— Pour la tuer ? Comme c’est plausible ! Et vous oubliez aussi que lorsque nous avons vu la comtesse, Walker et moi, elle était sous l’influence d’une drogue et ne tenait aucun papier à la main.
— Qui me dit qu’elle était droguée ?
— Moi… et Martin Walker. Cherchez-le !
Mais il fut impossible de mettre la main sur le journaliste. Au Matin son rédacteur en chef apprit à Langlois que, vers la fin de la matinée, il avait reçu un message à la suite duquel il était parti en toute hâte et tout bouillant d’enthousiasme, en disant qu’il venait de dénicher « un truc énorme » et qu’il fallait qu’il « aille voir ça de près ». Sans rien vouloir dire de plus…
Le lendemain, les journaux se baignaient avec délectation dans le sang de Tania et dans la chasse au « prince assassin », dont une mauvaise photo s’efforçait de reproduire les traits…
CHAPITRE VIII
LE CAUCHEMAR
— C’est à n’y pas croire ! L’histoire la plus insensée, la plus démente, la plus abracadabrante, la plus invraisemblable, la plus incohérente, la plus délirante, la plus… la plus… Donnez-moi un verre d’eau, Plan-Crépin !
À bout de souffle et d’adjectifs, bien mièvres pour traduire la fureur qui l’habitait, la marquise de Sommières cessa d’arpenter son jardin d’hiver en brandissant un journal froissé et se laissa tomber dans le fauteuil vers lequel on s’efforçait de la guider depuis un moment. Là elle parut reprendre un peu de calme, surtout après avoir bu le verre que lui tendait Marie-Angéline du Plan-Crépin, sa demoiselle de compagnie, cousine éloignée et esclave quotidienne. Elle reprit en même temps du souffle :
— Aldo ! « Mon » Aldo ! Le prince Morosini descendant d’une des dix familles fondatrices de Venise sur laquelle deux doges de son nom ont régné ! Mon neveu enfin – petit-neveu eût été plus exact ! – soupçonné d’avoir égorgé sa maîtresse avant de prendre la fuite comme un vulgaire marlou qui a fait la peau de sa gonzesse ? Mais où allons-nous ?
Les dernières paroles furent noyées dans le hoquet horrifié de Marie-Angéline :
— Oh !… Mais où sommes-nous allée chercher des mots pareils ? s’écria-t-elle employant comme d’habitude la première personne du pluriel quand elle s’adressait à la vieille dame.
— Chez Francis Carco ! Vous qui êtes en principe ma lectrice, vous n’avez jamais lu Francis Carco ? Vous avez tort c’est un génie ! Voilà un homme qui a une langue vivifiante ! Lisez donc Jésus la Caille ! Ça vous dépoussiérera !
En dépit des heures tragiques vécues par lui depuis le meurtre, Adalbert ne put retenir un éclat de rire qui lui fit grand bien. Ce n’est jamais bon de plonger toujours plus profond dans les ténèbres du désespoir. Il y avait cinq jours à présent qu’Aldo s’était volatilisé – ainsi d’ailleurs que Martin Walker ! – et, en recevant, la veille au soir un télégramme de Nice lui enjoignant de venir chercher « Tante Amélie » à l’arrivée du Train Bleu en gare de Lyon, il avait commencé à éprouver un peu de soulagement. Nul n’était plus dynamique, plus combatif que la vieille dame née sous le Second Empire et dont, souventes fois, il avait pu apprécier l’énergie, le courage et l’humour. Une très grande dame en vérité, cette marquise-là, et le langage des barrières dans sa bouche distinguée n’en était que plus savoureux.
Elle braqua sur lui un face-à-main serti de petites émeraudes et un regard indigné :
— Vous trouvez ça drôle ?
— Oh oui ! Pardonnez-moi ! Mais c’est la première fois qu’il m’arrive de rire depuis…
— Mon pauvre ami ! C’est à vous de me pardonner ! Venez-vous asseoir près de moi ! ajouta-t-elle en désignant un petit fauteuil en osier garni de coussins de cretonne fleurie qui se trouvait à côté du sien.
Là elle le regarda mieux :
— Vous avez une mine à faire peur, mais maintenant que nous voilà tranquilles ici, racontez-moi tout ! Plan-Crépin, allez dire à la cuisine qu’on nous prépare un petit déjeuner convenable. Le café des wagons-lits est imbuvable !
