Dans la limousine noire qui l’avait cueillie au coin de la rue Rouget-de-l’Isle, « Mina » ne pensait à rien sinon à jouer de la meilleure façon son personnage. Elle ne voyait rien non plus, excepté l’homme qui lui tenait compagnie, car on avait tiré les rideaux sur les vitres, y compris celle de séparation avec le chauffeur. Celui-là devait être de bien belle humeur : elle l’entendait siffloter. Quant à son compagnon, il ne représentait guère qu’un amoncellement de vêtements : pardessus sombre à col relevé, chapeau mou à bords baissés et, entre les deux, une écharpe de couleur indécise remontant jusqu’aux yeux. Il n’avait pas dit un mot non plus, se contentant de récupérer sans douceur excessive la grosse serviette de cuir qu’il tenait à présent contre son cœur avec une sorte de tendresse. Il respirait lourdement avec, de temps en temps, un petit rire qui donnait la juste mesure de sa satisfaction. Celui-là devait entrevoir un avenir aussi brillant que les bijoux enfermés dans le sac. Sa prisonnière espéra sincèrement que cela lui donnerait l’envie de se laver plus souvent : il répandait une odeur de vieux tabac et de sueur que le balancement de la voiture n’arrangeait pas : c’était à vomir !
Incommodée, elle chercha dans les poches de son tailleur – on lui avait aussi pris son sac ! –, trouva un petit mouchoir qui avait été imprégné de parfum et le mit sous son nez pour en respirer l’odeur fraîche et boisée.
Le voyage dura environ trois quarts d’heure.
Vers la fin, le puant écarta légèrement le rideau de son côté puis, sortant un bandeau noir, ôta les lunettes de sa voisine, les glissa dans la poche de poitrine du tailleur – non sans vérifier au passage la fermeté d’un sein, ce qui lui valut une gifle qu’il évita – et noua solidement le bandeau à leur place.
La voiture quitta les pavés, tourna à droite roula sur des graviers qui semblaient présenter quelques aspérités et enfin s’immobilisa. La prisonnière – elle ne s’illusionnait guère sur son statut – en fut extraite par une main vigoureuse guidée jusqu’à un perron dont on lui fit gravir les marches puis, à travers un vestibule dallé, introduite enfin dans une pièce qui sentait très fort la poussière, un peu le moisi et dont le parquet dépourvu de tapis grinça sous ses pas. Là on lui enleva le bandeau et on lui remit ses lunettes. Elle vit alors qu’elle se trouvait dans une sorte de salon pourvu de rideaux de peluche rouge tirés devant les fenêtres, de quelques fauteuils disparates, d’un canapé, de deux guéridons et d’une table à usage de bureau. La lumière pauvre et triste tombait d’un lustre en bronze doré où seulement trois ampoules électriques sur six brûlaient. Derrière le bureau il y avait un homme mince, très brun et entièrement vêtu de noir dont le visage était caché sous un foulard blanc qui ne laissait voir que des yeux très sombres. Elle poussa un soupir et attendit.
L’homme au foulard blanc sortit de derrière la table, vint jusqu’à elle et, de deux gestes synchrones, ôta les lunettes et arracha la cloche de feutre gris. Aussitôt ses yeux noirs flambèrent de colère :
— Vous n’êtes pas la princesse Morosini ! gronda-t-il.
— Je n’ai jamais prétendu l’être, répondit-elle tranquillement. Je suis Mina Van Zelden, la secrétaire du prince…
— J’avais exigé que la princesse vienne elle-même !
— Elle serait venue bien volontiers mais, avec une jambe dans le plâtre et deux côtes cassées, ce n’est pas très commode. Il faudra vous contenter de moi… et de ce que je vous apporte ! fit-elle en désignant de sa main gantée la serviette que le puant avait l’air de bercer.
Sans mot dire, l’homme au foulard enleva la lourde sacoche de cuir, la posa sur la table et entreprit de l’inventorier. Les sacs de peau révélèrent l’un après l’autre leur contenu : une parure d’améthystes et de diamants ayant appartenu à la Grande Catherine, le ravissant bracelet de Mumtaz Mahal(13), deux colliers de diamants dont l’un avait orné – brièvement – le cou de Christine de Suède et l’autre celui de Mme de Pompadour, des pendants d’oreilles de toutes sortes et de différentes provenances, d’autres bracelets, des bijoux destinés à épingler un chapeau, des perles aussi quand elles étaient associées à des pierres précieuses, et puis des bijoux plus modernes mais somptueux, ceux qui appartenaient à Lisa Morosini. Bientôt s’amoncela sur la table un tas scintillant qui s’emplit de fulgurances quand l’homme alluma au-dessus une forte lampe de bureau.
Il les caressait avec une avidité que « Mina» jugea écœurante. Il en prenait un, le reposait, en prenait un autre, revenant au premier comme s’il s’agissait pour lui de choisir. Une femme chez un bijoutier devait se conduire de cette façon-là.
— Vous êtes satisfait ? reprit la voix brève de « Mina ». Alors maintenant rendez-moi mon patron !
