— … mais vous ne souhaitez pas la mettre à l’épreuve et je serais sans doute gênante.

— N’en croyez rien, dit-il gentiment, mais vous seriez déracinée chez nous, où nous subissons un gouvernement dictatorial, en dépit de la présence du roi. Les étrangers y sont tenus sous une surveillance peu agréable. Croyez-moi, l’Angleterre vaudrait mieux ! Sinon… le seul conseil que je puisse vous donner est de sortir le moins possible. À moins de chercher refuge auprès de votre ami Félix ? Et, à ce propos, pourquoi ne pas rejoindre à Londres la princesse Irina ?

— Elle ne m’aime pas et je ne suis pas sûre de l’aimer !

Aldo retint un soupir découragé :

— Alors restez chez vous ! N’en bougez pas et attendez de mes nouvelles. Je vais essayer de savoir ce que fait au juste votre bel ami…

Quelques minutes plus tard, Aldo retrouvait le colonel Karloff et son taxi avec une sensation de soulagement qu’il se reprocha comme indigne de lui. Lisa n’aimerait pas qu’il devînt égoïste et laisse dans la détresse une femme dont le seul tort était d’être trop belle !… Alors, bien sûr, il l’aiderait… mais à condition qu’elle s’aidât elle-même et consentît à écouter des conseils de sagesse !

En attendant et ainsi qu’il en avait émis l’idée, lui et Karloff s’attablèrent dans un petit café de la rue Saint-Dizier qui restait ouvert la nuit et qui, selon l’ancien colonel, faisait un très bon café. Naturellement, on parla de Tania Abrasimoff, Karloff représentant une assez bonne source d’informations. Par lui, Aldo eut une précision sur l’ancienne adresse de la jeune femme et sut du même coup que l’appartement était au nom d’Agalar et que, très certainement, il était revenu y habiter.

— Si ça vous intéresse, je peux le surveiller discrètement, moyennant une honnête rétribution bien entendu, car je n’ai plus, hélas, les moyens de faire de cadeaux…

— Cela va de soi mais j’aimerais mieux que vous me la surveilliez, elle. Cet homme la terrifie. Cependant je ne suis pas certain qu’elle se résignera à rester chez elle. Il faut avouer que l’appartement est sinistre…

— Oh, pour elle, vous devriez vous contenter d’acheter son concierge. Dans ces immeubles, même si les appartements sont lugubres, les pipelets ont en général le téléphone… Et dans ce couple, c’est lui le plus intéressant…

— D’accord. Je verrai demain. Un autre café ?

— Volontiers. Il est bon, n’est-ce pas ?

En réalité il n’était pas meilleur que les autres mais, en revanche, le calvados dont Karloff l’arrosait était excellent. En matière d’alcool on pouvait faire confiance à un Russe de bonne maison et Aldo se laissa facilement convertir à la religion du café-calva chère à presque tous les chauffeurs de taxi. C’était incontestablement revigorant. Aussi en rentrant rue Jouffroy se sentait-il plutôt optimiste et enclin à voir l’avenir sous les tendres couleurs de l’aurore. Après avoir rompu quelques lances afin de rendre la paix du cœur à la belle comtesse, il regagnerait les splendeurs de son palais vénitien où l’attendaient le sourire de sa femme… et les hurlements des jumeaux. L’instant présent l’attirait plus volontiers vers son lit pour y trouver les délices d’un sommeil réparateur. Force lui fut cependant de constater que ce ne serait pas pour tout de suite.

En dépit de l’heure tardive, Adalbert n’était pas couché. Vêtu d’une vieille veste d’intérieur en velours à brandebourgs, les pieds dans des charentaises, il arpentait son cabinet de travail en déclamant :


Corrige-toi devant tes propres yeux et

Prends garde de te faire corriger par un autre.

Si tu es un homme vertueux,

Fonde un foyer,

Épouse une femme forte,

Il te naîtra un fils.

Construis une maison pour ton fils


— Merci, grogna Morosini, c’est déjà fait. Qu’est-ce qui te prend ? Tu fais ton testament ou tu prends à retardement les bonnes résolutions que l’on décide au début de l’année ?

Arrêté dans son élan lyrique, l’œil accusateur sous sa mèche en désordre, Adalbert proféra :

— Barbare ! Comment peux-tu traiter avec cette désinvolture un superbe texte qui vient du fond des âges et que je viens d’avoir le bonheur de traduire !

— Du fond des âges ?

— La IVe dynastie, ignorant ! Il s’agit d’une partie de l’enseignement d’Hergedel, le fils du grand Khéops ! Un sage s’il en fut et dont chaque homme devrait s’inspirer…

— Mais c’est qu’il a l’air d’y croire ! Adalbert, mon bon, redescends sur terre et considère avec magnanimité les pauvres mortels qui la peuplent ! Et si cet « enseignement » te paraît tellement sublime, que ne t’en inspires-tu ? Marie-toi à… une femme forte et…

— Je les préfère fines et délicates. Je déteste les viragos ! Mais, au fait, d’où sors-tu à pareille heure ? Il est près de trois heures…

— Aussi n’ai-je qu’une envie, c’est d’aller dormir… si toutefois tu consens à mettre la pédale douce à ton lyrisme !

