Laissant à regret sa place auprès de Mme Balsan à lord Nolham et à l’aimable prince Karam, quatrième fils de Jagad Jit Singh, Aldo se lança sur la piste de la comtesse et l’atteignit au moment où elle prenait place dans une sorte de niche creusée dans un buisson de jasmins et acceptait la coupe de champagne que lui offrait l’un des deux sigisbées visiblement décidés à ne pas s’éloigner d’elle de plus d’un mètre. Aussi Aldo eut-il droit à un double regard offensé quand, s’approchant du groupe, il pria courtoisement ces messieurs de bien vouloir lui permettre de s’entretenir un instant avec leur belle compagne. Ce qu’il fallut bien accepter. Ils s’écartèrent donc mais sans aller bien loin et en montrant moralement les crocs.

Différent fut l’accueil de Tania. Non seulement elle ne parut pas mécontente de la rencontre mais elle tendit spontanément ses deux mains à Morosini !

— Que je suis heureuse de vous voir ! J’ignorais que vous seriez ici ce soir.

En même temps elle le faisait asseoir près d’elle sur le canapé Régence encastré dans les fleurs.

— Moi aussi, soupira-t-il, l’œil sévère. Voulez-vous me dire ce que vous faites là alors que…

— … je devrais être en train de me morfondre dans mon triste logis en me faisant tirer les cartes par Tamar ? Vous n’avez donc pas lu Le Figaro ce matin ?

— Mon Dieu non ! J’ai assez de mes propres soucis sans me charger de ceux des autres…

— Eh bien, c’est dommage parce qu’il y avait, à la rubrique mondaine, un petit article très intéressant annonçant que, son deuil achevé, miss Muriel Van Kippert et le marquis d’Agalar rendraient officielles leurs fiançailles qui précéderaient de peu leur mariage. En conséquence me voilà, mon cher prince, aussi libre que l’air ! Ah, vous n’imaginez pas quelle joie j’éprouve depuis ce matin et, comme j’étais invitée de longue date chez le maharadjah, j’ai pensé que venir à cette réception allait être pour moi l’occasion rêvée de reprendre ma vie mondaine. N’est-ce pas merveilleux ?

— Si vous le dites, cela doit l’être. Cependant êtes-vous bien certaine que le mariage va inciter votre ténébreux ami à renoncer à vous manipuler ?

— Manipuler ? Quel vilain mot !

— La chose est encore plus laide. C’est pourtant bien le terme qui convient.

— Mais voyons, il n’a plus que faire de moi ! Si son Américaine ressemble aux autres, il ne doit plus pouvoir la quitter d’une semelle. Et je vous rappelle qu’elle est en grand deuil. Donc lui aussi et on ne les verra pas de sitôt dans les salons parisiens. D’ailleurs ils vont sans doute partir pour l’Amérique afin que le pauvre père repose dans sa terre natale…

— Je ne sais pas si c’est ma vue qui baisse mais il me semble bien que votre hidalgo n’est pas aussi en deuil que vous l’imaginez. Ou bien cette figure de loup distingué qui salue notre hôte en ce moment ne lui appartient-elle pas ?

Tania suivit des yeux le geste discret de Morosini et pâlit. Sa main, gantée de velours jusqu’au haut du bras saisit celle d’Aldo et se crispa :

— Par Notre-Dame de Kazan, mais comment est-il ici ?

— Voilà un petit mystère qu’il va falloir éclaircir mais en attendant, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de quitter les lieux immédiatement… et discrètement !

— Mais c’est impossible, voyons ! Le souper va être servi dans un instant…

— Rien n’est impossible à une jolie femme. Elle a toujours droit à quelques vapeurs et je vois là deux gaillards qui ne demanderont pas mieux que de vous ramener. Sinon au logis – afin de ne pas révéler votre adresse – mais dans n’importe quel palace où vous pourriez désirer passer la nuit parce que vous avez donné congé jusqu’à demain à vos serviteurs et que vous n’avez pas la clef…

— Vous croyez ? fit-elle d’un ton méfiant en retirant sa main. Ils connaissent José et ne comprendraient pas…

— Que vous vouliez l’éviter ? Mais s’ils sont amoureux de vous comme je le pense, ils comprendront avec enthousiasme. Croyez-moi, Tania ! Si cet homme vous effraie autant que vous me l’avez dit, il faut partir. Et vite !

C’était malheureusement plus facile à dire qu’à faire. Comme Aldo se levait pour laisser la place, l’assistance se figea. Deux jeunes aides de camp en tuniques miroitantes venaient de se ranger près de chacune des deux colonnes d’entrée tandis que le serviteur chargé d’annoncer les invités proclamait :

— Sa Grandeur le maharadjah d’Alwar !

— Nous sommes gâtés ce soir en matière de potentats orientaux, murmura Adalbert qui s’était rapproché d’Aldo avec le vague espoir d’être présenté à la ravissante dame brune. Mais celui-là, je n’en raffole pas…

Il n’en dit pas plus car un silence s’établissait à l’entrée du prince oriental au-devant de qui Jagad Jit Singh s’avançait les mains tendues. Un homme impressionnant en vérité !

