelets de rubis avaient repris leur place dans les écrins de la princesse Brinda, l’émeraude d’Ivan le Terrible et, bien entendu, la « Régente » avaient été restituées à Adalbert. Ce fut pour Morosini une bonne occasion de se mettre en colère :

— Passe encore pour l’émeraude que j’ai achetée le plus légalement du monde en salle des ventes mais je ne veux pas garder plus longtemps cette maudite perle ! Je vais en faire cadeau au musée du Louvre et voilà tout ! Dans la galerie d’Apollon, elle n’embêtera plus personne ! Ce qui ne saurait manquer d’arriver puisque, malheureusement, Agalar n’était pas Napoléon VI et qu’il n’y a aucune raison pour que le vrai renonce à ses prétentions !

— Vous oubliez que vous n’êtes que le mandataire. En fait, le propriétaire c’est toujours le prince Youssoupoff, si j’ai bonne mémoire.

— Il n’en veut pas ! Il m’a chargé de la vendre…

— Mais pas d’en faire cadeau puisque l’argent doit être employé à des fins charitables. Alors achetez-la !

— Ça jamais ! Elle dégouline de sang versé et elle a failli me tuer. Quant à la vendre, la mort de Van Kippert découragerait n’importe qui. Drouot en tout cas n’en veut plus. Et je ne suis pas certain qu’en Angleterre ça marcherait mieux…

— Essayez l’Amérique ! Van Kippert savait parfaitement ce qu’il achetait.

— Mais certainement pas qu’il allait être tué sur le-champ. Si vous voulez le fond de ma pensée commissaire, la meilleure solution pour moi serait que vous arrêtiez Napoléon VI. Celui-là s’est juré de l’avoir pour rien. Et maintenant que nous savons que ce n’est pas Agalar, il faudrait peut-être reprendre la piste ?