Enfin on sortit du bois. On déboucha sur la terrasse dont avait parlé Aliosha, d’où l’on découvrait la Seine, les moutonnements obscurs du bois de Boulogne et les lumières de la ville. Soudain Tamar s’accroupit dans les herbes hautes commença à déblayer de la terre et des herbes mêlées, puis, se redressant, regarda Masha. Celle ci se tut et tendit les bras pour envelopper Tamar mais, avec un cri qui était aussi un sanglot, la Mongole lui échappa, courut vers l’extrémité de la terrasse et se jeta dans le vide… Sans qu’elle fît un geste pour la retenir.

Seulement, par trois fois, Masha se signa.

Déjà les hommes étaient devant la place ainsi dégagée. Ils virent une tôle ronde munie d’une poignée, la soulevèrent. Déjà Adalbert était à genoux au bord et plongeait sa lampe dans les ténèbres d’où s’élevait une odeur pénible. Ce qu’il aperçut l’épouvanta :

— Bon Dieu ! s’écria-t-il à demi étranglé. Il est là au fond de ce trou… On dirait… on dirait qu’il est mort !

Cependant, des profondeurs du puits, une voix faible lui parvint :

— Adal… C’est toi ?

— Oui, mon vieux, c’est moi. Comment es-tu ?

— C’est… c’est sans importance ! Lisa ! Où est Lisa ?

— Elle va bien, sois tranquille ! J’arrive ! (Puis, s’adressant à ceux qui l’entouraient :) Comment descend-on là-dedans ? Trouvez-moi une corde… une échelle !

La corde n’était pas loin. On la trouva dans les herbes avec un crochet permettant de descendre et de remonter un seau : la seule communication, depuis près de trois semaines, entre l’enterré et le monde des vivants. Fédor, le plus solide des Vassilievich, se l’attacha autour du corps et s’assit par terre pour permettre à Adalbert de rejoindre son ami tandis que deux autres frères le retenaient.

— On ne le remontera pas comme ça, observa celui-ci. Il faudrait au moins une échelle ! Appelez donc les pompiers ! Ils sauront faire ça mieux que nous s’il est blessé. Sans oublier la police !

— Ni un serrurier ! gronda Adalbert du fond du trou. Il est enchaîné à la muraille !

Il fallut tout cela en effet, plus une bonne heure et les efforts de trois hommes pour que la civière descendue dans le puits remonte en glissant le long de l’échelle et soit déposée dans la tendre lumière d’un soleil qui se levait sans hâte.

— Mon Dieu ! exhala le policier. Quel monstre était donc ce pseudo-Napoléon ?

Morosini, en effet, aurait suscité la pitié de son pire ennemi : amaigri, blême sous les poils de barbe qui lui mangeaient le visage, les yeux creux et brûlants de fièvre, les bras enflés et les poignets couverts de croûtes dont certaines saignaient encore, sale à faire peur et répandant une odeur méphitique, il ne restait plus grand-chose de l’homme séduisant et désinvolte qui avait quitté la rue Jouffroy par une froide nuit d’avril pour s’enfoncer dans une nuit encore plus profonde. En outre, il émettait par quintes épuisantes une toux sèche qui fronça les sourcils d’Adalbert : il savait son ami sensible au froid et ce printemps ressemblait comme deux gouttes d’eau à un début d’hiver. Sans compter l’humidité du puits !

— Il faut le ramener tout de suite à la maison ! s’écria Marie-Angéline qui avait rejoint les hommes et qui pleurait dans son mouchoir. Il recevra les meilleurs soins !

— Pas question ! coupa Langlois. Il lui faut l’hôpital et nous allons le conduire à l’Hôtel-Dieu.

— Il a raison, approuva Adalbert. Il a besoin d’un examen minutieux. Après quoi on pourra le récupérer…

— Belles paroles ! ricana Langlois. Vous voilà saisi par la sagesse ? Un peu tard, on dirait ? Mais vous allez avoir des comptes à me rendre ! C’est bien la première fois que je vois faire appel à des tziganes plutôt qu’à la police pour régler les comptes d’un criminel !

— C’est moi qui ai téléphoné au Schéhérazade avant de venir ici, intervint Martin Walker. Vous appeler eût été trop risqué !

— Tandis qu’à présent vous avez lieu d’être satisfait ? Quel tableau de chasse ! Un vrai massacre…

— Vous n’auriez pas fait mieux ! Peut-être même pire, car tout le monde est entier dans notre camp. Sauf sans doute le dos de Vidal-Pellicorne. Au lieu de rouspéter, vous feriez mieux de vous pencher sur le problème qui vous reste : Agalar n’était pas Napoléon VI. Il l’a avoué avant de mourir en demandant pardon à Dieu et en jurant qu’il n’avait tué ni Piotr Vassilievich, ni Van Kippert ! Somme toute vous devriez nous remercier parce qu’on vous a éliminé une belle bande de truands sans que ça coûte un sou à la justice française !

— Je me disais aussi que j’oubliais quelque chose ! ricana Langlois. Eh bien, merci, monsieur Walker ! Tâchez au moins de ne pas en rajouter dans le papier sensationnel que vous allez pondre ?

— Allons, commissaire ! fit Walker avec un sourire désarmant. Comme si vous ne me connaissiez pas ?

