— Pas si vite que vous le dites ! J’étais auprès de lui. Même si je me fondais dans le paysage. Après la Danoise et la Polonaise, pourquoi pas cette Russe ?

— Mais qui a pu vous raconter tout ça ?

— Quelqu’un en qui j’ai entière confiance : mon cousin Gaspard. Il a vu Aldo chez Maxim’s avec cette femme et ensuite il l’a suivie. Elle était, m’a-t-il dit, d’une rare beauté et…

— Et vous avez avalé cela sans vérifier ? Pourquoi ne pas être venue le rejoindre aussitôt au lieu de rester en Autriche ?

— Mais parce que j’aurais détesté ce rôle ! s’écria Lisa. La femme jalouse qui vient récupérer son époux pour le ramener au foyer en le tirant par l’oreille ? Vous, vous auriez dû m’appeler !

— Nous étions à Nice. C’est la lecture d’un journal qui nous a fait rentrer dare-dare… après le crime. Et ça vous l’en croyez capable aussi ?

Lisa haussa des épaules désabusées :

— Pourquoi pas ? Aldo a derrière lui des siècles de violence, de jalousie, de passions…

— … comme n’importe quel habitant de cette terre qu’il soit prince ou vilain ? En tout cas, au lieu d’écouter les délations – peut-être pas si innocentes ! – de votre cher cousin, pourquoi n’avez-vous pas appelé Adalbert ? Aldo habitait chez lui et il doit en savoir plus que quiconque !

— Son ami ? Le plus que frère ?… Il ne m’aurait rien dit.

— Je n’en suis pas certaine. Peut-être ne le savez-vous pas, mais je soupçonne notre archéologue d’être amoureux de vous depuis longtemps… Il ne serait pas resté les bras croisés devant un tel désastre.

Et comme la jeune femme gardait le silence Tante Amélie reprit :

— Lisa ! Lisa ! Ce que nous vivons ensemble ce soir est trop grave, trop douloureux aussi pour y mêler ce que je pense être au mieux un malentendu, au pire une infamie !

— Cela non ! Gaspard est un homme droit, honnête…

— Et il vous aime… Oui ou non ?

— Je ne sais pas…

— Mais si vous le savez ! En ce cas, sa vision des choses n’est peut-être pas tout à fait impartiale…

Cette fois Lisa ne répondit pas.

Le vieux Cyprien d’ailleurs venait d’entrer, poussant une table roulante sur laquelle il y avait disposé tout ce qui composait normalement un thé à l’anglaise, à cette différence près qu’il n’y avait pas de thé mais du café, du chocolat… et même un seau à champagne.

— Où allez-vous avec ça ? lui lança Mme de Sommières.

— J’ai pensé que si Madame la Marquise et Madame la Princesse veulent attendre Mademoiselle du Plan-Crépin, la nuit peut leur paraître longue… et froide.

Après quoi il alla tisonner le feu et remettre quelques bûches.

Elle fut longue en effet mais quand Cyprien revint au salon après l’avoir passée dans la loge du concierge près du téléphone, il trouva les deux femmes endormies, la plus âgée dans une chaise longue, la plus jeune dans une bergère, et resta là un instant à contempler ces deux visages fatigués que le sommeil n’avait pas réussi à rendre sereins. Allons, les nouvelles qu’il apportait seraient les bienvenues même si Monsieur Aldo était en route pour l’hôpital !

Il s’approcha de sa maîtresse, posa sur son épaule une main respectueuse et la secoua doucement…


En fait d’hôpital, Morosini n’effectua qu’un très bref séjour à l’Hôtel-Dieu : le temps, pour Mme de Sommières, d’apprendre qu’on l’y avait emmené et de passer – une fois n’est pas coutume ! – deux coups de téléphone : l’un à son « vieil ami » le professeur Dieulafoy pour exiger de lui une place dans sa clinique, l’autre au commissaire Langlois pour lui donner son point de vue sur la qualité des soins que l’on était en droit d’attendre du plus vieil hôpital parisien :

— Vous voulez qu’en plus de ce qu’il a subi, il attrape des poux, des puces et Dieu sait quoi ?

— Des cafards peut-être ? Nous ne sommes plus au Moyen Âge, Madame, et si l’Hôtel-Dieu accueille les indigents, les filles publiques et autres épaves de la rue, il a tout de même entendu parler de l’asepsie et de l’antisepsie.

— Il a une chambre particulière ?

— Non mais…

— Vous voyez bien ! En résumé, si vous l’avez mis là, c’est pour l’avoir sous la main. Encore une chance que vous ne l’ayez pas envoyé à l’infirmerie de la Santé !

— Je comprends votre émotion, Madame, mais je vous prie de vous calmer ! Il est vrai que j’ai encore plusieurs questions à lui poser, mais au titre de simple témoin : plus aucune charge ne pèse contre lui !

— J’aime mieux cela ! Bon, veuillez m’excuser, et comprendre qu’à mon âge je préfère ne pas avoir à traverser la moitié de Paris chaque fois que j’irai le voir. La clinique du professeur Dieulafoy n’est pas loin de chez moi…

— En ce cas, faites comme vous le désirez ! Je n’ai aucune raison de m’y opposer… Mais puisque j’ai le… hum !… plaisir de vous entendre, m’autorisez-vous une question ?

— Pourquoi pas ?

