— Chère marquise, émit Adalbert, je n’ai pas l’esprit très vif à cette heure et votre discours est peu près aussi clair que l’évangile de saint Jean !
— Allez lui préparer du café, Plan-Crépin. J’explique !
— Avec votre permission, Théobald est venu avec moi. Il va s’en charger très bien.
— En ce cas j’en prendrai aussi. Et écoutez-moi. Hier, comme promis, j’ai eu la visite de mon vieil ami Langevin qui était naturellement au courant de l’affaire et qui s’est mis volontiers à mon service. Pour cela il s’est rendu quai des Orfèvres chez Langlois qui a été, paraît-il, son élève préféré. C’était à la fin de la journée et tous deux étudiaient les faits quand les Mille et Une Nuits ont envahi le quai des Orfèvres sous les espèces d’un prince hindou habillé de velours rose et dégoulinant de perles, escorté d’une suite presque aussi chamarrée que lui…
— Seigneur ! Le maharadjah d’Alwar ? émit Adalbert abasourdi, mais pour qui cette description désignait le personnage. Et qu’est-ce qu’il venait faire ?
— Offrir à Aldo un alibi en or massif.
— Mais Aldo n’a pas besoin d’un alibi ! Il a besoin qu’on le retrouve. Et vite !…
— Tout à fait d’accord, mais Sa Grandeur pense autrement. Aussi a-t-elle expliqué avec une dignité douloureuse qu’Aldo n’avait pas pu assassiner la malheureuse comtesse Abrasimoff parce que cette nuit-là, ils l’avaient passée ensemble.
— Quoi ? Mais il est fou !
— C’est possible. Quoi qu’il en soit, rien n’a pu l’en faire démordre : il est prêt à jurer devant la terre entière qu’Aldo et lui ne se sont pas quittés avant l’aube.
— Incroyable ! Et ils ont fait quoi pendant ce temps ?
— Ils ont… causé !
— Causé ? fit Adalbert dont l’œil noircissait. Et de quoi ?
— De sujets touchant à la plus haute philosophie, de réincarnation, d’union des âmes… que sais-je ? Il a dit qu’Aldo était un être de lumière et qu’il éprouvait pour lui une… vénération. Je crois que c’est le mot employé…
— Ça ne tient pas debout ; Morosini avait déjà passé toute la journée avec lui. Il n’y serait pas retourné… Rien que ça devrait suffire à Langlois !
— Il n’y est pas retourné. Le maharadjah dit qu’il est venu le chercher chez vous après l’avoir appelé au téléphone. Vous veniez de partir. Quant au prince, à peine Aldo l’eut quitté qu’il a senti un vide immense et le besoin de se réchauffer à cette lumière qu’il venait de découvrir. Il a bien essayé de lutter mais c’était impossible. Alors il est allé chercher…
— Et Aldo se serait laissé emmener ainsi par un homme qui lui déplaît… souverainement ?
— Eh bien… pas à ce point ! D’après Alwar, il serait même né entre eux une de ces communions comme en connaissent seulement les grandes âmes. Cependant l’horreur du crime a d’abord laissé Sa Grandeur pantoise, puis, dans une illumination, la vérité lui est apparue et il a reçu l’ordre de se porter au secours de ce frère aux prises avec la sottise des hommes.
— Et Langlois a avalé tout ça ?
— Non. Bien sûr que non, mais il est obligé de tenir compte d’une déposition faite par un prince souverain étranger. Le ministère a été formel à cet égard : on ne peut pas renvoyer le maharadjah à ses petits plaisirs comme n’importe quel pékin.
— Est-ce qu’il a aussi expliqué ce qu’il a fait de Morosini à l’aube de cette grande nuit ? Il ne l’a pas fait reconduire dans sa Rolls ?
— Non. Aldo paraît-il éprouvait le besoin de marcher un peu dans la fraîcheur du matin. De sa fenêtre, le maharadjah l’a vu descendre les Champs-Elysées en direction de la Concorde…
— … dans la gloire d’une aurore qui l’habillait de rayons roses ! s’écria Adalbert saisi par la colère. Mais quel incroyable tissu d’âneries ! Si on lit entre les lignes, Aldo a le choix entre un meurtre sordide suivi d’une fuite qui ne l’est pas moins, ou être convaincu d’avoir passé la nuit dans le lit d’Alwar. Parce que les illuminations, les âmes sœurs, la méditation transcendantale, à d’autres ! Tout le monde optera pour ma version et Aldo passera soit pour un assassin, soit pour le mignon du maharadjah ! Autrement dit, il sera de toute façon déshonoré !
— À condition qu’il soit encore vivant ! émit une pauvre voix enrouée et la vieille dame éclata soudain en en sanglots dont la violence donna la mesure de son angoisse et de sa douleur.
Adalbert, lui, se calma net.
— Pardonnez-moi ! murmura-t-il en se penchant sur elle. J’ai laissé parler ma colère, ma peur aussi ! Mais je ne voulais pas vous blesser. Vous semblez toujours si forte que l’on finit par oublier votre fragilité de femme, votre…
— Ajoutez « votre âge » et je ne vous revoie de ma vie ! Et retirez cette saleté, Plan-Crépin, ajouta-t-elle en repoussant le flacon de sels que Marie-Angéline approchait de son nez. Je ne suis pas en train de m’évanouir. Je pleure, vous comprenez, je pleure !
