— Il serait plus simple de me tuer tout de suite.

— Que non pas ! Je tiens à vous montrer vivant à votre charmante épouse. Vous serez extrêmement convaincant. Et, à ce propos, voici de quoi vous nourrir pendant deux jours, ajouta-t-il en lançant dans le puits un gros pain de campagne qui manqua la tête d’Aldo d’un centimètre. Pour ce qui est de l’eau, vous en avez assez jusque-là.

— La princesse Morosini exigera que vous me libériez.

— Croyez-vous ? Je vois les choses autrement : il me suffira de rendre votre situation encore plus pénible pour l’obliger à se plier à mes désirs. Eh oui, en vérité, je crois que je vais être très heureux !

— Vous n’oubliez qu’une chose : la police qui doit me chercher…

— Oh, mais je ne l’oublie pas et je puis même vous assurer qu’elle vous cherche déjà. Mais pas pour ce que vous imaginez.

— Ah non ? Et pourquoi donc ?

— Elle cherche un assassin. Vous êtes accusé mon cher, d’avoir égorgé la nuit dernière la belle comtesse Tania Abrasimoff qui était votre maîtresse depuis quelques jours mais voulait rompre. On a trouvé une lettre de vous… une bien belle lettre ! Débordante de passion… et de menaces.

Tétanisé d’horreur, Aldo ne réagit pas immédiatement. Ce ne fut qu’au bout d’un instant qu’il articula :

— Vous l’avez tuée ! Vous avez tué cette pauvre fille dont vous aviez fait votre complice et que vous terrorisiez ?

L’autre se mit à rire. Un rire grinçant, cruel. Un rire de dément bien qu’on ne pût vraiment assurer que cet homme en fût un. Il passa comme une râpe sur les nerfs tendus à l’extrême d’Aldo qui retint un gémissement tandis que son bourreau poursuivait :

— Terrorisée ? Vous en êtes sûr ? Elle n’en avait pas l’air, croyez-moi, quand je lui faisais l’amour. Il vrai qu’elle le faisait volontiers dès qu’il y avait un bijou en perspective. Vous auriez dû en profiter…

— Et vous l’avez égorgée ? Vous êtes décidément ignoble !

— Moi, l’égorger ? Vous rêvez, mon cher ! Je ne fais jamais le vilain travail de mes mains. J’ai, pour le faire, des exécuteurs. Cette brave Tamar, par exemple ! C’est elle d’ailleurs qui vous accuse : elle jure de vous avoir vu à l’œuvre…

— Et elle vous est dévouée ? C’est à peine croyable…

— Elle est surtout dévouée à l’opium que je lui donne et à quelqu’un d’autre. Eh bien, mon cher prince, je pense que vous en savez assez maintenant pour occuper votre esprit ces jours à venir. Quant à moi, j’ai eu le plus grand plaisir à cet entretien. Que je renouvellerai peut-être ? Ne fût-ce que pour vous tenir au courant… C’est la moindre des choses.

Le couvercle retomba avec une résonance lugubre, plongeant à nouveau le prisonnier dans des ténèbres d’autant plus cruelles qu’au mal-être physique allaient se joindre l’angoisse, la terreur de ce qui arriverait à Lisa quand elle viendrait s’engluer à son tour dans la toile de cette immonde araignée…



CHAPITRE IX


OÙ ADALBERT TROUVE CE QU’IL NE CHERCHAIT PAS…

L’arrivée de Marie-Angéline boulevard Rochechouart ne manqua pas d’allure… Il s’agissait d’ôter de l’esprit de celle que l’on allait visiter le moindre doute sur le côté quasi officiel de la démarche et, surtout la moindre idée qu’il pouvait s’agir d’une espèce de complot. Ce fut donc dans la Panhard-Levassor noire de la marquise – vieille mais toujours si admirablement entretenue qu’elle sentait sa bonne maison d’une lieue –, avec Lucien le chauffeur en livrée gris fer sur le siège, qu’elle se rendit chez la fille de Raspoutine, vêtue d’un tailleur simple mais bien coupé et le chef orné d’un chapeau à voilette qui estompait suffisamment son visage pour lui donner une rassurante impression de protection contre la curiosité, et qu’elle souleva lorsque Lucien, casquette à la main, lui ouvrit la portière et qu’elle mit son grand pied, chaussé de richelieus cirés à miracle, sur le trottoir grouillant d’activité entre les boutiques fixes et les petites voitures des marchands des quatre-saisons.

Avec dignité, la vieille fille s’arrêta un instant pour toiser l’immeuble – convenable d’ailleurs ! – pourvu d’une concierge dans la grande tradition. C’est-à-dire qu’elle passait la majorité de son temps à papoter avec les voisins et à regarder les passants… Impressionnée par l’équipage de Marie-Angéline, elle prit un ton olympien pour lui apprendre que « Mâme Solovieff logeait au troisième gauche mais qu’elle avait déjà une visite » :

— Feriez p’t-être mieux d’attendre qu’elle s’en aille ? prévint-elle. C’est pas vraiment vot’genre.

— Quel genre alors ?

— Une romanichelle ! Et qu’a pas l’air commode avec ça ! Comme j’voulais l’empêcher d’monter parce que ici c’est une maison convenable, alle m’a pointé deux doigts d’vant les yeux en marmonnant je n’sais quoi. Alors j’l’ai laissée passer. Alle t’nai toute la largeur ed’l’escalier.

