— Allez vite rejoindre le maharadjah, prince ! Nous allons, des Aubrais et moi, nous occuper de la comtesse, dit l’un. Soyez sûr que nous veillerons bien sur elle.

S’avisant de ce que ce La Royère pouvait être très sympathique, Aldo le remercia, lui tendit la main avant de s’incliner devant Tania :

— Je crois que vous pouvez leur accorder votre confiance, Tania ! Je prendrai de vos nouvelles demain…


Un judicieux mélange de civilisations orientale et occidentale faisait un lieu magique de la grande salle où l’on allait dîner. Nappes et serviettes étaient de brocart orange tissé d’or supportant l’apparat des chandeliers d’or massif où brûlaient de longues bougies ambrées, de cristaux gravé d’or, d’un admirable service de table exécuté spécialement à Sèvres dans les couleurs assorties à d’étonnants surtouts d’or dont jaillissaient des bouquets d’orchidées pâles mêlées à des roses flamboyantes et à des iris noirs. Plusieurs tables d’une douzaine de personnes étaient réparties dans la pièce et, en prenant place à celle que présidaient le maharadjah et la princesse Brinda, Aldo fut cependant surpris de se retrouver assez proche voisin de son hôte pour que la conversation fût possible puisque seule la princesse Marie de Broglie l’en séparait. Or il connaissait un peu l’originale châtelaine de Chaumont-sur-Loire, une amie de longue date de Jagad Jit Singh qui avait souvent séjourné chez elle et même lui avait fait présent d’un éléphant. Avec elle la conversation ne manquait jamais de saveur : c’était une femme un peu à l’emporte-pièce, franche, directe et presque toujours de belle humeur. Elle adorait les bijoux et on parla beaucoup de pierres, célèbres ou non et, bien entendu des fêtes que le maharadjah allait donner à l’automne pour son jubilé. Elles promettaient d’être magnifiques. Tant et si bien que Morosini fut à peine surpris quand, les femmes s’étant retirées à la mode anglaise pour laisser les hommes entre eux, le maharadjah l’invita à y participer ainsi que Vidal-Pellicorne dont il appréciait la culture universelle et les ouvrages d’archéologie.

— Je possède des trésors que j’aimerais vous montrer et dont certaines pièces n’ont jamais vu l’Europe. Naturellement, je serais particulièrement honoré si la princesse Morosini me faisait la grâce de vous accompagner. J’ai beaucoup entendu vanter son charme et son éclat…

Par qui, mon Dieu, mais après tout cela n’avait rien d’extraordinaire lorsque l’on connaissait le goût très vif de Jagad Jit Singh pour les jolies femmes de n’importe quel pays ! Au cours du repas, tandis que l’on dégustait un étonnant agneau au curry dans la sauce duquel scintillaient des parcelles d’argent, il avait écouté avec amusement les confidences de Mme de Broglie sur l’incessante chasse à la beauté qui était l’un des grands plaisirs de leur hôte.

— Il a même épousé coup sur coup une Espagnole et une Italienne, et comme je m’étonnais, étant donné sa passion pour la France, qu’il n’eût pas épinglé sur sa liste une de ses filles, savez-vous ce qu’il m’a répondu ?… « Je les aime trop ! Je n’arriverais jamais à choisir ! »

Il n’était donc pas tellement étonnant que le nom de Lisa ait volé un jour ou l’autre du côté de ses oreilles. N’était-elle pas en effet l’une des femmes les plus séduisantes de toute la planète ? Pour Aldo aucune autre ne lui venait à la cheville. Et il s’entendit répondre que lui et son épouse se rendraient avec joie dans un pays qui les fascinait depuis longtemps.

Tandis que l’ambassadeur d’Angleterre reprenait le dé de la conversation après une solide rasade de porto, Aldo, rendu à lui-même pour un instant caressa l’idée d’une seconde lune de miel dans les Indes fabuleuses. Si Lisa consentait à confier les jumeaux à leur arrière-grand-mère pour une dizaine de semaines, ce pourrait être magique. Perdu dans ses pensées, il laissait son regard glisser sur la salle somptueuse occupée seulement par les hommes et soudain il reprit contact avec la réalité, posa le verre dont il dégustait le contenu et se livra à un examen attentif de ceux qui se trouvaient là. Or, nulle part il ne vit José d’Agalar.

Quand on sortit de table, il rejoignit Adalbert tout joyeux lui aussi à l’idée de l’accompagner aux Indes et mit un frein à son enthousiasme :

— Tu as raison, le voyage va être formidable mais quelque chose me tracasse : as-tu vu le grand d’Espagne ?

— Ma foi non… Pourtant il est entré avant nous dans la salle à manger et il prétendait mourir de faim. Comment se serait-il volatilisé ?

— D’autant plus qu’il n’y a aucune raison. Mais on peut toujours essayer de savoir…

Retournant dans la vaste pièce où les serviteurs s’affairaient à remettre de l’ordre, Morosini alla trouver celui qui dirigeait la manœuvre en priant le Bon Dieu qu’il parle au moins anglais :

— Je cherche le marquis d’Agalar, lui dit-il dans cette langue. Sauriez-vous me dire à quelle table il était placé ?

