Un instant, le tumulte fut indescriptible. Tout le monde voulait voir et le commissaire Langlois dut jouer des poings pour s’ouvrir le passage jusqu’au corps étendu sur lequel Muriel s’était abattue secouée de sanglots.

Sur l’estrade, Maître Lair-Dubreuil s’était figé, le marteau d’ivoire toujours en main, ne songeant même pas à préserver la perle. Vivement, Aldo s’avança pour la protéger. Ce faisant, il vit une femme accourir d’un des côtés de la salle. Elle se précipitait vers la « Régente », les mains tendues mais le prince fut plus rapide et se saisit d’elle quand elle allait atteindre sa proie. Il eut, devant lui, un visage crispé, des yeux flamboyants qu’il reconnut d’autant plus aisément que la femme portait les mêmes vêtements que chez Piotr Vassilievich : c’était Marie Raspoutine.

Elle se débattit comme une diablesse mais il tenait bon et elle gémit sous sa poigne :

— Lâchez-moi !… Laissez-moi !… Je ne vous ai rien fait !…

— À moi, non, mais ce pauvre Piotr ne pourrait en dire autant !

— À lui non plus je n’ai rien fait… Je voulais… seulement reprendre mon bien !

— Votre bien ? Vous avez une étrange façon de voir les choses. La « Régente » ne vous a jamais appartenu…

— Ce démon de Youssoupoff l’avait promise à mon père ! Lâchez-moi, vous dis-je !

— Pas question ! Nous allons d’abord voir la police…

— Non… Non vous ne pouvez pas faire ça !… J’ai assez souffert ! Par pitié, si votre mère vous a aimé, ne me livrez pas à la police ! Mes petites en mourraient peut-être…

Il y avait tant de douleur dans cette voix, tant de larmes dans les yeux noirs qu’Aldo sentit le doute s’insinuer en lui.

— Laissez-la aller. C’est une pauvre fille ! murmura-t-on derrière lui. Tournant la tête, Aldo vit Martin Walker qui lui souriait d’un air encourageant. Le journaliste répéta :

— Laissez-la !… Je vous dirai où la retrouver et vous pourrez causer avec elle… Voilà qui est mieux ! ajouta-t-il en constatant que Morosini laissait retomber ses mains. Filez vite, vous ! On ira vous voir et vous pourrez raconter votre histoire…

— Merci… Merci beaucoup !

Vivement la femme se pencha, prit la main de Walker, la baisa et se perdit dans la foule qui, après s’être agglutinée autour du groupe tragique, cherchait maintenant à vider les lieux. Le commissaire Langlois venait en effet de donner l’ordre de fermer les portes afin de pouvoir interroger tout le monde sans se soucier des protestations des gens connus, se contentant de lâcher, après qu’ils avaient donné leur nom, ceux qui ne pouvaient être mêlés à l’assassinat de l’Américain : la princesse Murat et les deux Rothschild, Gulbenkian, des comédiennes célèbres et quelques autres. Mais il fut bientôt évident qu’aucun de ceux qui composaient le public de cette vente ne pouvait avoir tiré sur Van Kippert. La balle l’avait atteint de face et en plein front, ce qui signifiait que le tireur devait se trouver derrière l’estrade du commissaire-priseur. Mais, naturellement, personne n’avait rien vu.

Aldo et Adalbert cependant se rapprochaient de Maître Lair-Dubreuil, qui venait de chercher dans son fauteuil un appui plus solide que des jambes ayant tendance à se dérober sous le coup de l’émotion. Il tenait à la main un papier et semblait sur le point de s’évanouir. La « Régente » avait disparu et ce fut d’elle que Morosini s’inquiéta en premier :

— Où est la perle ?

Le commissaire-priseur leva sur lui un regard éteint :

— Dans ma poche, rassurez-vous !… Tenez ! lisez cela !

Il tendit la feuille de papier sur laquelle on avait écrit en lettres majuscules : « Inutile de poursuivre la vente ou d’en organiser une autre. Quiconque osera acheter la perle de Napoléon aura le même sort, parce que la Grande Perle ne peut appartenir qu’à moi. Ainsi le veut le Seigneur et je saurai m’en emparer en temps utile… » La signature était assez effarante et Morosini la lut à haute voix :

— Napoléon VI ? D’où sort-il, celui-là ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? s’exclama le commissaire-priseur. Un demi-fou ou un fou complet ?

— Ou simplement un type pourvu d’une aïeule qui a eu des bontés pour l’Empereur ? avança aimablement Adalbert. Comme pour Louis XV, on ne connaît pas exactement l’étendue de sa descendance. C’est facile d’en rajouter. Vous savez bien qu’on ne prête qu’aux riches…

— Quel qu’il soit, cela n’apporte pas la solution à mon problème. Voulez-vous me dire à présent ce que je vais faire de cette foutue perle ?

Il fallait que Maître Lair-Dubreuil soit vraiment perturbé pour employer un terme aussi grossier, lui qui personnifiait si bien le grand style. Il ajouta avec un nouveau soupir :

— Le mieux serait que je vous la rende, mon cher prince.

Aldo n’eut pas le temps de répondre. Soudain, Georges Langlois fut à ses côtés :

— C’est donc bien vous… « mon cher prince »… qui l’avez mise en vente ? C’est ce que je pensais. Et de là à imaginer qu’elle n’est autre que le trésor disparu de Vassilievich, il n’y a qu’un pas, fit-il narquois.