— Je crois que je vais t’imiter, fit l’archéologue en rejetant sur son bureau le papyrus qu’il avait à la main.

Mais ce fut pour y prendre un grand bristol superbement armorié :

— Tiens, je viens de recevoir des invitations pour nous deux…

— Pour nous deux ? Il faudrait que l’on sache que je suis chez toi. De qui ces invitations ?

— Du prince Karam, le plus jeune fils du maharadjah de Kapurthala. Son père donne une fête le 15 avril prochain dans son château du bois de Boulogne. J’y suis invité et le prince ajoute que son père et lui-même seraient infiniment honorés si tu consentais à m’accompagner. Ils croient savoir en effet que tu séjournes chez moi en ce moment. Il y a d’ailleurs un carton pour toi…

— Comment savent-ils que je suis ici ?

— Cela, le prince Karam ne le dit pas. Une sorte de mystère… et tu adores les mystères.

— Sauf ceux me concernant directement. Et puis le 15 avril j’espère bien être rentré chez moi.

— On ne peut jurer de rien et il faut répondre. Si j’étais toi j’accepterais. Une fête chez le maharadjah est toujours un grand plaisir et pour un homme comme toi c’est intéressant. Enfin, si d’aventure Lisa s’attardait à Salzbourg…

— Ah, je t’en prie ! Pas de pensées négatives ! Tu sais quelle hâte j’ai de la retrouver…

— Et superstitieux avec ça ! Écoute, tu peux toujours accepter, quitte à te décommander avec force lamentations si tu es déjà parti. À moins que tu ne reviennes ? Crois-moi, cela vaut le voyage !

— On verra ça !



 CHAPITRE V


UNE VENTE MOUVEMENTÉE

Comme toujours lorsque la vente était d’importance, la grande salle de l’hôtel Drouot faisait le plein. Il n’avait fallu que peu de jours à la presse pour s’emparer de la « Régente » et lui tisser, à grands fracas d’articles à sensation, une histoire – au plutôt des histoires – qui n’avaient pas grand-chose à voir avec la réalité. L’étude de Maître Lair-Dubreuil s’était contentée de signaler l’achat par Napoléon pour Marie-Louise, le passage chez l’Impératrice Eugénie et, lors de la vente des joyaux de la Couronne, l’achat par un joaillier qui l’avait revendue à un membre de la famille impériale russe sans autres précisions. Comme il le souhaitait le nom du prince Youssoupoff ne fut pas évoqué… jusqu’à la veille de la vacation cependant où, renseigné on ne sait comment, un journaliste du Matin, Martin Walker, avait titré sur quatre colonnes : « La Perle sanglante » avec, en sous-titre « Raspoutine venait la chercher chez Youssoupoff : il a trouvé la mort. » Suivait un article, pas mal fait d’ailleurs, où Morosini put lire avec une stupeur incrédule ce que lui avait raconté le prince Félix avec, naturellement, les « enjolivures » rituelles. Entre autres celle-ci : il était convenu entre Youssoupoff et Raspoutine que la princesse Irina – que le staretz brûlait d’approcher enfin ! – lui ferait elle-même l’hommage de la perle qu’elle porterait sur sa gorge, d’où il aurait le droit de la détacher…

— Seigneur ! s’écria-t-il en froissant le journal qu’il envoya rouler à terre, où diable ce type est-il allé chercher cela ?

— Comme tu dis : le diable seul le sait ! soupira Vidal-Pellicorne en ramassant le quotidien, mais ce genre de truc marche d’autant mieux que c’est mélangé à la vérité…

— En tout cas, si je peux mettre la main sur ce Martin Walker, il faudra bien qu’il me crache ses sources !

C’est donc animé des intentions les plus belliqueuses qu’Aldo se rendit à la salle des ventes, flanqué d’un Adalbert qui n’eût manqué le spectacle pour rien au monde.

Ils eurent quelque peine à atteindre le saint des saints et c’eût été impossible sans l’aide d’un des commissionnaires savoyards et musclés qui assuraient l’ordre et s’efforçaient de canaliser la ruée des amateurs de sensations fortes. Il y avait tellement de monde que ce n’était pas une mince affaire d’extraire de la foule les porteurs de cartes d’invitation, et la direction de l’hôtel Drouot dut faire appel à la police pour éviter l’émeute…

Elle était cependant déjà sur place et, en émergeant dans les premiers rangs des chaises disposées pour les acheteurs éventuels, Aldo se retrouva nez à nez avec le commissaire Langlois, toujours tiré à quatre épingles selon son habitude et qui feuilletait tranquillement le catalogue de la vente où l’on avait, en hâte, ajouté un feuillet pour la « Régente ». Les deux hommes se saluèrent avec, chez le policier, un rien d’ironie :

— Je constate avec plaisir que vous êtes toujours notre hôte, prince…

— Ce n’est pas une surprise, j’espère ? Ou bien n’ai-je pas reçu votre autorisation de rentrer chez moi ? À moins que vous ne m’ayez simplement oublié ?