L’hindou s’inclina et partit chercher des cartons où les tables étaient dessinées avec les noms de leurs occupants, les parcourut des yeux puis montra à Aldo celui qui l’intéressait. Celui-ci remercia et rejoignit Adalbert :

— Il était à la table présidée par le maharadjah d’Alwar. Comment se fait-il que je ne l’aie pas aperçu ? D’où j’étais il devait se trouver dans mon champ de vision…

Une voix onctueuse teintée d’accent oriental se fit lors entendre :

— Feriez-vous allusion à ce… personnage qui a eu l’indécence de s’étouffer en absorbant du curry et que l’on s’est hâté d’ôter de ma vue ? Un spectacle vraiment répugnant !

Jay Singh Kashwalla, maharadjah d’Alwar en personne, se tenait là, accompagné de deux hommes de sa suite. Il souriait benoîtement mais ce sourire n’atteignait pas ses yeux qui semblaient vouloir pénétrer jusqu’à l’âme d’Aldo. Celui-ci salua profondément comme l’exigeait le protocole :

— Si Votre Altesse le dit, ce doit être vrai. Cependant le marquis d’Agalar qui est un grand d’Espagne devrait savoir comment se comporter lorsque l’on a l’honneur de dîner à la table d’un prince souverain.

— Grand d’Espagne ? Fttt !… Qu’est cela ? fit Alwar avec un geste méprisant de sa main gantée et bosselée de rubis gros comme des œufs de caille. Ce n’est qu’un marquis. Vous, vous êtes prince, m’a-t-on dit ? Un grand d’Italie, je suppose ?

— De Venise ! Très honoré de l’attention qu’un souverain étranger veut bien me porter !

— Votre réputation est grande dans le monde des pierres précieuses et vous pouvez constater que je les aime aussi. Viendriez-vous en parler avec moi… en privé ?

— Il est à craindre que Votre Altesse n’en sache plus que moi sur ce sujet.

— Ne le croyez pas ! Venez plutôt déjeuner demain ! Nous comparerons nos sciences. J’habite le Claridge. Voulez-vous treize heures ?

Impossible d’échapper, quelque envie qu’il en eût, à une invitation aussi formelle. Morosini s’inclina :

— Ce sera un honneur pour moi…

— Alors donnez votre adresse à mes gens. Une voiture viendra vous prendre à midi et demi…

Le maharadjah tournait déjà les talons après un salut léger.

— Seigneur ! gémit Aldo en le regardant rejoindre leur hôte. Il ne me manquait plus que ça !

— Allons donc ! ironisa Adalbert. Tu as vu sa poitrine ? Il n’y a pas un joaillier au monde dont la vitrine puisse lutter avec elle. Tu vas nager dans les pierres précieuses, mon bonhomme !

— Sans doute, mais j’aimerais mieux nager avec quelqu’un d’autre parce que cette altesse-là ne me plaît pas. Surtout si j’y ajoute ce que tu m’as confié au sujet de ses relations avec Youssoupoff !

— Je n’ai dit que ce que l’on m’a raconté. Il ne s’agit peut-être que d’un simple potin…

— Auquel tu as cru. Cela me suffit.

— Pour refuser d’y aller ? Il ne va tout de même pas te violer entre la poire et le fromage ? Tu as une demi-tête de plus que lui, fit Adalbert en riant.

— J’ai accepté : j’irai. Seulement j’essaierai de faire en sorte qu’il n’y ait pas de seconde fois…


Le lendemain, habillé avec une élégance tout officielle – redingote noire, gilet gris, col à coins cassés et cravate-plastron en épaisse soie grise piquée d’une sardoine gravée à ses armes –, Aldo embarquait dans la Rolls argentée du maharadjah qui, en quelques silencieuses minutes, le conduisit à l’hôtel Claridge.

C’était le plus récent des palaces parisiens puisqu’il avait été inauguré en 1919 et, bien sûr, le Claridge drainait une bonne partie de la clientèle jeune issue du cinéma ou du sport grâce aux services spéciaux qu’il offrait : un hammam et une ravissante piscine gréco-byzantine où se retrouvaient quelques-unes des plus jolies femmes de Paris. Mais, quand la Rolls y déposa Morosini, celui-ci put se demander un instant si d’aventure on ne l’aurait pas transporté aux Indes car l’entrée en était gardée par deux des jeunes aides de camp dont le maharadjah d’Alwar semblait posséder une véritable collection. Choisie avec soin cependant car ces jeunes hommes étaient à peu près de la même taille, vêtus de robes fluides qui les faisaient ressembler à des jets d’eau et tous possédaient des yeux de gazelle craintive qui intriguèrent le visiteur tout en lui donnant l’envie d’en savoir plus : ce potentat oriental n’était-il donc attiré que par les garçons ? En tout cas, il aurait juré que ceux-là en avaient peur…

Cependant ils devaient être des guerriers, étant armés de longs poignards dont sans doute ils n’hésiteraient pas à se servir sur un geste du maître. Pour l’instant, ils semblaient avoir pris possession de l’hôtel car l’un d’eux s’improvisa son guide tandis que deux autres gardaient l’entrée des ascenseurs, deux autres la sortie et encore deux autres la double porte fermant l’appartement du prince. Celui-ci occupait tout un étage d’où les serviteurs habituels semblaient avoir disparu.