Dédaigneux de l’habit occidental, son atchkan(10) de velours vieux rose ruisselait de diamants et de rubis mais, entre ce vêtement fabuleux et l’espèce de toque bordée d’un diadème scintillant qui le coiffait, le visage était d’un autre âge. Sous les traits d’une grande pureté le sang mongol transparaissait et les yeux étirés, striés de jaune, étaient ceux d’un tigre. Quant au sourire dont s’éclairait cette énigmatique figure, il donnait froid dans le dos…

— Tu le connais ? chuchota Morosini.

— Un peu, mais c’est surtout ton ami Youssoupoff qui le connaît. Il a eu toutes les peines du monde à le tenir à distance il y a deux ou trois ans. Je crois que Sa Grandeur était tombée amoureuse de lui…

Les deux princes s’étant donné une cérémonieuse accolade, l’ambiance un instant rompue se reformait. Aldo remarqua que le nouveau venu se faisait présenter surtout des hommes, les femmes semblant l’intéresser fort peu… Cependant, Adalbert réclamait, la bouche fendue d’une oreille à l’autre par un large sourire :

— Si tu me présentais à Madame ?

Aldo sursauta :

— Hein ?… Quoi ? Ah oui, mais je te préviens que Madame nous quitte. Ma chère Tania, voici mon ami Adalbert Vidal-Pellicorne, archéologue distingué. La comtesse Tania Abrasimoff.

— Nous quitter ? Pas si vite tout de même ! protesta Adalbert en baisant galamment les doigts de la jeune femme. On va bientôt servir le souper et si la comtesse n’y assiste pas il manquera de la lumière !

— Peut-être mais cette lumière risque de s’éteindre si l’on tarde trop : elle est en danger.

Il n’eut pas le temps d’en dire plus. Comme il se retournait pour faire signe aux deux amoureux transis qui l’assassinaient du regard, José d’Agalar se glissa dans son champ de vision.

— Permettez, je dois parler à la comtesse !

Puis se tournant vers la jeune femme avec un bref salut, il s’adressa à elle en russe, langue incompréhensible pour Aldo mais sur un ton d’agressivité qui ne laissait guère de doute sur le contenu des paroles et l’agaça immédiatement :

— Pardon, monsieur, mais êtes-vous proche parent de Madame ?

— Mêlez-vous de ce qui vous regarde !

— Il se trouve que la sérénité, le bien-être de la comtesse me regardent… comme tous ses amis, ajouta-t-il en constatant avec satisfaction que les deux cavaliers momentanément évincés s’étaient rapprochés et se rangeaient de son côté en approuvant vigoureusement. Or vous lui parlez sur un ton dont aucun gentilhomme ne saurait user envers une femme. Et j’ai entendu dire que vous êtes marquis ? C’est à peine croyable…

Le visage aigu, au teint légèrement olivâtre parut jaunir un peu plus. En même temps Agalar émettait un rire bref qui ressemblait au sifflement d’un serpent…

— Que pouvez-vous savoir du comportement d’un gentilhomme, mon garçon ? Je suis grand d’Espagne, sachez-le ! Et vous, vous êtes quoi ?

— Altesse Sérénissime ! Prince Aldo Morosini pour vous servir le traitement que vous méritez…

Le nom fit son effet. L’autre parut se calmer cependant qu’une lueur s’allumait dans son œil noir :

— Ah ! Vous êtes…

— Oui, je suis.

— Je voulais dire : vous êtes aussi l’amant de Madame ?

— Simplement un ami… respectueux. Et vous, si vous l’êtes, j’ajoute que vous êtes aussi un mufle !

Adalbert s’approcha aussitôt d’Aldo et posa la main sur son bras :

— L’endroit est mal choisi pour une querelle, fit-il remarquer. Le maharadjah pourrait ne pas apprécier. Allez dans le parc si vous voulez on découdre !…

Mais bien qu’il eût été insulté, la perspective d’un duel ne semblait guère tenter l’Espagnol. Il haussa les épaules :

— On ne se bat pas pour n’importe qui ou n’importe quoi. Si cette femme vous plaît, je vous la laisse bien volontiers ! J’ajoute que j’ai faim et que l’on vient d’annoncer le souper…

Et avec un geste dérisoire de la main, le beau marquis tourna les talons un peu trop hauts pour les critères de l’élégance masculine et se joignit aux autres personnes qui s’étaient intéressées au début d’altercation mais se dirigeaient à présent vers la salle du festin.

Pâle comme une morte, Tania ne bougeait pas de sa niche fleurie et levait vers les quatre hommes restés auprès d’elle un regard effrayé :

— Je… je crois que je préférerais rentrer chez moi…

— C’est trop naturel, dit Aldo. Je vais vous reconduire…

Mais à cet instant précis, le prince Karam qui avait l’air d’être en quête de quelqu’un s’approcha d’eux :

— Ah prince ! dit-il à Aldo. Je vous cherchais. Mon père souhaite vous avoir à sa table. Ainsi que M. Vidal-Pellicorne.

Aldo s’apprêtait à dire qu’il lui fallait d’abord s’occuper de la comtesse Abrasimoff souffrante, mais déjà les deux jeunes gens, réduits depuis un moment à une figuration intelligente, se hâtèrent de revenir sur le devant de la scène :