Il repartit donc par où il était venu sans faire plus de bruit qu’à l’aller et prit ses jambes à son cou pour rejoindre le taxi. Et ne le trouva pas…

La surprise ne fut pas longtemps désagréable. Adalbert la traduisit rapidement en signal d’espérance : la voiture était enfin passée et Karloff l’avait suivie. Il ne restait plus qu’à attendre. Il s’assit sur un muret à l’ombre d’un grand arbre et reprit le cigare qu’il avait failli allumer précédemment et en tira quelques bouffées voluptueuses. Il commençait à faire glacial et cette chaleur était la bienvenue.

L’odorant rouleau de tabac cubain était à moitié fumé quand les phares du taxi apparurent dans le tournant de la gare. Adalbert sortit de sous son arbre pour se mettre dans leur lumière. Karloff rangea sa voiture sur le bas-côté et se pencha pour ouvrir la portière. Il semblait très excité :

— Je l’ai trouvé ! s’écria-t-il. Il habite là-haut une petite maison près de la ligne de chemin de fer… Nous y allons ?

— Cette question ! fit Adalbert en s’installant près de lui. Décidément c’est la nuit des surprises ! Le hasard m’a fait trouver ce que j’avais plus ou moins renoncé à chercher… Mais il va falloir que je revienne régler ce compte !

— À votre service si vous avez besoin d’aide !

— Je ne dis pas non.

Tandis que l’on remontait la côte, il raconta l’affaire La Tronchère que le colonel écouta avec un vif intérêt :

— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi vous aviez besoin de cacher vos trouvailles dans ce coin perdu ?

— D’abord Saint-Cloud n’est pas un coin perdu. C’est près de Paris et la vue est superbe. Ensuite, nous autres archéologues sommes tenus de remettre le produit de nos fouilles à notre gouvernement d’abord, mais de plus en plus souvent à celui du pays fouillé. Ce qui revient pour l’Égypte à faire des cadeaux aux Anglais. En ce qui me concerne, c’est plus fort que moi : il y a des objets dont je ne peux me résigner à me séparer, ajouta-il d’un ton plaintif qui fit éclater de rire son compagnon :

— Prises de guerre, mon cher ! Prises de guerre ! Chacun pour soi dans ces cas-là ! Voilà ma devise, déclara l’ancien colonel de cosaques dont le rire homérique avait quelque chose de chevalin.

Il l’accompagna d’un coup de coude dans les côtes de son voisin qui ne put éviter de faire chorus :

— J’en ai fait bien d’autres moi qui vous parle... Ah ! Nous sommes arrivés.

Karloff arrêta son taxi peu avant une maison en pierre meulière entourée d’un jardinet. La Renault stationnait devant l’entrée et l’une des deux fenêtres de l’étage était éclairée.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Karloff.

— On entre, bien sûr ! fit Adalbert en faisant jouer la clenche fermant la barrière dont s’entourait la modeste propriété, après quoi on gravit les trois marches d’un petit perron.

— Qu’est-ce qu’on fait de la porte ? On la défonce ? proposa Karloff.

— Vous avez envie d’y laisser une épaule ? C’est solide, ces petites choses-là…

Et sous l’œil intéressé du colonel, Adalbert tira de sa poche un outil qu’il introduisit dans la serrure. Après quelques tâtonnements celle-ci s’ouvrit sans faire le moindre bruit :

— Où avez-vous appris ça ?

— Quand j’étais gamin, j’avais la passion de la serrurerie, expliqua Adalbert sans s’étendre davantage sur le sujet.

Ce dont le colonel eut le bon goût de se contenter.

Éclairés par la lampe de poche de l’archéologue ils se trouvèrent dans un étroit couloir carrelé au fond duquel partait un escalier en bois mal entretenu et dépourvu de tapis. Le monter sans le faire craquer demanda une infinité de précautions ; enfin on parvint au palier nanti de trois portes. Il n’y avait de la lumière que sous l’une d’entre elles. Adalbert posa des doigts légers sur le bouton et tourna, découvrant une chambre en désordre dans laquelle un homme en manches de chemise s’étirait en bâillant largement, mais le bâillement s’étrangla dans sa gorge quand il vit devant lui deux hommes dont l’un, armé d’un gros pistolet, portait la longue blouse grise et la casquette à visière vernie des chauffeurs de taxi et l’autre, habillé plutôt élégamment, tenait d’une main une lampe électrique et de l’autre un browning. Mais cet appareil n’eut pas l’air de l’émouvoir outre mesure. D’abord parce qu’il était un colosse, certainement sûr de sa force, ensuite parce que ce n’était sans doute pas la première fois qu’il se trouvait dans ce genre de situation :

— Qu’est-ce que vous voulez ? grogna-t-il en laissant lentement retomber ses bras levés.

— Que tu laisses tes mains là où elles sont pour commencer ! fit Karloff qui, à la surprise de son compagnon, poursuivit en russe et reçut une réponse dans cette langue.

— Qu’est-ce qui vous prend de parler russe ? protesta Adalbert.

