— Comme toi, je suppose. Notre Napoléon VI et le sombre marquis d’Agalar pourraient bien ne faire qu’une seule et même personne. Le malaise éprouvé hier soir a été simulé et notre homme a profité de ce que tout le monde était à table pour visiter les coffrets de la princesse.

— Il est certain que c’est la première pensée qui présente, mais je t’avoue que j’ai peine à y croire.

— Pourquoi ? Parce qu’il a un type beaucoup trop espagnol pour être petit-fils d’une Russe ? La loi de Mendel joue parfois de drôles de tours. Et puis pourquoi seulement ces deux bracelets alors qu’il y avait sans doute beaucoup d’autres colifichets passionnants ?

— Je vais te dire pourquoi. Parce que ce sont des bijoux russes et que notre empereur russo-corse ne s’intéresse qu’à eux et aux Français. Les bracelets ont appartenu à la comtesse Abrasimoff qui te plaît tant.

— Pas à toi ? émit l’archéologue, la mine innocente.

— Oh ! Elle est très belle et j’en conviens volontiers, mais tu sais qu’aucune femme ne saurait plus me plaire…

— C’est beau, la vertu !

— Tu peux dire l’amour, tu ne te tromperas dit Aldo gravement. Il n’empêche que je vais aller chez elle, et dès demain, parce qu’elle non plus n’a pas assisté au dîner.

— Tu la soupçonnes ?

— Pourquoi pas ? Elle a peur d’Agalar parce qu’elle craint son emprise mais d’autre part elle délire presque lorsqu’elle évoque les joyaux que les Bolcheviks lui ont volés. Ces bracelets, elle m’en a parlé.

— Sans doute mais tu as vu dans quel état elle était lorsqu’elle a reconnu l’Espagnol ? Il faut des nerfs solides pour un vol aussi audacieux. Car enfin si tous les invités étaient à table avec nombre de serviteurs, on doit en rencontrer certainement quelques-uns dans les appartements privés ?

— Oh, je ne dis pas qu’elle a fait le coup et je pense sincèrement que c’est don José ; mais ce que je veux savoir, c’est si elle a lu le journal, ce qu’elle pense et si, d’aventure elle n’aurait pas quelques nouvelles de son bel ami ?…

— Pour en revenir à lui, il y a quelque chose d’incompréhensible : voilà un homme qui s’apprête à épouser une milliardaire et il s’amuserait à venir jouer les monte-en-l’air pour voler des bijoux que sa fiancée a largement les moyens d’acheter…

— Très juste, mais alors explique-moi ce qu’il faisait hier soir au château de Longchamp quand il aurait dû tenir la main de Miss Van Kippert dans le silence feutré d’un petit salon du Crillon ?

Aldo n’eut pas le temps de répondre. Deux coups brefs furent sonnés à la porte de l’appartement et, l’instant suivant, Théobald, mi-respectueux mi-inquiet, introduisait le commissaire Langlois…



CHAPITRE VII


LA NUIT INSENSÉE

— Désolé de vous déranger à un moment que vous jugez peut-être inopportun, fit le policier avec un mince sourire dont il envoya la fin à Morosini. Vous alliez sortir, sans doute ?

— Oh, cette jaquette ? dit celui-ci traduisant le regard du visiteur. Je ne sors pas, je rentre. J’ai été invité à déjeuner par le maharadjah d’Alwar et cela a duré plus que je ne pensais !

— Quant à moi, je ne suis pas sorti du tout, émit Adalbert dont le vieux chandail et le pantalon de velours côtelé n’étaient guère adaptés aux mondanités. Mais asseyez-vous, monsieur le commissaire et dites-nous ce qui nous vaut votre visite. Un verre ?

Cette fois Langlois rit franchement :

— Question pertinente, monsieur Vidal-Pellicorne. Vous voulez savoir si je suis en service ? Eh bien j’accepte volontiers de boire quelque chose : cette journée a été éreintante !

Nanti d’une fine à l’eau, Langlois prit place avec un soupir de contentement dans l’un des bons vieux fauteuils en cuir de l’archéologue :

— C’est agréable de venir chez vous, apprécia-t-il. Mieux vaut sans doute que je n’en fasse pas une habitude…

— Pourquoi pas ? J’aime que l’on se trouve bien chez moi !

— Ne me tentez pas ! J’ai passé ma journée au château de Longchamp à entendre, avec un interprète, les serviteurs du seigneur de Kapurthala. Sans apprendre grand-chose d’ailleurs. Et puis en examinant la liste des invités d’hier j’ai vu vos noms et l’idée m’est venue de vous rejoindre dans l’espoir que, peut-être, vous en sauriez un peu plus. Auriez-vous remarqué un fait quelconque au cours de la soirée ?

— À part le malaise dont l’un des invités a été victime pendant le repas, dit Adalbert, je ne vois rien à signaler.

— Savez-vous de qui il s’agissait ?

— Un noble espagnol, le marquis d’Agalar, je crois ? Nous étions même surpris de le voir là, étant donné le deuil de sa fiancée…

— Ne vous étonnez pas : les fiançailles sont rompues.

— La jeune fille a compris qu’elle avait affaire à un faisan ? émit Aldo qui était allé changer sa jaquette contre un veston.

— Parce que vous pensez que c’en est un ?

— Disons que c’est une impression personnelle, sans plus !

