— Mme de Sommières ?

— Tante Amélie ? Aux dernières nouvelles, elle n’est pas encore rentrée. Et puis je n’ai pas envie de mêler Lisa à cette aventure sulfureuse.

— Dommage ! soupira Adalbert qui cultivait un faible pour la jeune femme.

— Je le pense aussi. Tu n’imagines pas comme elle me manque… Et je ne peux même pas lui téléphoner pour éviter de mettre en fuite l’ombre du divin Mozart !

Mais si les Colloredo étaient hostiles à la bruyante sonnerie, Lisa savait depuis longtemps apprécier ses commodités car, le soir même, elle appelait son époux.

— Comment as-tu deviné que j’avais tellement envie de t’entendre, mon cœur ? s’écria celui-ci.

— Peut-être parce que moi aussi j’en avais envie Dis-moi, quand penses-tu rentrer à la maison ?

— Pas maintenant, hélas, soupira Aldo. Cette désagréable affaire dont je t’ai parlé a eu aujourd’hui un prolongement : un milliardaire américain a été abattu en pleine salle des ventes au moment où il achetait la « Régente ». La police veut que je reste encore…

Au lieu d’une amère protestation, Aldo eut la désagréable surprise d’entendre ce qu’il crut bien être un soupir de soulagement :

— Ce n’est pas grave en ce qui me concerne mon chéri. Cela va nous permettre de prolonger notre séjour ici. C’est ce que je voulais te dire…

— Vous restez à Salzbourg ? Vous n’en avez pas encore assez des concerts et autres oratorios ?

— Non, nous ne sommes plus chez les Colloredo Je t’appelle de Rudolfskrone, où nous nous sommes installés hier. Nous avons rencontré à Salzbourg des amis anglais charmants, dont l’un est explorateur et aussi chasseur bien entendu. Grand-mère qui les aime beaucoup veut leur faire les honneurs de son château. On organise une chasse et un grand bal.

— En cette saison ? grogna Morosini qui n’aimait pas le ton allègre de sa femme… Ne devrait-elle pas mourir d’ennui sans lui ?

— Pourquoi pas ? Le printemps est ravissant à  Ischl et la saison des eaux commence à Pâques. En outre le temps est superbe !

— Et les jumeaux là-dedans ?

— Eux ? Ils sont ravis. Tu penses : ils ont une grande maison pour eux seuls, sans compter nos gens qui sont déjà à leurs pieds. Mais, au fait, si on te libère bientôt tu pourrais venir nous rejoindre ?

— Par pitié n’emploie pas ce terme de libéré ! Je suis pas en prison ! Pas encore !

— Ne dis pas de sottises, mon chéri. Tu n’es quand même pas un repris de justice ?

— Quand même pas, non ! Et ils s’appellent comment ces Anglais charmants ?

— Sir William Salter et sa femme Sarah… qui est cousine de Mary Winfield, la marraine d’Amelia…

— Je sais qui est Mary Winfield, fit Aldo de plus en plus rogue. Et l’homme de l’aventure, c’est ce Salter ?

— Non, c’est son demi-frère, Francis Trevelyan. Mais tu as déjà dû voir sa photo dans les journaux : il est remonté aux sources de l’Amazone… Un personnage extraordinaire !

— Peut-être… oui. C’est possible…

En fait il se souvenait parfaitement de l’explorateur : un grand type tout en os avec une belle gueule en ciment armé et des dents que les clichés de presse n’avaient pas réussi à noircir. Juste le genre de type que l’on n’aime pas voir tournailler autour d’une jeune femme un rien romanesque ! Et moins encore quand la note lyrique vibre dans la voix qui en parle ! Aldo n’eut pas le temps de développer son opinion car juste à cet instant la communication fut coupée tandis que, inquiète de son soudain silence Lisa au bout du fil multipliait les « Allô ! Allô !... Ne coupez pas, mademoiselle ! ». Il raccrocha le combiné.

— Eh bien ? commenta Adalbert. Tu en fais une tête !

— Tu ferais la même si ta femme se mettait à délirer à propos d’un chasseur de têtes retour d’Amazonie…

Les yeux d’Adalbert s’arrondirent :

— Lisa ? Délirer pour un coureur des bois ? Je ne croirai jamais ça !

— J’aurais dû te passer l’écouteur !

Et il restitua l’essentiel de ce qu’avait dit Lisa mais s’il s’attendait à rencontrer de la compassion il se trompait : Adalbert se mit à rire. Ce qui acheva d’exaspérer Aldo :

— En plus tu trouves ça drôle ?

— Plutôt, oui ! Voyons, mon garçon, réfléchis un peu ! Voilà des jours et des jours que tu vis à Paris sous le prétexte que la police a besoin de toi…

— Le prétexte ?

— Lisa peut très bien imaginer que c’en est seulement un. Alors, elle te paie de la même monnaie.

— Mais c’est ridicule ! Elle a confiance en moi comme j’ai confiance en elle.

— On ne le dirait pas ! Écoute, si tu risques d’être coincé trop longtemps, je te propose d’aller faire un tour à Ischl pour remettre les pendules à l’heure. Moi, j’ai le droit de bouger…

Aldo se jeta dans un fauteuil en étendant devant lui ses longues jambes et alluma une cigarette.