— Merci. On me dit que la princesse Morosini est chez vous ?

— Oui. Cependant, si vous désirez lui parler, je vous demande de prendre un peu patience. Elle vient de vivre un cauchemar dont elle n’est pas encore bien réveillée…

— C’est trop naturel. J’attendrai et je vais prévenir l’Hôtel-Dieu.

Une heure plus tard, couché au milieu de l’océan de blancheur d’une chambre dont la fenêtre donnait sur les arbres du parc Monceau, Aldo, que l’on avait nettoyé et pansé à l’Hôtel-Dieu, subissait le premier examen du professeur Dieulafoy. Sans en avoir d’ailleurs la moindre conscience. Depuis qu’on l’avait tiré du puits, la fièvre ne cessait de monter et, proche du délire, il ne se rendait compte de rien.

L’examen fut minutieux mais, quand il l’eut achevé, le « vieil ami » – qui n’avait guère plus de cinquante ans – ne cacha pas ses craintes lorsqu’il vint en personne rue Alfred-de-Vigny en donner le résultat :

— Il est atteint de broncho-pneumonie, expliqua-t-il. La sous-alimentation et l’eau, peut-être douteuse, qu’il a dû boire n’ont rien arrangé. Il était grand temps qu’on le tire de là.

— Mais enfin il est solide ? émit Lisa dont tout l’être protestait contre un bilan aussi dramatique. Il a toujours fait du sport…

— Cela ne l’empêche pas d’avoir des poumons fragiles. Cependant il jouit visiblement d’une excellente constitution et c’est sur elle que je compte pour le tirer d’affaire… Ne désespérez pas ! Le cas est grave mais pas extrême et je suis seulement venu vous donner le bilan…

— Je vais y aller ! Je veux le voir !

— Non, je vous en prie ! Pas maintenant ! Donnez-moi un jour ou deux ! Il n’aimerait pas, je crois, que vous le voyiez dans l’état où il est.

— C’est mon époux ! Et cela pour le meilleur et pour le pire. Et si le pire est là je dois y être aussi. Je viendrai… demain !

Dieulafoy haussa les épaules :

— Je ne peux pas vous en empêcher…

— Et moi je ne peux que vous donner raison, dit Mme de Sommières quand le médecin les eut quittées, mais peut-être devriez-vous faire quelque chose pour votre apparence ? Vous êtes méconnaissable ainsi.

Lisa se leva et se dirigea vers la glace de la cheminée qui lui renvoya l’image d’une femme dont la pâleur contrastait avec les cheveux d’un brun foncé aussi éloigné que possible de la somptueuse chevelure d’or roux qui l’enveloppait habituellement. Une femme très mal habillée, en outre, de vêtements sans grâce qui lui allaient mal.

— Vous voulez dire que je suis un véritable épouvantail ?… Il faut, au moins, arranger cela. Mais pour les cheveux je crains qu’une décoloration n’aggrave le mal. La solution sera peut-être de les couper court et d’attendre qu’ils repoussent…

— Aldo détestera. Il aime tant vos cheveux ! Ne coupez pas toute la longueur et faites éclaircir ce que vous garderez. Il y a grâce au Ciel d’excellents coiffeurs !

— Je sais mais d’ici demain je n’ai pas le temps, reste celui de téléphoner chez Lanvin où l’on a mes mesures pour demander que l’on m’apporte de quoi m’habiller convenablement.

Ce fut, bien sûr, plus que convenable. Le soir même, quand Adalbert vint dîner – il avait dormi toute la journée ainsi d’ailleurs que Marie-Angéline assommée de fatigue par sa nuit d’aventures ! –, il put embrasser une longue jeune femme brune, belle et pâle dans une robe de crêpe georgette bleu glacier dont le drapé en écharpe autour du cou faisait ressortir la rare couleur violet foncé des yeux.

— C’est assez surprenant, dit-il en tenant Lisa à bout de bras pour mieux l’examiner, mais c’est loin d’être laid. Et cette couleur vous va à ravir ! Je me demande ce qu’en dira Aldo ?

— Nous le saurons demain. Je ne veux pas attendre plus longtemps pour le voir. C’est moi qui devrais être auprès de lui. Pas des infirmières inconnues !

— Cela n’arrangerait rien. Je suis passé à la clinique avant de venir : la fièvre ne cède pas et il est toujours inconscient… C’est assez… impressionnant, même maintenant qu’on l’a débarrassé de sa crasse. Marie-Angéline qui l’a vu quand on l’a ramené au jour a failli s’évanouir…

Lisa eut un petit sourire et prit par le bras l’intéressée, qui devint toute rouge :

— Elle a fait preuve d’un courage extraordinaire, n’est-ce pas ? Pourtant je lui en voulais tellement lorsque je me suis retrouvée dans la salle de bains du Continental, ligotée avec des ceintures en éponge. À présent je ne sais que faire pour l’en remercier !

— Oh ! Je n’en mérite pas tant ! J’ai toujours adoré jouer la comédie, me déguiser, changer de personnage. Celui de Mina Van Zelden me plaît bien…

— Oui, eh bien vous vous contenterez dans l’avenir immédiat de celui de Plan-Crépin ! intervint la marquise. Il me suffit tout à fait, à moi : la comédie d’hier a bien failli tourner au tragique. Passons à table, en attendant, pour célébrer au champagne  la gloire de notre héroïne !