« Ce doit être amusant pour les autres clients de l’hôtel, pensa Morosini. Si toutefois il y en encore. »

Il n’en avait vu, en effet, aucun et, dans le hall les réceptionnistes avaient un curieux air figé.

Une table somptueuse, pour deux personnes était dressée dans le salon où l’on introduisit l’invité, un salon qui lui-même avait subi des transformations grâce à une infinité de coussins, de poufs et de tentures brodées d’or ou d’argent. Une odeur de vanille mêlée à celle du bois de santal y régnait, cependant qu’un invisible musicien faisait entendre un air de sitar à la fois aigre et envoûtant…

Enfin Alwar parut, les deux mains cordialement tendues et le visage éclairé d’un sourire éclatant, tel que l’on ne l’eût pas cru capable d’en produire.

— Mon cher ami ! Comme c’est aimable à vous d’avoir accepté ma modeste invitation !

— Comme c’est aimable à Votre Altesse de me l’avoir adressée !

— Oh, c’est naturel. Tout de suite vous m’avez été sympathique et je n’aime pas résister aux élans de mon cœur ! Prenez place, je vous prie, et causons ! Mais… par grâce, traitez-moi en ami et oubliez la troisième personne ! N’êtes-vous pas prince, vous aussi ?

— Certes, monseigneur, mais vous régnez sur des milliers de sujets et je ne règne que sur ma propre maison…

— Une maison que j’aimerais connaître ! Venise et ses palais sur l’eau sont fascinants. C’est la seule ville d’Europe où un homme d’Orient doit se sentir facilement chez lui. Mais déjeunons ! J’ai tant de choses à vous dire et les plaisirs de la table les accompagneront heureusement…

En fait et tout le temps que dura le repas – servi à l’occidentale et excellent –, ce fut surtout Aldo qui parla. Son hôte l’accabla de questions posées d’une voix douce et précise touchant sa famille, ses ancêtres, sa demeure, sa vie professionnelle, sa jeunesse, ses études, ses voyages, ses habitudes enfin. Parfois à la limite de l’indiscrétion. Ainsi, le fait que son invité soit marié n’eut pas l’air de l’enchanter :

— Un homme tel que vous devrait demeurer libre de ses mouvements. Avoir des enfants, c’est bien… mais pourquoi s’encombrer de la mère… ou des mères ?

— Je n’ai jamais considéré ma femme comme encombrante. Bien au contraire ! Je ne puis concevoir l’idée de vivre sans elle.

— Pourtant vous en êtes loin en ce moment. Dès lors que vous pouvez vous en passer huit jours ou huit semaines, vous pouvez l’ignorer indéfiniment. Le temps ne signifie rien pour les dieux, ni pour les hommes capables de les approcher. Est-elle belle au moins ? ajouta-t-il avec une nuance de dédain qui n’échappa pas à Morosini et lui déplut.

Mais il fallait répondre.

— Elle est mieux que belle ! Différente de toutes les autres femmes ! laissa-t-il tomber sèchement.

— Auriez-vous son portrait photographique ?

— Non.

— Pourquoi ? Les Européens ont toujours leurs poches bourrées des images des leurs et ils adorent les montrer !

— Pas moi ! Outre qu’il n’y a pas de poches dans le vêtement que je porte(11), une photographie ne saurait rendre l’éclat d’un visage. Seule la peinture le pourrait ! À condition que le peintre sache voir au-delà des traits et chercher l’âme.

— Et il en existe ? Vos peintres actuels barbouillent leurs toiles de couleurs violentes qui à mes yeux ne signifient rien, ne suggèrent rien…

Un œil sur les délicates peintures mogholes qui décoraient un pan du mur, Aldo excusa le jugement sans nuances de son hôte. Comment cet homme d’un autre âge pourrait-il comprendre quelque chose à un Derain, un Matisse, un Vlaminck ? Mais la conversation en étant venue à bout, il décida de s’y tenir. Aussi bien le déjeuner tirait à sa fin et le café était servi :

— Mais puisque nous en sommes aux beautés de la Création, je me permets de vous rappeler, Altesse, que vous m’avez promis de me montrer des merveilles…

Alwar sourit, frappa dans ses mains sur un certain rythme et deux des beaux jeunes gens aux regards craintifs surgirent, portant chacun un coffre d’assez belles dimensions qu’ils déposèrent sur une table basse. Puis, encore plus rapidement peut-être qu’ils étaient venus, ils s’inclinèrent, mains jointes, et disparurent. Le maharadjah se leva et souleva l’un des couvercles : des couronnes, des diadèmes apparurent. Parmi eux, Aldo repéra vite la bande de rubis et de diamants qui ceinturait, hier, la toque – héritage des Mongols et de Gengis Khan dont Alwar avait du sang – qui coiffait le prince. Aujourd’hui elle était d’un blanc candide avec un petit diadème de perles.

— Magnifique ! apprécia Morosini en examinant l’un après l’autre ces signes du pouvoir. Mais n’est-il pas imprudent de voyager avec un tel trésor ?

— Tout n’est pas ici. Je ne saurais emporter en voyage l’ensemble de mes joyaux et je me contente de ceux dont je me pare le plus souvent. Ceux que je préfère. Par exemple ceci.

