— Mais, continua la vieille fille, une fois qu’elle été embarquée sur le Simplon-Express, M. Buteau resté à Venise, n’a pas supporté l’idée de la savoir seule aux prises avec des gens aussi dangereux. Il fallait qu’il fasse quelque chose : alors, afin d’être certain que sa communication ne soit pas surprise, il est allé chez le pharmacien Franco Guardini l’ami d’enfance d’Aldo, et il a appelé chez nous. Ce qu’il voulait, c’est que la marquise prévienne son ami l’ancien commissaire Langevin, mais nous avons eu une autre idée. Connaissant le plan que devait suivre Lisa, je suis allée la rejoindre au Continental et j’ai réussi, non sans mal, à la convaincre de prendre sa place. Ce rôle-là je pouvais le jouer sans difficultés…
— Ce qui m’étonne, c’est que vous ayez réussi ! Telle que je la connais… Elle ne vous a pas flanquée à la porte ?
— Oh, elle a essayé, mais je suis plus forte qu’elle. En outre je crois qu’elle a éprouvé un soulagement à voir enfin devant elle un visage ami. Elle a relâché la tension en pleurant d’abord, puis en ne se faisant pas trop prier pour me dire ce qu’elle allait devoir faire. Seulement quand j’ai dit que je voulais y aller à sa place, elle est devenue intraitable c’était elle qui devait y aller et nulle autre. Alors j’ai employé les grands moyens…
— Et c’est quoi, les grands moyens ?
Marie-Angéline rougit furieusement – un spectacle qui se perdit dans l’obscurité ! – baissa la tête et soupira :
— Je lui ai envoyé un uppercut au menton.
— Un quoi ?
— Un coup de poing ! Il faut vous dire que je fais beaucoup de gymnastique et que j’ai un peu étudié la boxe… Avec un adversaire non prévenu je me débrouille assez bien.
— Je me demande s’il y a quelque chose au monde que vous n’ayez pas essayé ! exhala Adalbert sidéré. Et après ?
— Je l’ai déshabillée, ligotée avec les ceintures des peignoirs de bain, bâillonnée avec un mouchoir et enfermée dans la salle de bains. Rassurez-vous, elle ne manque pas d’air. Là-dessus j’ai pris ses vêtements… et sa place au rendez-vous. Seulement nous ne sommes pas au bout de nos peines : le démon que j’ai vu à l’étage en dessous veut Lisa sinon il ne relâchera pas Aldo.
— Pas difficile de comprendre pourquoi : tenant Lisa il espère faire chanter son père pour obtenir une nouvelle rançon.
— Vous croyez ? C’est un gros morceau que Moritz Kledermann.
— Oui et assurément il ne se laissera pas manipuler aisément, mais en attendant tous ces délais risquent de coûter la vie à Aldo.
— J’en suis persuadée. Que fait-on maintenant ?
— On essaie de sortir d’ici pour pouvoir ouvrir ceux à qui sont en bas. Rallumez et criez aussi fort que vous pouvez… et aussi longtemps qu’il faudra pour que quelqu’un vienne.
Tout en parlant, Adalbert s’emparait du tisonnier placé près de la cheminée et se plaçait derrière la porte. Marie-Angéline, pour sa part, prit une longue respiration et se lança dans une série de cris perçants tout à fait convaincants : ceux d’une femme à qui on fait subir les pires sévices. Le résultat ne se fit pas attendre. Après un cliquetis frénétique de clefs la porte fut violemment rejetée et un homme au physique nettement ibérique parut :
— Qu’est-ce qui se passe ici ? Mais…
Il se figea devant une Marie-Angéline qui debout au milieu de la pièce, le regardait surgir avec un doux sourire. Il n’eut cependant pas de temps pour d’autres points d’interrogation : manié de toute la force d’Adalbert, le tisonnier s’abattit sur son crâne et il s’écroula sans un soupir.
— Allons-y ! fit Adalbert. Il fit sortir sa compagne, ferma la porte à clef, mit la clef dans sa poche et, saisissant d’une main son revolver et de l’autre le bras de « Mina », il l’entraîna dans un couloir poussiéreux et entièrement dépourvu de meubles qui débouchait sur le dernier palier d’un large escalier de bois. Là, ils s’arrêtèrent pour écouter les bruits de la maison. Elle leur parut silencieuse ; pourtant elle n’était pas endormie car il devait y avoir, au rez-de-chaussée, une pièce allumée dont la lumière se reflétait dans la cage d’escalier.
L’un derrière l’autre, en rasant les murs pour éviter le plus possible de faire crier les marches, ils descendirent prudemment, s’arrêtant cependant au premier étage où ils virent un rai lumineux sous une porte.
— On va voir ? souffla Marie-Angéline.
— Non. D’abord ouvrir en bas. Il nous faut de l’aide…
Ils continuèrent à glisser le long des degrés jusqu’à atteindre le sol dallé d’un grand vestibule, vide à l’exception d’une antique chaise à porteurs. Adalbert se dirigea vers l’endroit éclairé, vit qu’il n’agissait d’un salon mal meublé avec des rideaux de peluche rouge mais où il n’y avait personne. D’un geste il entraîna alors son amie vers la porte de derrière qui donnait sous l’escalier, et chuchota quelques mots à son oreille. Elle fit signe qu’elle avait compris, ouvrit la porte et interpella l’homme qui faisait les cent pas devant :
— Dites-moi, mon brave ! fit-elle sur un ton terriblement snob. Pouvez-vous me dire… ?
