— Je dois vieillir ! murmura-t-elle avec un nouveau soupir. Et ce n’est pas gai…

Avant de rentrer rue Alfred-de-Vigny, elle se fit conduire au magasin des Trois Quartiers pour y faire quelques achats dont la marquise l’avait chargée. Pour cela, elle n’avait pas besoin d’argent, la marquise disposant d’un compte ouvert. L’atmosphère feutrée, peuplée de vendeuses discrètes et de clientes en général bien élevées la détendit un peu. Elle s’offrit même une visite au salon de thé où les vertus énergétiques d’un chocolat chaud lui rendirent un peu de tonus mais, quand elle rentra à la maison, il était déjà tard et elle trouva Mme de Sommières en train de faire l’ours en cage dans son jardin d’hiver où elle avait coutume de passer l’après-midi en compagnie d’une ou deux coupes de champagne.

Cette fois, elle en était à la troisième et sauta presque au visage de sa lectrice :

— Ah ça, Plan-Crépin, où étiez-vous passée ? Il vous a fallu tout ce temps-là pour confesser cette femme ?

— Non. Il m’a fallu moins de temps, mais est-ce que nous n’oublions pas que nous avions conseillé de passer aux Trois Quartiers pour y prendre diverses choses ?

— C’est vrai j’avais oublié. Mais ça pouvait attendre ! Alors que rapportez-vous comme informations ?

— Pas grand-chose, je le crains ! En outre, je me suis fait délester des cinq cents francs !

— Sans importance. Racontez !

Connaissant la vieille dame, Marie-Angéline s’efforça de donner le plus de détails possible afin d’éviter des questions à n’en plus finir mais cela ne changeait rien au résultat :

— J’ai fait chou blanc ! conclut-elle.

— Pas tout à fait ! Nous avons à présent un portrait – vague c’est entendu, mais au moins une silhouette. D’autre part, nous savons qu’il y a peu de chance que Marie Raspoutine retourne aux Folies-Rochechouart. C’est important parce que cela va nous permettre d’éviter à notre ami Vidal-Pellicorne de faire en vain le pied de grue dans la côte de Saint-Cloud…

— Mon Dieu, c’est vrai ! Et moi qui n’y pensais pas ! Seulement comment allons-nous faire pour retrouver la piste de ce Napoléon de pacotille ?

— Peut-être en surveillant l’homme qui assure la protection rapprochée de la danseuse. En attendant, allez donc téléphoner rue Jouffroy.

— J’y cours !…

Mais seule la voix distinguée de Théobald se fit entendre au bout du fil : Monsieur venait de sortir et l’on ne savait ni pour combien de temps ni où le joindre. Monsieur avait indiqué qu’il dînerait dehors…

— Ne vous désolez pas, Plan-Crépin ! fit la marquise en manière de consolation. À l’âge du cher Adalbert, on n’en est pas à une nuit blanche près. Vous lui direz tout cela demain…


En effet, ignorant le nouvel état des choses, Adalbert avait donné rendez-vous au colonel Karloff pour dîner dans un restaurant russe de la rue Daru afin de le mettre de bonne humeur avant d’affronter l’épreuve de l’attente nocturne dans la côte de Saint-Cloud. C’était faire preuve d’abnégation parce que lui-même n’aimait guère la cuisine russe, mais son invité se montra si heureux et si bon convive qu’il ne regretta pas d’avoir dû avaler du bortsch et les cornichons au sel qu’il détestait afin de lui tenir compagnie, se consolant toutefois avec un peu de caviar et un excellent koulibiak de saumon. Karloff dévora, but en conséquence et Adalbert craignit un instant qu’il n’eût trop forcé sur la vodka, mais l’ancien colonel de cosaques tenait bien l’alcool et son hôte put constater, quand tous deux prirent le chemin de Saint-Cloud, qu’il tenait aussi très bien la route. Il était seulement d’humeur exceptionnellement bénigne et quelque peu encline à la tendresse.

La séance de guet s’annonçait bien. La nuit de printemps était froide mais belle et, une fois installé dans l’endroit choisi, on ouvrit en grand les vitres du taxi afin de pouvoir respirer l’odeur des lilas et des feuilles nouvelles. Sans se priver pourtant du voluptueux parfum des cigares dont Adalbert ne manquait jamais de se munir.

Cependant il n’est si bonne chose dont on ne se lasse et, l’attente se prolongeant sans amener la voiture, les deux compagnons commencèrent s’inquiéter.

— On aurait peut-être dû passer d’abord au théâtre ? émit Adalbert, ce qui fit ricaner le colonel :

— Pour risquer de se faire repérer ? Non. La bonne méthode, c’est la nôtre. Peut-être a-t-on emmené la fille Raspoutine souper quelque part ?

— Auquel cas on pourrait en avoir pour deux ou trois heures de plus ? Et pourquoi pas ?

Il était, en effet, plus près d’une heure que de minuit et Adalbert admettait volontiers que plusieurs hypothèses pouvaient être avancées, mais plus le temps passait et plus il supportait mal d’être quasi réduit à l’impuissance. Aldo avait disparu depuis une semaine à présent sans que la moindre piste eût été relevée. Si celle-ci venait faire défaut, de quel côté pourrait-on se retourner ?

La longue côte courbe était déserte à cette heure de la nuit. Aucune voiture ne s’y aventurait plus Avec un soupir, Adalbert allait allumer un nouveau cigare quand le bruit d’un moteur se rapprocha.