Il ouvrait le second coffre et en tirait un collier de plusieurs rangs fait de diamants et d’énormes émeraudes. Les plus grosses sans doute qu’Aldo eut jamais vues. Il est vrai qu’elles n’étaient pas taillées mais seulement polies, en cabochons. Suffisantes pour réduire à l’état d’ornement modeste la pierre d’Ivan le Terrible achetée à Drouot. Au grand plaisir de son hôte, Aldo ne cacha ni sa surprise ni son admiration.

— Je ne crois pas en connaître d’aussi importantes.

Il se consolait un peu en constatant qu’en revanche il en avait vu de plus lumineuses.

— Oh, il en existe cependant ! soupira Alwar. Yadavindra Singh de Patiala en possède de plus belles encore. Vous les verrez sans doute si vous vous rendez à l’invitation de Kapurthala car il y sera sûrement. Auprès de lui je ne suis qu’un petit prince, ajouta-t-il avec une intraduisible amertume. Ses États comptent deux millions d’habitants alors que le mien n’en a guère plus de cinquante mille… Son palais Moti Bagh couvre quatre hectares à lui seul…

— La grandeur vraie d’un prince ne se mesure pas au nombre de ses sujets ni à la superficie de son palais, dit doucement Morosini. Ce sont ses actes, sa sagesse et la sérénité de ses États qui lui donnent sa dimension.

Il eut soudain l’impression que les yeux de tigre se mouillaient. Le maharadjah se leva et posa ses mains sur ses épaules :

— Tu as bien parlé ! fit-il d’une voix enrouée. Il faut que tu sois mon ami !

— Ce serait un grand honneur ! émit Aldo qui n’aimait pas beaucoup ce rapprochement subit et craignit même un instant qu’on ne l’embrassât. Mais Alwar se contenta d’ôter de son doigt un rubis taillé en fer de lance et de le passer au majeur de son invité :

— Voilà qui scellera mieux notre amitié ! dit-il. Cette pierre a la couleur du sang et le sang est le meilleur lien entre les hommes. Essaie de t’en souvenir quand tu regarderas ce bijou.

Aldo ne put que remercier avec tout de même un vague sentiment de honte. En venant à ce rendez-vous qui ne lui plaisait guère, il gardait une arrière-pensée : celle de proposer la « Régente » à ce prince visiblement richissime mais, après le don qu’on venait de lui faire, il était un peu difficile de parler boutique. D’autant plus que, les circonstances étant ce qu’elles étaient, Alwar pouvait très bien prendre cela pour un échange de bons procédés et la valeur de la perle était infiniment plus élevée que celle du joli rubis qu’il recevait.

— Je regrette, devant tant de générosité, de ne rien pouvoir offrir de comparable…

— Un peu de ton temps sera amplement suffisant. Je suis encore ici pour quelques semaines, Ensuite je me rendrai en Angleterre…

— C’est que moi je dois rentrer prochainement à Venise… Le temps est encore ce qui va me manquer le plus.

— Tu ne pars pas ce soir ?

— Non, bien sûr !

— Alors nous pouvons encore passer quelques moments ensemble ?

« Et dire, pensait Aldo en se retirant, que m’étais juré que cette visite n’en aurait pas de seconde ! »

Il fallait bien en prévoir au moins une, sinon l’homme aux yeux de tigre était bien capable de lui tomber dessus à la maison un jour prochain. N’avait-il pas dit qu’il aimait Venise ? Ou quelque chose d’approchant…


— Eh bien, dis-moi, s’écria Adalbert en le voyant rentrer. Vous avez eu des choses à vous dire ? Il est plus de six heures !

— Oh, le temps passe vite en sa compagnie ! Il m’a pratiquement confessé ! Et regarde ! ajouta Aldo en lui tendant la bague qu’il avait ôtée dans la voiture et mise dans sa poche. Il a décidé que nous étions quasiment frères !

— Peste ! Il a la fraternité généreuse, mais je me demande ce qu’aurait pensé ta mère d’un fils de cet acabit !… Bon ! Oublions-le pour passer à un autre sujet : on dirait que c’est aujourd’hui la journée des rubis ! Tiens, lis ça !

Il tendait le journal plié où figurait un article entouré au crayon rouge. C’était, sous la plume de Martin Walker dont la signature prenait de plus en plus de développement, un « papier » que la crainte de déplaire à un hôte illustre retenait visiblement à la limite du sensationnel : « Vol audacieux chez un grand ami de la France : des bijoux disparaissent chez le maharadjah de Kapurthala. »

Le texte disait qu’une paire de bracelets de rubis avait été subtilisée dans l’appartement de la princesse Brinda. Aucune autre parure n’avait été volée et, à la place, on avait découvert une petite carte portant simplement la lettre N. Suivait un long développement sur le mystérieux personnage dont on commençait à parler beaucoup en le rapprochant du fameux Arsène Lupin. À cette différence près que celui-là avait déjà deux meurtres sur la conscience et que le célèbre gentleman-cambrioleur ne tuait jamais.

— Alors ? fit Adalbert. Qu’est-ce que tu en penses ?