L’effet de surprise joua pleinement. L’étonnement paralysa l’homme un court instant. Très court mais suffisant : jaillissant de nulle part, Martin Walker lui tombait dessus, l’assommait d’un maître coup de poing et, quand il s’écroula, Martin exerça sur son cou une prise qui le laissa inerte et sans connaissance.
— Que lui avez-vous fait ? demanda Adalbert surpris.
— J’ai appuyé sur ses carotides. Il en a pour un moment : j’ai appris ça au Japon. Mais faudrait peut-être essayer de le cacher ?
— On a ce qu’il faut !
Un instant plus tard, le garde, bras et jambes ligotés au moyen des bas de Marie-Angéline, bâillonné avec deux mouchoirs, était déposé dans la chaise à porteurs.
— Il y a celui de devant, chuchota Adalbert. On ferait peut-être bien de s’en occuper ?
— Hé là ! Je n’ai plus de bas, moi ! gémit la vieille fille qui, assise par terre, était occupée à se rechausser.
— Vous avez peut-être une combinaison ? proposa obligeamment Martin. En la déchirant en bandes…
— Vous n’êtes pas un peu malade ? Pour peu qu’il y en ait encore deux ou trois à mettre hors de combat, je n’aurai plus rien sur le dos ?
— Bah ! C’est pour une bonne cause, fit le journaliste avec un sourire si charmant qu’elle se mit à rougir :
— S’il n’y a pas moyen de faire autrement…
— On n’a pas le temps pour le badinage ! grogna Adalbert. Mettons déjà celui-là hors de service, on verra après.
Le même scénario se reproduisit mais cette fois les deux hommes tombèrent sur le garde avec un bel ensemble : le poing d’Adalbert l’envoya au tapis pour le compte, après quoi les doigts de Martin opérèrent comme sur son complice.
— Il y a là un placard ! proposa Marie-Angéline qui explorait fébrilement les boiseries du vestibule. Et il a l’air solide : mettons-le là !
— C’est beau, la pudeur ! ironisa Adalbert. Ça rend ingénieux.
Le placard refermé sur le garde tassé dedans, on tint un rapide conseil pour essayer d’évaluer le nombre des occupants de la maison.
— On n’est pas au bout, expliqua Marie-Angéline. Il y a encore l’homme qui m’a embarquée rue de Rivoli, le chauffeur et le Mongol… ou quelque chose qui y ressemble.
— La Mongole ! rectifia Adalbert.
— Pas du tout. J’ai bien dit « un homme ». Une sorte de tank jaune fort comme un ours. Pourquoi avez-vous dit « la » ?
— Parce qu’il y a ici la servante de la comtesse Abrasimoff et que c’est même ça qui m’a fait comprendre qu’il fallait s’intéresser à cette maison…
— N’oubliez pas non plus le patron : Napoléon VI ; il est mauvais comme un serpent à sonnette !
— Oh je ne l’oublie pas ! C’est même par lui qu’on va commencer. Il doit être au premier étage.
— Allez-y ! dit Martin. Moi je fais venir Théobald et on va explorer le sous-sol. La cuisine doit y être et les domestiques aussi. Si vous entendez tirer, ne vous affolez pas ! Je n’ai pas l’intention de faire de quartier ! ajouta-t-il en fourrant dans sa ceinture le pistolet récupéré sur le second garde, Marie-Angéline ayant déjà fait main basse sur celui du premier. Quant aux fusils, trop encombrants en combat rapproché, on les avait glissés sous les premières marches de l’escalier.
Aussi prudemment qu’à la descente, Adalbert et Marie-Angéline remontèrent et s’approchèrent de la porte sous laquelle filtrait la lumière. L’archéologue se pencha pour regarder par le trou de la serrure mais la clef était dedans et il ne vit rien : le bandit avait dû s’enfermer… En effet, quand avec d’infinies précautions il appuya sur la poignée de la porte, celle-ci résista. Adalbert se rapprocha de son associée :
— Ça vous fait peur de rester là à surveiller cette porte ?
— Avec ça, non ! fit-elle en élevant son pistolet. D’autant que je tire bien. Que voulez-vous faire ?
— Passer par la fenêtre. Le balcon qui y correspond est facile à atteindre puisqu’il est au-dessus du perron et qu’il n’y a plus de garde. Mais si vous êtes amenée à tirer, faites attention : il me le faut vivant afin qu’il me dise où est Morosini…
Elle fit signe qu’elle avait compris. Adalbert redescendit, sortit de la maison et examina le porche qui soutenait le balcon, très Roméo et Juliette d’ailleurs avec ses groupes de colonnettes sculptées de motifs différents comme aux portails de certaines églises. Mais là – don du Ciel lui-même sans doute ! –, un lierre grimpait gracieusement jusqu’à la balustrade gothique. Adalbert se sentit des ailes et, en moins de cinq minutes, il avait atteint son but et s’approchait de la porte-fenêtre ogivale flanquée de deux étranges ouvertures à meneaux. Sûr de lui, l’occupant de la chambre n’avait même pas jugé bon de tirer les rideaux ou de porter son foulard blanc. L’archéologue eut tout loisir de reconnaître le marquis d’Agalar. Assis sur une chaise en bois sculpté placée près d’une table sur laquelle était posée une grosse serviette de cuir ouverte, il contemplait un bijou qu’il tenait sur la paume de sa main. Un bijou qui n’était autre que la « Régente »… Le temps, cette nuit, était doux et Adalbert considéra que sa chance tenait bon en constatant que la porte-fenêtre était simplement poussée. Divine imprudence des gens qui se croient invulnérables ! En dépit de sa fatigue, Adalbert s’offrit un sourire, assura son revolver et poussa doucement du pied le battant de verre.
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