— Elle aurait tôt fait de percer à jour ta démarche, mon bon ! Mais c’est gentil de le proposer. À présent va te préparer et allons faire la fête, ajouta-t-il d’un ton lugubre.


Chose extraordinaire, Gilles Vauxbrun n’était pas au Schéhérazade quand les deux amis y firent une apparition. Il était encore tôt d’ailleurs et la salle n’était pas pleine. Sous la conduite d’un maître d’hôtel qui aurait fait un succès dans Le Prince Igor, ils choisirent une table pas trop près de la piste d’où ils pouvaient découvrir la totalité de l’élégant cabaret. Les violons tziganes faisaient rage mais ni Masha ni la belle Varvara n’étaient encore visibles. Morosini pensa que le moment était peut-être favorable pour aller bavarder avec la chanteuse et, après avoir conseillé à Adalbert de commander pour eux deux, il se levait pour mettre son projet à exécution quand la tenture de velours se souleva pour livrer passage au commissaire Langlois. Impeccable dans un smoking coupé par un maître tailleur, il s’arrêta au seuil pour allumer un havane de belle importance. Morosini se rassit. Les yeux sur la carte, Adalbert demanda :

— Tu as changé d’avis ?

— Non mais l’instant me paraît mal choisi. Regarde !

Adalbert émit un petit sifflement admiratif :

— Peste ! Si on les habille comme ça cette année dans la police, je pose ma candidature tout de suite !

— Ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée étant donné tes… activités annexes ? Tu aurais là une bonne couverture…

Le policier cependant les avait repérés et vint vers eux. Aldo se leva pour l’accueillir :

— J’espère que vous n’êtes pas en service et que vous accepterez de souper avec nous ?

Georges Langlois ne souriait pas souvent, ce qui donnait à son sourire le charme de la rareté :

— Je suis toujours en service et je ne fais que passer… mais je vous remercie.

— Voulez-vous dire que vous partez déjà ? Sans avoir entendu Masha Vassilievich ?

— Je l’ai déjà entendue… autrement ! Et je ne peux pas me permettre de me laisser enchanter par une si belle voix. Ulysse au moins s’était fait attacher au mât de son navire. Mais… je reviendrai volontiers l’entendre quand tout cela sera fini.

— J’espère que ce sera bientôt. Votre Napoléon VI ne m’amuse pas.

— Moi non plus. Bonne nuit, messieurs !

Une brève inclination de la tête et de son pas nonchalant il s’éloigna vers le vestiaire :

— Qu’est-ce qui t’a pris de l’inviter ? bougonna Adalbert. J’admets qu’il a de la classe mais est-ce suffisant pour partager le pain et le sel ?

— Et pourquoi pas ? C’est un excellent limier, tu sais ? Tu aurais pu lui demander des nouvelles de ton bon ami La Tronchère ?… Oh non ! C’est une gageure !

Quelqu’un en effet venait de franchir à son tour la somptueuse tenture brodée d’or mais ce quelqu’un n’avait que de lointains rapports, sur le plan vestimentaire, avec le dandy du quai des Orfèvres : Martin Walker, lui, dédaignait les atours et restait fidèle à son tweed fatigué et à ses knickerbockers bouffant mollement au-dessus de chaussettes écossaises et de grosses chaussures à semelles de crêpe. Imitant Langlois il s’arrêta pour tirer sa pipe de sa poche mais l’imposant maître d’hôtel qui le considérait avec un dégoût quasi palpable se jeta sur lui à temps pour éviter à ses clients des miasmes aussi nauséabonds.

— Que vient-il faire ici ? fit Aldo. Il a dû repérer les Vassilievich à la vente…

Aussitôt il fut debout et fit un geste pour attirer l’attention du journaliste. Adalbert protesta :

— Ne me dis pas que tu vas l’inviter aussi à souper, celui-là ?

— Pourquoi pas ? Il m’a promis un renseignement capital… Je ne pensais pas vous revoir si vite, ajouta-t-il à l’intention de Walker qui accourait avec empressement. J’avais l’intention de me rendre à votre journal demain matin pour vous rencontrer. Mais asseyez-vous, je vous prie.

Walker ne se le fit pas dire deux fois et ne protesta pas quand Morosini réclama un autre couvert. Au contraire, son visage à la grande bouche moqueuse sous un nez un peu de travers, pas sans charme d’ailleurs, et que les yeux bleus au regard direct rendaient sympathique, s’épanouit en un sourire de gamin gourmand quand les premières bulles de champagne pétillèrent dans sa coupe. De même l’apparition du caviar l’enchanta :

— Si vous traitez toute la presse comme ça, pas étonnant qu’elle vous adore…

— Je vous traite en ami parce que j’espère que vous me rendrez la pareille. Vous m’avez fait une promesse cet après-midi…

— Je n’ai pas oublié et je vous remercie d’avoir laissé Marie s’en aller. Je vous l’ai dit, c’est une pauvre fille.

— Elle est cependant mêlée de près à l’assassinat de Piotr Vassilievich, car d’évidence elle a partie liée avec les meurtriers. N’oubliez pas que je l’ai vue chez la victime peu après l’enlèvement et que je l’ai suivie jusqu’au lieu du crime… d’où elle a disparu comme par enchantement avec eux…