Elle traversa la foule sans prêter attention à quiconque, sortit sous la verrière, héla un taxi et lui ordonna de la conduire à l’hôtel Continental, rue de Castiglione.

Arrivée à destination, elle ne parut pas s’apercevoir du regard vaguement dédaigneux du voiturier qui lui ouvrit la portière et lui commanda, sèchement, de prendre ses bagages.

À la réception, elle demanda une chambre pour une durée indéterminée sans se soucier de l’œil inquisiteur du préposé, mais sur un ton qui n’admettait pas de réplique. Après quoi, elle ôta ses gants et tira de son sac de cuir noir un stylo pour rédiger calmement sa fiche d’hôtel, puis se détourna et suivit le groom que le réceptionniste venait d’appeler d’un signe de la main. Ce fut seulement quand la voyageuse eut disparu dans l’ascenseur que celui-ci donna libre cours à sa curiosité. La petite fiche de papier ivoire annonçait : Mina Van Zelden. Secrétaire. Venant de Venise…



CHAPITRE X


DANS LA GUEULE DU LOUP

Parvenue dans sa chambre dont les fenêtres donnaient sur le jardin des Tuileries, la voyageuse en ouvrit une pour respirer un moment l’air joyeusement ensoleillé du matin puis défit sa valise, rangea ses vêtements, gardant seulement une rechange de linge, sonna pour demander qu’on lui serve un petit déjeuner, fit couler un bain et alla s’enfermer dans la salle de bains.

Quand elle revint enveloppée dans un peignoir en tissu éponge, son reflet dans le miroir ancien placé au-dessus d’une console la saisit et elle resta là un instant à se regarder, ce à quoi elle s’était refusée en faisant sa toilette. Elle eut peine à se reconnaître. Elle était si pâle que ses yeux ressemblaient à des trous d’ombre. Plus pâle peut-être à cause de ses cheveux bruns qu’elle venait de libérer du bonnet de caoutchouc. Et puis ce pli amer au coin de la bouche… Mais était-ce vraiment le temps de s’apitoyer sur elle-même ?

Brusquement elle tourna le dos à la déplaisante image et s’installa devant la table qu’on lui avait servie pendant son bain. Elle n’avait pas vraiment faim mais elle savait qu’elle allait avoir besoin de forces. Et puis le café était bon et sa chaleur lui fit du bien.

Restaurée, elle se rhabilla, se recoiffa en bandeaux avec un chignon tordu sur la nuque, remit son chapeau, son manteau, ses grandes lunettes qui la rassuraient comme si elle portail un masque, prit son sac, l’épaisse serviette de cuir, sortit de sa chambre et quitta l’hôtel…

Elle n’alla pas loin : simplement jusqu’au bureau de poste de la rue de Castiglione où elle demanda un numéro de téléphone. Ses instructions spécifiaient qu’elle ne devait en aucun cas appeler de l’hôtel. Le numéro dépendait du standard Marcadet, mais elle ignorait dans quelle demeure il aboutissait et devait se contenter de demander Luis. Elle l’obtint d’ailleurs presque aussitôt et le dialogue s’engagea :

— Vous venez d’arriver ? demanda une voix masculine à l’accent ibérique.

— Oui.

— Où êtes-vous descendue ?

— Hôtel Continental, rue de…

— Je sais où c’est. Sous quel nom ?

— Mina Van Zelden.

Elle entendit un ricanement désagréable :

— Vous n’auriez pas pu trouver plus simple ? Vous autres aristocrates, il vous faut toujours des noms à tiroirs…

— Je connais bien celui-là.

— Bon. Peu importe. Vous avez ce qu’on vous a demandé ?

— Oui.

— Tout y est ?

— Tout.

— Bien. Alors maintenant écoutez ! Vous allez rentrer à votre hôtel et y rester sans bouger jusqu’à ce soir. À neuf heures, vous sortirez sous les arcades de la rue de Rivoli en vous arrêtant au coin de la rue Rouget-de-l’Isle. Une voiture viendra vous prendre mais jusque-là vous ne communiquerez avec personne. Compris ?

— Si par personne vous entendez la police, soyez tranquille.

— Pas seulement ! Nous savons que vous connaissez du monde à Paris. Alors ne faites pas l’imbécile. Votre mari pourrait en pâtir : le moindre suspect à l’horizon et il ne revoit pas la lumière du jour.

— Comment va-t-il ?

— Comme on peut aller quand on est enchaîné au fond d’un trou avec un pain de quatre livres et un seau d’eau tous les deux jours. Il était temps que vous arriviez d’ailleurs, car on allait diminuer ses provisions de moitié. Vous allez le trouver changé !

De nouveau le ricanement pénible. Les doigts de la jeune femme se crispèrent sur l’appareil au point de blanchir aux jointures.

— C’est tout ce que vous avez à me dire ?

— Non. Comment êtes-vous habillée ? On a une belle photo de vous en robe du soir mais je suppose que vous ne vous baladez pas avec des kilomètres de satin blanc et une fortune en émeraudes ?

— Je porte un tailleur gris sous un cache-poussière, un chapeau de feutre gris… et des lunettes !

— Parfait. À ce soir… et tenez-vous tranquille hein ?