Marie-Angéline n’avait pas attendu la fin de la phrase. Elle était déjà partie, en courant même tant elle craignait de perdre une miette de ce qu’allait raconter l’archéologue. Ce qui arracha un mince sourire à Mme de Sommières :
— Attendons qu’elle revienne ! décida-t-elle. Cela m’évitera de répéter. Depuis qu’hier matin elle m’a mis sous le nez cet abominable torchon, elle a entendu sonner en elle toutes les trompettes de la croisade. Elle s’est jetée sur les valises sans attendre que je lui en donne l’ordre et, quand j’ai décidé de rentrer à Paris, elle avait déjà retenu les billets. Elle brûle de se lancer à la recherche d’Aldo, dont elle est persuadée qu’il est captif quelque part. Ou alors elle fait semblant de le croire pour me ménager…
— J’aurais plutôt confiance dans son jugement et aussi dans son flair. Elle nous a bien souvent donné un fichu coup de main dans l’affaire du Pectoral comme dans celle des Sorts sacrés et sous son air de vieille fille timorée, elle est loin d’être idiote…
— Et comme Aldo et vous êtes devenus ses héros préférés, elle va me faire une vie impossible, mais peut-être efficace. J’ajoute qu’elle aime aussi beaucoup Lisa et les petits…
Puis le timbre de sa voix baissa presque au murmure :
— Avez-vous de ses nouvelles ? L’information a bien dû arriver à Venise ?…
— Je n’en sais rien. Elle n’est pas chez elle en ce moment, mais à Ischl auprès de sa grand-mère…
— Eh bien, il faut espérer que les montagnes du Salzkammergut ont formé un barrage contre cette abominable nouvelle. Il y a de quoi la rendre folle…
— Ravagée d’inquiétude, oui, mais folle je ne crois pas. Lisa, en bonne Suissesse, est un caractère solide et elle connaît bien son Aldo. Souvenez-vous du temps où pour devenir sa secrétaire, elle s’était transformée en une sorte de quakeresse hollandaise…
— C’est bien ça qui me fait peur. Elle a su à peu près tout de sa vie sentimentale de célibataire et, surtout, l’espèce de passion funeste dont il s’était pris pour cette Polonaise qu’il avait été contraint d’épouser.
— Et vous craignez qu’il ait pris feu une fois de plus ? J’ai peine à y croire…
— Moi je n’y crois pas ! claironna Marie-Angéline qui revenait, précédant Cyprien, le vieux maître d’hôtel attelé à une table roulante nappée de blanc et chargée d’argenterie, dont il releva les deux côtés pour disposer le couvert.
— Laissez, Cyprien ! Je vais le faire moi-même. Monsieur Vidal-Pellicorne, vous pouvez parler.
Ce qu’il fit.
Tout en parlant il regardait tour à tour ces deux femmes si différentes en dépit du fait qu’elles appartenaient au même monde, désuet en cette ère des années folles, mais qui ne s’y dessinaient qu’avec plus de force. À plus de soixante-quinze ans, Amélie de Sommières était encore une belle vieille femme de haute taille – pas si vieille que ça après tout ! –, qui ressemblait toujours à Sarah Bernhardt, portant comme elle ses cheveux blancs marqués de roux en une sorte de coussin mousseux ombrageant des yeux verts comme de jeunes pousses d’arbre et tout aussi vifs. Elle restait obstinément fidèle à la mode des robes « princesse » chère à la reine Alexandra d’Angleterre, qui mettait en valeur une taille restée mince en dépit du champagne que la marquise s’octroyait chaque soir aux lieu et place du « five o’clock tea ».
Quant à Marie-Angéline, elle était, la quarantaine dépassée, le prototype de la vieille fille à l’anglaise portant souliers de tennis et casque colonial agrémenté d’un voile dès que l’on atteignait le midi de la France. Silhouette longiligne et nez pointu, elle chaussait de lunettes un regard gris-bleu singulièrement brillant qu’abritait une toison frisée qui l’apparentait à un mouton jaune. Au demeurant intelligente et cultivée, habile dessinatrice, parlant plusieurs langues et versée dans les antiquités presque autant qu’Aldo. Enfin, elle pratiquait avec une belle régularité la gymnastique suédoise et la messe de six heures à l’église Saint-Augustin, qui était pour elle une précieuse mine de renseignements.
Quand Adalbert eut fini son récit, elle ne posa qu’une seule question :
— Mais enfin, ce journaliste qui était avec vous l’autre soir, il n’y a vraiment pas moyen de savoir où il est passé ? Son rédacteur en chef devrait en avoir une petite idée.
— Pas la moindre, mais il paraît que c’est courant chez lui : quand il lui arrive une information qu’il juge intéressante, il prend sa casquette et disparaît pendant des jours sans dire où il va et ramène en général un reportage sensationnel. Il faut attendre.
— Attendre, attendre ! coupa la marquise. C’est très joli, mais moi je ne suis pas patiente et je voudrais bien revoir mon neveu avant de mourir !
— Grâce à Dieu, nous ne sommes pas en train de mourir ! s’écria Marie-Angéline en se signant précipitamment. Mais pourquoi ne ferions-nous pas appel à notre vieil ami le commissaire principal Langevin ?
— Il est à la retraite depuis belle lurette !
— Ce qui ne l’a jamais empêché de se tenir au courant des affaires les plus importantes. C’est le cas de la nôtre et M. Langevin sait les liens qui nous attachent au prince Morosini…
Mme de Sommières se leva et fit, dans la cage de verre peint qui abritait une collection de plantes, quelques pas rapides qui firent cliqueter les nombreux – et précieux ! – sautoirs qui ne la quittaient jamais.
— J’aurais dû y penser plus tôt. C’est une excellente idée, Plan-Crépin. Allez téléphoner !
Marie-Angéline partit en direction de la loge du concierge. En effet c’était le seul endroit de son hôtel où Mme de Sommières tolérât un ustensile qu’elle jugeait incompatible avec sa personne. Née au temps des belles manières, elle n’accepterait jamais l’idée que l’on puisse la sonner comme une domestique. Pendant ce temps-là Adalbert prenait congé avec l’assurance que, s’il y avait du nouveau on le préviendrait immédiatement…
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