— Raison de plus pour y aller ! fit vertueusement la visiteuse. Mme Solovieff peut avoir besoin d’aide et c’est la raison de ma venue.

Ayant dit, elle s’essuya ostensiblement les pieds sur le tapis-brosse et entreprit de gravir l’escalier à peu près ciré. Au troisième elle s’arrêta, s’approcha de la porte mais ne sonna pas : les échos d’une dispute lui parvenaient où deux voix de femmes alternaient, l’une assaisonnée de sanglots, l’autre avec des intonations de basse-taille qui évoquaient le tonnerre… Ce devait être intéressant, malheureusement les deux antagonistes s’exprimaient en russe et Marie-Angéline, polyglotte distinguée cependant, ne l’entendait pas. Pour ne pas être surprise en train d’écouter, elle sonna en insistant un peu.

Ce fut efficace. Arrachée plus qu’ouverte, la porte peinte en vert livra passage à une sorte d’énorme boulet de canon qui s’habillerait chez le costumier des Ballets Russes. Dalmatique pourpre brodée d’argent sous un châle bleu, rouge et noir, fichu à fleurs sur la tête, Masha Vassilievich interrompit sa sortie pour considérer la nouvelle venue.

— Vous êtes qui, vous ?

En dépit de la rudesse du ton, Marie-Angéline jugea préférable de répondre :

— Je suis envoyée par la Société d’aide aux réfugiés russes… Mais peut-être vous-même ?…

Le noir regard qui fusillait Marie-Angéline se fit plus noir encore :

— Moi je travaille et je n’ai besoin de personne !… Elle non plus d’ailleurs ! clama la tzigane en pointant un doigt vengeur vers l’intérieur de l’appartement où l’on entendait pleurer. Les dames charitables devraient s’occuper plutôt des gens qui en valent la peine. Pas de la complice d’un assassin !

— Vous… vous croyez ?

— Comment, si je le crois ? C’est mon frère qu’elle et ses amis ont tué après l’avoir torturé pour lui faire avouer où il cachait un bijou qui était sa seule fortune !

— Vous en êtes sûre ?

— Très sûre ! Il n’y a pas longtemps que je le sais mais, par Notre-Dame de Kazan, je sais qu’elle était avec eux ! Mais bien entendu, elle refuse d’en convenir !

— C’est cela que vous vouliez lui faire avouer ? hasarda Marie-Angéline sans trop avoir l’air d’y toucher…

— Pas seulement ! Ce que je veux, c’est savoir où se cachent les assassins ! Et il faudra bien qu’elle me le dise parce que je reviendrai… et pas seule !

La voilette dissimula le sourire de satisfaction de la vieille fille. Cette grosse femme lui fournissait une entrée en matière idéale sans s’en douter le moins du monde. D’ailleurs, sur cette menace elle s’engouffra dans l’escalier qui protesta sous son poids, sortit en bousculant la concierge et poursuivie par les imprécations de celle-ci, rejoignit le taxi du colonel Karloff arrêté de l’autre côté du boulevard près du métro aérien. Mais de ce dernier épisode, Marie-Angéline ne fut pas témoin occupée qu’elle était à pénétrer aussi discrètement que possible dans l’appartement resté grand ouvert. Après avoir posé les pieds sur les patins de feutre qui protégeaient le parquet ciré, elle navigua en se laissant guider par le bruit des sanglots, traversa une petite entrée obscure, une salle à manger ennoblie par le rituel samovar de cuivre et un palmier en pot, de cuivre lui aussi, et arriva au seuil d’une chambre dans laquelle une femme en larmes était assise dans un fauteuil, enveloppée dans une robe de chambre rose et un pied bandé posé sur un tabouret devant elle.

— Oh, mon Dieu ! s’écria-t-elle en joignant les mains. Vous êtes blessée, pauvre dame ! Et cette affreuse créature qui vous criait dessus ! Il y a vraiment des gens qui n’ont aucun sens de la bienséance… voire de la simple charité chrétienne !

L’entrée de cette nouvelle figure et son petit discours séchèrent d’un seul coup les larmes de Mme Solovieff.

— C’est bien aimable à vous de me dire cela, mais qui êtes-vous ?

— Je suis l’envoyée de l’Aide aux réfugiés.

— Lesquels ? Vous n’êtes pas russe.

— Non, mais la princesse Murat qui préside cette œuvre ne l’est pas non plus. Moi je suis Mlle du Plan-Crépin, secrétaire de la princesse Lopoukhine qui est trop âgée pour se déplacer. Je viens voir si nous pouvons faire quelque chose pour vous.

— Vraiment ? Je ne suis plus la pestiférée, alors ? On consent à regarder la fille de Raspoutine autrement que comme un paquet de boue ? Eh bien, je n’ai pas besoin de vous ! Je travaille, moi !

— Avec ce pied ? Vous êtes danseuse, m’a-t-on dit. Que vous est-il arrivé ?

— Une foulure stupide… Mais je suis aussi chanteuse et…

— J’en suis ravie, cependant je vous vois mal en scène avec ce gros pansement et une paire de béquilles. Soyez raisonnable, ma chère, et parlons un peu ! soupira Marie-Angéline en s’asseyant sans qu’on l’en eût priée.

Là, elle ôta ses gants, les posa sur ses genoux et se mit à les lisser comme si sa vie en dépendait, sous l’œil réprobateur de Marie.