— Enfin ! exhala l’archéologue.

— Tsst ! Tsst ! Tsst ! émit Karloff. Ce n’est pas celui que nous attendons. Celui-là est asthmatique. Il a du mal à monter. Je parie pour une petite voiture…

— J’ai une petite voiture et elle grimpe comme un ange ! En attendant, je vais voir…

Et descendant du taxi il alla s’embusquer derrière un providentiel tas de pavés destinés à une future réfection de la chaussée, mais d’où la vue était parfaite aussi bien sur la rue Dailly que sur la courbe. Deux phares ronds semblables à deux yeux jaunes s’agitaient spasmodiquement dans la pente comme si l’automobile avait le hoquet. Il fallut un certain temps avant qu’elle n’arrive à la hauteur d’Adalbert qui reconnut alors une petite 5 CV Citroën avec son derrière pointu qui ressemblait à un croupion. Sans doute à cause de l’air sec elle était décapotée et la silhouette de son conducteur était bien visible. Plus encore quand l’engin passa devant le réverbère qui marquait, dans le tournant, l’entrée d’une rue montant à flanc de coteau : celle-là même où Vidal-Pellicorne avait la maison qui lui servait naguère à entreposer ses trésors illicites…

Et soudain celui-ci eut un sursaut. Impossible de s’y tromper ! La lumière était suffisante pour qu’il puisse reconnaître le conducteur en question : c’était à n’en pas douter Fructueux La Tronchère !

Le sang d’Adalbert ne fit qu’un tour. Il courut au taxi :

— Restez là au cas où les autres arriveraient enfin ! Moi je suis la 5 CV…

— À pied ?

— Elle ne va pas vite et j’ai de grandes jambes ! Ne bougez pas !

Et il s’élança à la suite de son voleur, poussé par une force qui n’avait rien à voir avec la solide rancune qu’il nourrissait contre lui. C’était plutôt de la curiosité. Qu’est-ce que La Tronchère supposé gratter le globe entre le Tigre et l’Euphrate pouvait bien fabriquer à une heure du matin sur le coteau de Saint-Cloud et dans la rue même où il avait commis son forfait ? Éprouvait-il le besoin comme le voulait la tradition policière, de revenir sur le lieu de son crime ? Ledit crime n’était qu’un vol, son théâtre ne devait pas dégager une grande force d’attraction. Et, en fait, La Tronchère n’allait pas chez Adalbert. La voiture passa sans s’arrêter devant la maison où tout était fermé depuis des mois :

« Il faudra que je vienne aérer un de ces jours pensa Adalbert en sachant bien qu’il n’en ferait rien, la seule chose intelligente étant de mettre le tout en vente puisqu’il n’en avait plus besoin. Mais… où est-ce qu’il va ? »

Le peu scrupuleux confrère venait d’arrêter machine un peu plus loin, devant la grille de la propriété voisine. Vidal-Pellicorne le vit descendre de son véhicule, ouvrir ladite grille, remonter et se diriger vers une remise située sur la droite et contre le mur mitoyen. Après quoi il pénétra dans la maison en homme qui rentre chez lui. Peut-être après un voyage ? Il portait en effet à la main une mallette et un filet à provisions d’où dépassait une baguette de pain.

— Pas possible ! marmotta Adalbert qui parlait volontiers seul dans certaines occasions. Il habite là ? C’est à n’y pas croire.

Cela expliquait pourtant bien des choses et surtout pourquoi il avait été impossible à l’archéologue dévalisé de trouver la moindre trace des objets volés dans les différents endroits où il avait cherché leur trace. Simplement parce que La Tronchère s’était contenté de les installer dans la maison voisine qu’il avait dû acheter, ou louer, avant de commettre son forfait. Une brouette avait certainement suffi à transporter les pièces les plus lourdes. Jamais Adalbert n’aurait eu l’idée de les chercher là… Il voulut en avoir le cœur net et escalada la petite grille qui n’offrit guère de difficultés. Ensuite il fit le tour de la maison où il put voir le reflet d’une lumière.

L’allée qui y menait était sablée et ses semelles de crêpe lui permettaient de se déplacer en silence. Il approcha ainsi d’une fenêtre éclairée qui était celle de la cuisine. Son voleur était là, occupé à se faire des œufs au plat sur un fourneau à gaz. Sur la table une assiette dans laquelle une tranche de jambon voisinait avec un couvert, un verre, le pain et une bouteille de vin rouge déjà entamée. La Tronchère devait mourir de faim : sa valise, son pardessus et son chapeau étaient empilés sur une chaise. Mais son humeur, apparemment, n’en était pas affectée car, en faisant sa cuisine, il sifflotait… Ses œufs cuits, il s’attabla, avala un verre de vin et attaqua son petit repas avec un bel appétit.

La tentation de faire voler en éclats cette fenêtre et de jouer les trouble-fête fut presque irrésistible mais la pensée d’Adalbert en vint à bout sans trop de peine. Même si la chance de pouvoir enfin mettre la main sur son voleur lui procurait un vrai plaisir, elle ne devait pas lui faire oublier qu’il n’était pas à cet endroit pour rendre sa justice. La Tronchère pouvait attendre sa punition dès l’instant où Adalbert savait où le retrouver. Une conversation à cœur ouvert avec lui aurait pris trop de temps et il fallait penser au colonel Karloff qui devait se ronger les ongles en se demandant où il était passé.