— Justement, je vous connais.

— Alors, vous devez savoir que je vénère la police et que, pour rien au monde, je ne voudrais troubler sa sérénité.

Adalbert, cependant, s’était rapproché de Masha qui, à l’écart, contemplait ce qui se passait, immobile et droite, absente…

— Qu’avez-vous chanté pour cette femme tout à l’heure ?

Sans le regarder, elle répondit :

— Le chant de mort des guerriers mongols. Je l’ai appris un jour, très loin d’ici, d’un homme qui allait mourir… Cela évoque la gloire de ceux ont combattu dans l’honneur et qui s’en retournent, libérés de la haine, vers la steppe ancestrale que baignent l’Onon doré et le bleu Kéroulen… mais ne me demandez pas de traduire mot à mot : j’en suis incapable même si je comprends…

Et, ramenant sur sa tête le châle qui en avait glissé, elle s’en alla rejoindre ses frères…


Ainsi que Marie-Angéline l’avait précisé, Lisa n’eut aucune peine à se libérer de ses liens quand elle reprit conscience sur le tapis de la salle de bains où elle était étendue en chemise. Une situation parfaitement ridicule qui l’eût amusée si l’enjeu n’eût été aussi lourd. Elle aimait bien « Plan-Crépin », dont elle reconnaissait volontiers les aptitudes hors du commun, mais cette fois elle lui en voulait de s’être immiscée dans ce drame où la vie d’Aldo était en jeu.

Revenue dans sa chambre, elle constata d’abord qu’il était près de neuf heures et demie, ce qui signifiait que la machine était en marche et qu’elle ne pouvait plus rien pour l’arrêter. Que faire alors ? Rester dans cette chambre banale sans communication aucune avec qui que ce soit lui parut insupportable et, puisque l’indomptable Marie-Angéline avait pris sa place, elle allait se rendre rue Alfred-de-Vigny, certaine de s’y trouver au cœur du problème. Tante Amélie avait le réconfort vigoureux et singulièrement efficace.

Saisie d’une hâte soudaine de la retrouver, elle endossa les vêtements de Marie-Angéline, rassembla les quelques affaires sorties de sa mallette de voyage, prit son sac et descendit dans le hall pour régler sa note et demander un taxi. Il y avait réception, ce soir, au Continental et elle en fut un instant contrariée car dans ceux qui arrivaient elle pouvait reconnaître certains visages ; mais son déguisement était vraiment parfait, ainsi que la convainquirent son reflet dans l’une des hautes glaces de l’entrée et les regards sans poids de ces gens sur elle. Quelques instants plus tard elle roulait vers le parc Monceau…

Si elle s’attendait à créer une quelconque surprise, elle fut déçue.

— Enfin vous voilà ! exhala Mme de Sommières qui, depuis plus d’une heure, arpentait son jardin d’hiver dans un cliquetis de sautoirs.

— Vous m’attendiez ?

— Bien sûr ! Que pouviez-vous faire d’autre à présent que compter les heures avec moi ? On attend mieux à deux que seule en face de son imagination. J’aime bien Plan-Crépin, vous savez ?

— Pourquoi, alors, lui avoir laissé faire cela ?

— Parce que c’était la seule chose intelligente. Parce que vous avez deux petits enfants et qu’ils ont besoin de vous plus encore que de leur père Enfin parce que Plan-Crépin porte en elle le sang de ces fous qui traversaient les mers et les déserts pour récupérer un tas de pierres où le Christ n’a fait que passer.

Elle s’arrêta, regarda Lisa au fond des yeux puis la saisit dans ses bras pour la serrer contre son cœur :

— Ma pauvre petite ! Ce que vous avez dû souffrir ! Pardon de n’avoir pas d’abord pensé à vous. Pardon de cet accueil un peu abrupt mais… mais je suis comme ça ! Si je ne vocifère pas, je m’écroule !

— Je sais. Mon père est comme vous… et moi aussi je crois bien. Mais j’ai peur… J’ai tellement peur !

Se dégageant des bras de la marquise, elle se laissa tomber sur un pouf et, en dépit de ce qu’elle venait de dire, fondit en larmes avec la violence d’une rivière qui brise une vanne. Mme de Sommières la laissa pleurer un moment, se contentant de poser une main apaisante sur les cheveux teints de la jeune femme dont elle avait commencé à palper une mèche dans un geste plein de pitié. Alors, elle entendit :

— Pourquoi… pourquoi ne m’avez-vous pas dit qu’il s’était mis à aimer cette femme ? À l’aimer au point de la tuer.

Comprenant qu’un poison ajoutait sa brûlure à la blessure de Lisa, Mme de Sommières tira une chaise basse près du pouf et s’empara des mains de la jeune femme pour essayer de découvrir son visage :

— Qu’est-ce qui peut vous faire croire une pareille horreur ? Connaissez-vous donc Aldo aussi mal ?

— Je le connais bien, au contraire. Je sais qu’il est sujet à des coups de passion qu’il a du mal à contrôler. Avez-vous oublié Anielka et, avant elle, Dianora, la femme de mon père ?

— Pourquoi ne pas remonter au Déluge ? L’affaire Dianora, c’était avant la guerre. Quant à la Polonaise, il a vite compris…