— Et vous l’avez naturellement franchi ? Inutile de finasser davantage, concéda Aldo. C’est bien moi qui l’ai confiée à Maître Lair-Dubreuil.

— Et elle vient de la cheminée de la rue Ravignan ?

— Elle en vient.

— Voulez-vous me dire de quel droit vous vous l’êtes appropriée ? Cela a un nom, « mon cher prince », outre qu’il s’agit aussi d’une dissimulation de pièce à conviction.

Le ton devenait menaçant mais Aldo n’en avait cure. Maîtrisant de son mieux la colère qui montait, il se fit glacial :

— Personne n’a jamais osé encore m’appliquer le qualificatif que vous avez dans l’esprit, « mon cher commissaire ». Et je ne me suis pas approprié la Régente. Je suis allé la porter à son légitime propriétaire le prince Félix Youssoupoff qui n’en a pas voulu, m’a demandé de la garder et de la mettre en vente…

— Et bien entendu le prince n’est pas là pour confirmer vos dires ?

— Il est en Corse. Ce n’est tout de même pas le bout du monde ? Demandez-le-lui !

— Je n’y manquerai pas mais ça ne me dit pas pourquoi vous avez décidé une démarche contraire à la loi : la perle devait m’être remise !

— Et qu’en auriez-vous fait ? Vous l’auriez enfermée dans un coffre d’où elle ne serait sortie qu’aux calendes grecques. Or le désir de Youssoupoff est que le produit de la vente serve à améliorer le sort des malheureux…

— Elle vient de servir à tuer un homme. Vous trouvez que c’est mieux ?

Ce fut Lair-Dubreuil qui se chargea de la réponse en tendant le message :

— Et si j’en crois ceci, elle en tuera d’autres. Alors j’en reviens à ma première question : qu’est-ce que j’en fais ? ajouta-t-il en tirant le joyau de sa poche pour l’offrir sur sa paume étendue.

Le policier prit le papier, lui jeta un coup d’œil puis l’empocha avant de cueillir la « Régente » qu’il mira un instant sous la lumière crue de la salle :

— Il manquait à cette histoire un mégalomane ! Et je n’arriverai jamais à comprendre pourquoi, depuis des siècles, on s’est entre-tué pour des objets comme celui-là…

— Admettez au moins que c’est une merveille ! protesta Maître Lair-Dubreuil atteint dans ses amours secrètes.

— Oh, je vous le concède !…

Il prolongea sa contemplation pendant un instant :

— Les coffres de cette maison sont solides, j’imagine ?

— Nous possédons ce qui se fait de mieux. Même la Banque de France n’est pas mieux équipée…

— Alors enfermez-la, cette belle meurtrière, et cela jusqu’à ce que nous réussissions à mettre la main au collet du candidat empereur ! Ensuite nous verrons ce qu’il convient d’en faire car, naturellement, la vente à M. Van Kippert est caduque.

— L’adjudication a eu lieu. Son héritière peut décider de verser la somme convenue et la prendre.

— Elle doit avoir d’autres chats à fouetter mais si le fait se produisait, montrez-lui donc le message de Sa Majesté et dites que, quoi qu’il en soit, la France a droit de préemption puisque la perle fait partie des Joyaux de la Couronne.

— Parfait ! conclut Morosini. Et que faites-vous de moi ? Vous m’arrêtez ou je peux rentrer chez moi ?

— Ni l’un ni l’autre, « mon cher prince », fit Langlois avec l’ombre d’un sourire. Vous êtes un témoin d’importance et j’ai encore besoin de vous. Alors prenez votre mal en patience et profitez un peu du printemps parisien !

— Mais j’ai une maison de commerce, une épouse… sans parler de deux enfants !

— Je suis désolé… mais pourquoi donc la princesse ne vous rejoindrait-elle pas ? Les collections d’été sont paraît-il très réussies. À présent, si vous voulez bien m’excuser, l’enquête commence et je dois voir la famille.

En le regardant s’éloigner vers le groupe, dans lequel se distinguait Martin Walker, qui entourait le cadavre caché sous une couverture, Aldo espéra, pour le bien de la jeune Muriel, que la famille se compose d’autres membres que du « fiancé ». En se penchant sur la jeune fille qui sanglotait assise un peu plus loin, il se donnait déjà des airs de propriétaire fort déplaisants…

— Si on rentrait ? proposa Adalbert. Je ne sais pas ce qui m’arrive mais j’ai faim.

— On peut toujours aller grignoter quelque chose mais, si tu es d’accord, je t’emmène souper ce soir au Schéhérazade.

— Caviar, vodka, blinis, chachliks et tout ce qui s’ensuit ? Te sentirais-tu saisi par la débauche comme ce pauvre Vauxbrun ?

— Non. Je voudrais bavarder un peu avec Masha. Elle et ses frères sont partis dans les premiers.

— Alors va pour les délices de la vieille Russie ! Mais que penses-tu de la suggestion du commissaire ?

— Faire venir Lisa ? Est-ce que tu imagines que cela signifie aussi les jumeaux et leur nounou suisse ? Si tu as le goût du martyre, Théobald ne l’a sûrement pas !