— Pourquoi pas, après tout ! Mais ce n’est pas Miss Van Kippert qui a rompu, c’est lui…

— Tiens donc ! C’est inattendu : il a rompu un pareil mariage ?

— Les journaux de demain vous en apprendront plus. Moi je l’ai su par un ami journaliste : un oncle de la jeune fille serait arrivé de New York et le marquis a claqué la porte.

— C’est ça que vous appelez avoir rompu ? fit Aldo en riant. Disons que l’oncle en question a du dire des choses désagréables et que l’orgueil de notre hidalgo ne l’a pas supporté ; mais peut-être espère-t-il que la jeune Muriel va lui courir après.

— Ce serait étonnant : elle embarque après-demain à Cherbourg sur l’Île-de-France avec la dépouille paternelle. Mais revenons à nos moutons : vous ne supposeriez pas, par hasard, qu’Agalar soit notre Napoléon cambrioleur ?

La question était posée sur un ton négligent mais le regard attentif de Langlois démentait l’apparente désinvolture. Aldo en eut conscience et choisit la même attitude :

— Difficile à croire : il n’y a pas un Espagnol qui ne haïsse l’Empereur…

— Il n’y a pas non plus beaucoup de Russes qui l’aiment. J’admets qu’il n’a pas vraiment le type pour un descendant d’une marchande de Moscou mais comme il n’y a pas de limites à la folie humaine… C’est tout ce que vous pouvez me dire sur Agalar ?

Morosini, bien sûr, aurait pu dire bien des choses. Parler de Tania et de la terreur que le beau marquis lui inspirait, mais il répugnait à mettre la jeune femme en contact direct avec la police même au travers de l’homme courtois qu’il avait en face de lui. En outre ce serait révéler une cachette dont le secret subsistait peut-être encore. Aussi se contenta-t-il de hausser les épaules :

— À l’exception d’un souper chez Maxim’s où je l’ai aperçu en compagnie des Van Kippert, je ne l’ait jamais tant vu qu’hier soir.

C’était l’exacte vérité ; pourtant Aldo eut l’impression de mentir effrontément. Le commissaire, grâce à Dieu, n’eut pas l’air de s’en rendre compte. Il était en train de s’extraire de son confortable fauteuil et de remercier Adalbert de son hospitalité. Celui-ci, cordial à souhait, l’invita à y recourir quand il le souhaiterait. Cet échange de politesse n’empêcha pas Langlois de poser, au moment où il allait sortir, une dernière question à Morosini :

— Vous qui êtes un spécialiste des joyaux, vous n’êtes pas surpris du choix étrange fait par le voleur de la princesse ? Pourquoi deux bracelets seulement alors que nombre d’autres bijoux s’offraient à sa convoitise ?

— Comment voulez-vous que je réponde à cette question ? Ses motivations me sont complètement étrangères…

— Sans doute, sans doute ! Pourtant la princesse Brinda a bien voulu me confier que ces pièces étaient les seules à ne pas être de provenance indienne, ou commandées à des joailliers de la rue de la Paix ou de la place Vendôme. Son époux, sachant sa passion pour les rubis, les a achetés pour elle à une vente russe. Étrange, non ?

Le ton des dernières paroles s’était fait curieusement sévère et, quand le policier eut disparu, Aldo se tourna vers son ami :

— Qu’est-ce qu’il s’imagine ? Que c’est moi qui les ai volés ?

— Non, mais je me demande si tu ne devrais pas lui dire ce que tu sais à propos de la belle comtesse. Il est de ceux qui savent se renseigner…

— Et moi, je me demande si je ne devrais pas prendre le premier train pour Venise ! J’en ai par dessus la tête de ces histoires !

— Ce ne serait pas une bonne idée !… Crois-moi ajouta Adalbert en se servant un autre verre, tu devrais mettre un peu de côté tes sentiments chevaleresques et lui toucher deux mots de Tania. Après tout elle s’en trouverait peut-être plus heureuse ?

— Peut-être, en effet !… J’irai la voir demain matin et nous déciderons ensuite. Allons dîner, je meurs de faim !

Théobald venait de s’encadrer dans la porte de la salle à manger pour annoncer que le dîner était servi, mais il était écrit sur les tablettes d’un espion particulièrement contrariant que Morosini aurait toutes les peines du monde à le digérer car, lorsqu’il rentra dans sa chambre avec l’intention de s’offrir une longue nuit de repos, il vit soudain accroché au bras de la Fortune de bronze doré demi étendue sur le cadran de la pendule, placée sur la cheminée, quelque chose qui lui coupa le souffle : les deux bracelets de rubis de la princesse Brinda !

Sans oser y toucher, il contempla d’un œil incrédule les larges cercles d’or pavés de magnifiques pierres calibrées qui devaient peser chacune entre deux et trois carats. Elles étaient superbes et leur couleur « sang de pigeon » admirable ; mais ce fut pourtant avec une horreur rétrospective qu’il les contempla. Si d’aventure Langlois avait émis l’intention de visiter sa chambre… La seconde pensée fut d’ordre plus pratique : comment ces sacrés bijoux étaient-ils arrivés chez lui ? Il ouvrit la porte pour appeler Théobald qui ne devait pas encore être couché quand un léger courant d’air fit battre la fenêtre derrière son dos, attirant son attention. Or, quand il faisait chaque soir les couvertures, Théobald avait l’habitude de fermer soigneusement les fenêtres et de tirer les rideaux. Ceux-ci étaient en place mais la croisée était bel et bien ouverte.