— Comme si j’avais le choix…

Elle raccrocha, paya sa communication et repris à pas lents le chemin de l’hôtel. Revenue dans sa chambre, elle s’adossa un instant à la porte refermée en laissant tomber la serviette et s’efforça de respirer à fond pour essayer de calmer les battements désordonnés de son cœur. Puis elle arracha son chapeau et se jeta sur le lit où elle éclata en sanglots désespérés. La tension subie depuis qu’elle avait reçu l’affreuse lettre était devenue intolérable, mais jusqu’à présent le bienfait des larmes lui avait été refusé. Or, si vaillante qu’elle fût, il y avait tout de même une limite à la résistance de Lisa Morosini…

Elle pleura longtemps mais, peu à peu, les sanglots, si douloureux au début, s’apaisèrent et l’épouse d’Aldo finit par sombrer dans un sommeil dont elle avait le plus grand besoin…


L’après-midi était avancé quand elle s’éveilla. Il y avait une éternité qu’elle n’avait aussi bien dormi et il lui fallut un moment pour réaliser où elle se trouvait, avant que la notion de ce qui s’était passé et de ce qui allait advenir ne lui revienne. Des jours de colère aboutissant à des jours d’angoisse pour en arriver à ce voyage dont elle ne savait trop comment il se terminerait…

La colère était venue quand, à Vienne, elle avait reçu ces lettres indignées de son cousin Gaspard Grindel qui dirigeait la succursale parisienne de la banque Kledermann. Il avait vu Aldo souper en tête à tête chez Maxim’s avec une ravissante créature, repartie d’ailleurs avant lui, mais qu’il avait suivie et chez qui, par la suite, il s’était rendu plusieurs fois. La première épître l’avait agacée bien qu’elle se fût refusé à lui attacher trop d’importance : elle savait que Gaspard, en bon Suisse, n’aimait guère celui qu’il appelait l’« Italien », mais c’était un homme honnête qui ne se serait pas amusé à affabuler. Du coup Lisa avait accepté cette invitation chez les Colloredo, puis le séjour inattendu à Rudolfskrone, afin d’exciter un peu la jalousie de son époux tout en l’incitant discrètement à la rejoindre. Mais il n’en avait rien fait, se cramponnant à cette histoire de meurtre dans lequel il était témoin… ce qui, selon Gaspard, ne justifiait nullement qu’il prolonge à ce point son séjour. Et puis il y avait eu cette abominable coupure de journal : la belle comtesse avait été assassinée, tenant dans sa main une lettre passionnée. Aldo était en fuite, accusé du meurtre pour lequel, malheureusement, il y avait un témoin…

À sa petite-fille, Mme von Adlerstein avait affirmé aussitôt que c’était impossible. Un coup monté, peut-être, une affreuse machination, mais Aldo était incapable d’une mauvaise action et d’un crime encore moins :

— Je connais les hommes, ma petite, et celui-là en particulier : je l’ai étudié attentivement. Jamais il n’aurait fait cela ! Jamais !

C’était bon à entendre même si Lisa savait, d’expérience personnelle, quelle influence une femme trop jolie pouvait avoir sur Aldo. Elle avait assez souffert de son premier mariage ! Cependant, elle non plus ne le croyait pas coupable du meurtre. Elle était alors rentrée sur-le-champ à Venise et cette autre lettre était arrivée, portée par un messager inconnu. Elle exigeait que la princesse Morosini apporte elle-même, en se soumettant des ordres bien précis, la collection de joyaux de son époux qui comportait aussi ses propres – et très beaux ! – bijoux.

Il avait fallu calmer la colère du vieux et charmant Guy Buteau, qui vouait au couple une affection paternelle :

— Je n’accepterai pas – et en cela je sais que je traduis la pensée d’Aldo – que vous vous engagiez dans une aventure aussi dangereuse ! Aldo ne manque pas d’amis dévoués à Paris. Je suis certain qu’ils font tous leurs efforts pour le retrouver…

— Moi aussi j’en suis certaine, Guy, mais vous avez lu : je dois venir moi-même…

— Pas difficile de deviner pourquoi : quand ils vous tiendront, ils ne vous lâcheront plus. N’oubliez pas de qui vous êtes la fille unique !

— Il y a peut-être un moyen. Nous allons laisser courir le bruit qu’il m’est arrivé un accident et je vais ressusciter Mina. C’est sous cette identité que j’irai à Paris. À moi de les convaincre que je suis vraiment ce que je prétends être. Et pour commencer je vais teindre mes cheveux…

— Lisa, Lisa ! Vous avez des enfants. Les oubliez-vous ?

— Les oublier ? Dieu me pardonne, Guy, mais vous déraisonnez ! Comme si vous ne saviez pas combien je les aime. Seulement ils ont autant besoin de leur père que de leur mère…

— Et s’ils n’ont plus ni l’un ni l’autre ?

— Il leur restera assez d’amour pour les entourer jusqu’à ce qu’ils soient un homme et une femme. Il y a ma grand-mère, mon père, vous.

— Alors je vais avec vous !

— Non, Guy. Je dois y aller seule et le plus vite possible : vous avez lu cette lettre ? Vous devez rester justement pour protéger les enfants. Ces gens sont capables de s’en prendre à eux…