— Parce que c’en est un. Je peux même vous dire qu’il vient de l’Oural. J’ai reconnu l’accent… Mais ce n’est pas étonnant puisque ce Napoléon de pacotille est russe lui aussi. Celui-là s’appelle Boris Karaghian, travaille au champ de courses et ne comprend pas ce qu’on lui veut.

— C’est simple : pourtant rien que l’adresse de ton patron, mon gros ! Moyennant quoi on ne te fera aucun mal, poursuivit Adalbert en agitant son arme sous le nez de l’homme. Qui se mit à rire à gorge déployée avant de libérer un nouveau flot de paroles dans la langue de Pouchkine.

— Restez avec lui ! dit Adalbert. Moi je vais visiter la maison. Cela me donnera peut-être une idée de l’endroit où se trouve Morosini. Il ne doit pas y avoir beaucoup de cachettes dans une petite baraque comme ça.

— Allez-y ! Nous, on va continuer à causer…

Quand il s’agissait d’inventorier un lieu quelconque, Vidal-Pellicorne en aurait remontré à un policier. Il fouilla d’abord la chambre voisine où quelqu’un devait habiter, puis le cabinet de toilette, descendit au rez-de-chaussée où une assez grande pièce et une cuisine tenaient toute la surface, descendit à la cave, n’y trouva que des bouteilles de bière, vides ou pleines, ressortit, fit le tour de maison, puis remonta avec un soupir en espérant que le colonel aurait obtenu un meilleur résultat… Un coup de feu alors éclata, aussitôt suivi par la ruée dans l’escalier d’une sorte de rouleau compresseur qui envoya Adalbert au bas des marches à demi assommé. Puis il y eut le claquement de la porte et le bruit d’un moteur mais, à cet instant, un second boulet de canon passa dans l’escalier, suivi du même bruit de porte claquée et du démarrage d’un second moteur…

Encore étourdi, Adalbert s’assit sur la dernière marche pour essayer de retrouver ses esprits. Il n’eut d’ailleurs guère de peine à reconstituer ce qui venait de se passer : Boris avait dû échapper au colonel qui à présent s’était lancé à sa poursuite sans plus s’occuper de lui. Il ne lui en fit aucun reproche : lui-même en aurait fait autant, mais maintenant il allait falloir rentrer à Paris par ses propres moyens. Heureusement la gare n’était pas loin…

Adalbert se releva, frictionna ses reins endoloris et se rendit à la cuisine pour boire un verre d’eau et voir s’il n’y aurait pas moyen de se faire une tasse de café : le premier train ne passerait sûrement pas avant deux bonnes heures.

Il trouva ce qu’il cherchait et mit de l’eau à chauffer sur le réchaud à gaz tandis qu’il actionnait le moulin à café coincé entre ses genoux, tout en s’efforçant de vider son cerveau afin de pouvoir y réintroduire des idées claires. Puis, tandis que le café passait en répandant une bonne odeur – on peut être un truand et aimer les produits de qualité ! – il passa une nouvelle inspection de la maison sans en apprendre davantage. Il venait juste de s’installer devant un bol fumant quand une voiture s’arrêta. Adalbert n’eut besoin que de tendre le cou pour voir qu’il s’agissait de son taxi et l’instant suivant le colonel Karloff débouchait dans la cuisine et se figeait devant le spectacle qu’il découvrait :

— Ne me dites pas que vous vous installez dans cette turne ?

— Je ne m’installe pas : j’attends l’heure du train parce que je pensais ne plus vous revoir. Vous en voulez ? ajouta-t-il en allant chercher un autre bol sans attendre la réponse. Si vous me disiez ce qui c’est passé ?

— Il s’est passé qu’on aurait dû ligoter ce type, maugréa Karloff en s’asseyant en face de lui. Et encore, je ne suis pas certain que cela aurait suffi : c’est une force de la nature ! Il a commencé par répondre à mes questions. De mauvaise grâce, mais enfin il répondait, quand soudain il s’est jeté sur moi. J’ai alors tiré et je l’ai blessé, car j’ai entendu un gémissement, mais il n’a eu aucune peine à m’aplatir. Vous savez la suite. À l’exception du fait que je lui ai couru après et qu’il m’a semé avant Versailles.

— Qu’avez-vous appris ?

— Pas grand-chose. Il s’est obstiné à répéter qu’il travaille au champ de courses, qu’il ignore tout de Napoléon – même le premier du nom – et que le copain avec qui il vit est en ce moment à l’hôpital pour avoir pris un coup de pied de cheval. Et vous à part le café, vous avez trouvé quelque chose ?

— Encore moins que vous ! Sauf si Morosini est enterré dans ce bout de jardin, il n’y a ici aucun endroit pour le cacher. On aurait pu s’en douter d’ailleurs. S’il est prisonnier il doit être bien gardé… Seigneur ! C’est à devenir fou ! Il y a des moments où je commence à croire qu’on me l’a tué ! fit-il d’une voix soudain enrouée en écrasant ses yeux sous ses poings.

Karloff laissa passer l’instant d’émotion en se contentant de reverser un peu de café dans le bol vide de son compagnon ; il y ajouta une giclée de calvados sortie d’une fiasque d’argent qu’il gardait toujours sur lui et qui devait être une précieuse relique de son ancienne splendeur. Puis s’en adjugea une lampée avant d’émettre :