L’homme s’arracha à sa contemplation et vint vers elle en faisant tourner autour de son index un bracelet d’opales et de diamants qui avait appartenu à l’impératrice Joséphine :
— Désolé, mais je n’ai que la moitié de ce que j’ai demandé. La collection est là et je vous remercie de me l’avoir apportée, mais je veux aussi la princesse…
— Mais je vous ai dit que…
— Qu’elle est clouée au lit pour quelque temps. Eh bien j’attendrai !… Lui aussi d’ailleurs, ajouta-t-il avec une intonation haineuse qui fit frissonner la fausse secrétaire. Évidemment, dans la position qui est la sienne, il vaudrait mieux que sa femme guérisse vite. Si solide qu’il soit, un organisme humain peut toujours flancher mais, étant donné la preuve de bonne volonté que l’on vient de me donner, je ne mettrai pas à exécution ma menace de diminuer la nourriture en proportion du temps écoulé.
— Je veux le voir !
— Cela ne me paraît pas indispensable. Je tiens à ménager votre sensibilité, ma chère. Je ne l’ai pas vu depuis un moment mais il ne doit pas être agréable à contempler… Alors, voilà ce que nous allons faire : le prochain train pour Venise part…
Il alla chercher un indicateur des Chemins de fer et le feuilleta jusqu’à ce qu’il ait trouvé ce qu’il cherchait :
— Voilà ! Il part demain soir de la gare de Lyon. Alors, en attendant, nous allons vous garder ici afin que vous puissiez prendre quelque repos et demain nous vous ramènerons à la gare et resterons avec vous… ou plutôt quelqu’un vous accompagnera jusqu’à Venise : une femme, soyez tranquille, et qui nous est toute dévouée. Elle pourra ainsi veiller aussi sur la princesse quand ses médecins lui permettront le voyage. Que pensez-vous de cet arrangement ?
— Que vous êtes un homme malhonnête et un monstre !
Il haussa les épaules avec un petit rire méchant :
— Mais non, je suis très humain ! Ainsi, félicitez-vous d’être aussi laide, sinon je vous aurais peut-être proposé une façon plus agréable de passer le temps… Timour ! appela-t-il en élevant la voix et en frappant dans ses mains.
Ce qui fit apparaître un personnage inattendu : un petit homme trapu aussi large que haut avec un cou de taureau et un faciès résolument mongol. Il n’était pas grand mais sa force devait être redoutable. L’homme au foulard lui désigna « Mina » en lui donnant un ordre dans une langue inconnue.
Le Timour en question approuva de la tête et coinça aussitôt un bras de la fausse secrétaire dans une poigne qui lui donna l’impression d’être prise dans un étau. Impossible de se dégager de cette pince-là !
— Dormez bien, ma chère ! dit l’homme au foulard. Nous nous reverrons demain, avant votre départ ! En attendant, soyez tranquille, on vous apportera de quoi ne pas mourir de faim… Vous m’avez apporté de trop belles choses pour que je lésine sur votre nourriture !
Resté seul, il retourna vers la table, ôta son foulard et plongea ses longues mains avides dans la masse scintillante… Son regard noir brûlait de tous les feux de l’enfer.
Il était plus de dix heures du soir quand le taxi du colonel Karloff pénétra tous feux éteints et avec une sage lenteur dans le petit jardin de La Tronchère. Adalbert, qui ne tenait plus en place, se précipita à la portière :
— Vous y avez mis le temps ! émit-il dans un souffle indigné. Qu’avez-vous bien pu fabriquer ?
— D’abord il a fallu qu’on me trouve, fit la voix de basse taille de l’ancien cosaque. Et ne rouspète pas ! On a fait aussi vite qu’on a pu !
— On a perdu beaucoup de temps en cherchant Romuald, renchérit Théobald. Et malheureusement on ne l’a pas trouvé !
— Il est parti où, celui-là ? En vacances ? Chez sa mère malade ? En reportage ?
— Ça, c’est moi que ça vise ! dit Martin Walker qui sortait du taxi par la portière opposée. Il est vrai que je vous dois un tas d’excuses.
— Ce n’est pas à moi que vous les devez ! gronda Adalbert. D’où sortez-vous ?
— De chez vous dans l’immédiat et avant de chez le commissaire Langlois. Mais est-ce que cette conférence ne pourrait pas se tenir à l’intérieur ? Il fait frisquet !
Adalbert approuva d’un signe de tête et l’on entra dans la maison au seuil de laquelle attendait La Tronchère. Chemin faisant, Théobald expliquait :
— M. Walker était chez nous quand Monsieur a téléphoné. Il a tenu absolument à m’accompagner et, comme je ne trouvais toujours pas mon frère, j’ai pensé qu’un homme jeune et sportif comme lui pouvait être utile.
— Tu as bien fait. Pouvez-vous me dire, vous, pourquoi vous avez disparu au moment où l’on avait réellement besoin de vous ? Grâce à vous Morosini est accusé d’un meurtre horrible et tous vos confrères l’ont traîné dans la boue.
— Mon excuse est que j’ignorais la mort de la comtesse. J’ai reçu tôt le matin une nouvelle qui pouvait nous donner une piste…
— En Pologne ? C’était peut-être un peu loin ?
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