— C’est que… c’est tellement inhabituel ! fit la pauvre fille affolée. Je crois bien que je ne vous ai jamais vue pleurer !
— Eh bien, voilà qui est fait ! C’est d’un ridicule !
Mais elle se remit à pleurer de plus belle tandis que Marie-Angéline s’asseyait précautionneusement sur le lit en se demandant visiblement ce qu’elle devait faire : prendre la marquise dans ses bras ou la laisser à son chagrin…
— Laissez-la ! conseilla tout bas Adalbert, mais restez près d’elle. Je vais rentrer et voir, au matin le commissaire Langlois sans attendre qu’il m’appelle.
Il avait hâte à présent de rentrer chez lui pour essayer de voir un peu clair dans cette histoire qui semblait s’embrouiller à plaisir. Mais il n’était qu’à mi-chemin du vestibule quand Marie-Angéline le rejoignit dans l’escalier.
— Est-ce que vraiment je ne peux rien faire pour vous aider ? demanda-t-elle. C’est terrible de rester là à tourner en rond sans savoir quoi faire.
— Je n’en doute pas, ma pauvre amie, mais je suis à peu près dans le même cas que vous. L’histoire d’Alwar n’arrange rien et, tant que Martin Walker n’aura pas reparu, ceux qui ont fait disparaître Aldo auront la vie belle. Lui seul peut confirmer ce que nous avons vécu, lui et moi, la fameuse nuit…
— Et la servante russe de la comtesse ? Elle s’obstine à accuser le prince du meurtre ? Je ne peux pas essayer de lui parler ?
— En quelle langue ? Vous parlez russe ?
— Non, hélas !
— De toute façon, elle ne quitte pas l’appartement du drame où la police la surveille. Rien à faire de ce côté…
Et soudain une idée traversa l’esprit d’Adalbert :
— Mais peut-être pourriez-vous réussir là où moi je n’arrive à rien. Mme de Sommières a-t-elle des relations dans la colonie russe de Paris ?
— Je… ne crois pas. Au fait, je n’en sais rien.
— Il faut savoir ! Venez, on remonte ! ajouta-t-il en la prenant par la main pour regrimper l’escalier pour réintégrer la chambre de la marquise où celle-ci était levée et buvait tristement une tasse de café froid.
Il expliqua son idée : envoyer Marie-Angéline chez Marie Raspoutine sous l’étiquette de secrétaire d’une dame russe membre de l’Assistance aux réfugiés, venue s’enquérir charitablement de son état.
— Raspoutine n’est guère en odeur de sainteté chez, ces gens-là, remarqua Mme de Sommières. Et puis en quoi cette femme est-elle mêlée à notre affaire ?
Il le lui dit sans oublier d’expliquer ce qu’il avait tenté au début de la nuit ni comment la jeune femme était surveillée vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
— Un homme n’a aucune chance de l’aborder, mais une femme… surtout aussi… habile que Marie-Angéline pourrait…
— Pas de flagorneries ! bougonna l’intéressée. Si vous me pensez aussi terne, aussi visiblement éloignée du style des grandes aventurières, vous n’avez qu’à le dire tout net ! J’ai le type idéal pour ce rôle. Reste à savoir de qui je peux être la secrétaire parce que, si ces gens sont aussi méfiants que vous le dites, ils voudront savoir si je suis vraiment ce que je prétends être.
— Aucun doute là-dessus ! Alors, marquise, connaissez-vous quelqu’un ?
— Ouuuui ! Seulement je ne sais pas si elle est encore vivante. Il s’agit de la vieille princesse Lopoukhine avec qui, avant la guerre, j’allais prendre les eaux à Marienbad. Je l’ai revue à Paris mais il y a un bout de temps. Elle avait un fichu caractère et, si je me présente chez elle, elle risque de me recevoir à coups de pierres… Cependant il y a peut-être un moyen. Plan-Crépin et moi irons tout à l’heure à l’office de l’église russe. Si elle vit encore, elle y sera…
— Magnifique ! s’écria Adalbert. Je vais vous apprendre ce que je sais de Marie Raspoutine. À commencer par son adresse…
Un moment plus tard, soulagé d’un poids appréciable et confiant dans les talents de Plan-Crépin, Adalbert regagnait enfin son logis et son lit. Où il put d’ailleurs dormir tout son soûl car, au contraire de ce que pensait Mme de Sommières, le commissaire ne se manifesta pas.
Adalbert le regretta presque. La journée, en effet, parut s’étirer indéfiniment dans la morosité en dépit d’une visite au Matin où l’on était toujours sans nouvelles du journaliste, et d’une autre au quai des Orfèvres où, vers la fin de l’après-midi Adalbert décida d’aller voir ce qui se passait, mais ne trouva qu’un planton : Langlois n’y était pas et ne rentrerait certainement pas avant plusieurs heures…
La nuit ne fut pas plus réconfortante. Comme convenu, le taxi du colonel Karloff conduisit Adalbert à Saint-Cloud où l’on se dissimula au mieux pour attendre le passage de la Renault mais les heures s’écoulèrent sans qu’elle parût. En rentrant à Paris au petit jour, Adalbert avait le moral au plus bas…
Moins cependant que celui d’Aldo Morosini qui, lui, vivait l’enfer…
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