Elle tira quelques bouffées avec une sorte d’avidité puis soupira :
— Mon amant jusqu’à ces temps derniers. Et aussi mon ami. Du moins je le croyais…
— Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
Elle raconta alors sa rencontre avec José d’Agalar à l’une des grandes soirées de Paris organisées au bénéfice du Comité de secours aux réfugiés russes. Un ami commun les avait présentés et, pendant des semaines, ils ne s’étaient plus quittés. Agalar se disait passionnément amoureux et il avait faite sienne la quête de son amie à la recherche des bijoux envolés.
— J’étais tellement heureuse ! exhala la jeune femme. Il m’en a retrouvé deux. Pas les plus importants, bien sûr, mais c’était déjà un début. Et il a réussi à les avoir pour un prix vraiment doux…
— Parce qu’il vous les a fait payer ?
— Quoi qu’on en dise, il n’a guère de fortune. C’est sa famille qui est très riche. Quant à moi, il était normal que je dédommage un peu les innocents possesseurs de ces bijoux volés. Et puis je l’aimais à un point que vous n’imaginez pas. Je songeais même à l’épouser quand il m’a fait comprendre qu’il n’y tenait pas, préférant rester célibataire pour ne pas offenser les siens qui lui tenaient en réserve une fiancée quasi princière…
— Première blessure ? fit Aldo.
— Bien entendu. Je suis, moi aussi, de noble maison et je ne voyais pas pourquoi le duc, son père, ne m’accepterait pas. Je l’ai dit et pendant un temps il s’est écarté de moi : il boudait. Mais je le répète, j’étais folle de lui. Et puis, un jour, il a levé pour moi un coin du voile quand il m’a demandé de l’aider, personnellement, dans le recouvrement de mes trésors… et de quelques autres. Il m’indiquerait les maisons intéressantes et je devrais m’y faire recevoir – ce qui évidemment m’est très facile ! –, y nouer des liens d’amitié, ce qui me permettrait de lui communiquer tous les renseignements dont il pourrait avoir besoin sans que jamais il apparaisse lui-même…
— ... après quoi, une belle nuit, vos « amis » se verraient dépouillés de leurs plus belles pièces, conclut Aldo pour qui ce récit un peu embarrassé devenait limpide. Autrement dit, le beau marquis est un simple cambrioleur.
— C’est ce que j’ai pensé aussi et c’est pourquoi j’ai refusé. Il m’a expliqué alors qu’il fallait que je sache ce que je voulais : ceux qui refusaient toute tractation pour me rendre ce qui m’appartenait ne méritaient, selon lui, aucune considération morale. Je lui ai alors fait observer que la grosse émeraude dont Mme Pecci-Blunt déplorait la perte ne m’avait jamais appartenu. Il m’a répondu qu’il avait bien le droit de penser à lui et que l’émeraude en question venait de sa propre famille et qu’un ancêtre, compagnon de Cortez, l’avait prise jadis dans le trésor de Montezuma.
— Il a réponse à tout, le bougre !
— Plus encore que vous ne l’imaginez ! Il m’a dit encore que désormais nous étions associés et que bon gré mal gré il fallait que je continue à l’aider parce que, au cas où je l’abandonnerais, il s’arrangerait pour que tout retombe sur moi. Même chose si je prévenais la police. Et il m’a conseilla de réfléchir le temps du séjour qu’il allait effectua chez les siens, en Andalousie. D’évidence il vient de rentrer.
— Et sa première visite n’a pas été pour vous ?
— Donnez-moi une autre cigarette !
Cette fois il la laissa l’allumer elle-même et tirer, comme précédemment, deux ou trois bouffées avant de poursuivre :
— Cela eût été difficile ! Dès qu’il a eu le dos tourné, j’ai loué en hâte cet appartement et je suis venue m’y installer. Auparavant j’habitais quai d’Orsay et j’ai laissé là-bas beaucoup de beaux objets, mais je ne songeais qu’à une chose : lui échapper.
— Vous n’avez fait que traverser la Seine. Pourquoi n’êtes-vous pas partie plus loin ? En Angleterre, en Suisse, en Amérique ?
— Je n’aime que Paris. En outre l’idée de mettre une trop grande distance entre moi et les pierres que je cherche me crève le cœur.
— À propos de cœur, où en est votre grand amour pour don José ?
— Je ne sais pas vraiment, parce que je ne me suis pas posé la question. Mais je crois bien qu’il n’en reste pas grand-chose ! À présent, vous comprenez, j’ai peur de lui.
— Hum !… Admettons ! Mais en ce cas vous devriez vivre cachée, ensevelie sous des châles, des manteaux, des voiles. Que faisiez-vous chez le prince Youssoupoff et habillée à ravir ?
— Félix est un ami, un vrai et je suis chez lui en parfaite sécurité. En outre, José n’est pas admis dans le monde russe ou ce qu’il en reste. Il est arrogant, brutal et il a tué en duel le jeune Wronsky après la plus stupide des altercations.
— Que n’a-t-il vécu au temps d’Anna Karénine ! La pauvre femme n’aurait jamais fini sous un train et la terre aurait été privée d’un beau livre ! Dites-moi maintenant pourquoi vous avez voulu sortir avec moi ?
— Parce que je ne le savais pas rentré… et aussi parce qu’en vous rencontrant j’ai eu l’impression que le ciel répondait à mes questions angoissées concernant l’homme idéal…
C’était peut-être flatteur mais Morosini ne put s’empêcher de trouver cela inquiétant. Il se releva aussitôt pour reprendre place sur un fauteuil :
— Merci bien, mais comment l’entendez-vous ? En quoi suis-je idéal ?
— En ce que vous êtes celui qui connaît le mieux les pierres, qui dispose de grands moyens, qui est admis… et même recherché dans n’importe quelle société et que vous représentez la meilleure garantie possible si vous me prenez sous votre protection…
— Cela fait beaucoup tout ça et je crois qu’il est temps de mettre les choses au point. Je ne demande pas mieux que de vous aider… dans certaines limites toutefois…
— Quelles limites ?
— Celles de la légalité. Pas question avec moi de se procurer des bijoux en les volant ! En outre, il faut que vous admettiez que je ne suis pas parisien, que j’habite Venise et que cela met entre nous une grande distance kilométrique. Enfin, si devenir votre… protecteur officiel est infiniment flatteur pour la vanité d’un homme, il ne peut en être question quand cet homme est marié et qu’il aime sa femme !
Elle ferma à demi ses longues paupières en esquissant la plus jolie moue qui soit :
— Presque tous les hommes intéressants sont mariés et tous sans exception prétendent aimer leur femme… Cela ne tire pas à conséquence.
— Sans doute êtes-vous mieux placée que moi pour en juger mais ce n’est pas chez moi une parole en l’air, un terme convenu. Et si je dis que j’aime celle qui porte mon nom, c’est la vérité du bon Dieu ! Aucun de ceux qui la connaissent n’en douterait un seul instant. Mais changeons de sujet, voulez-vous ? Et montrez-moi plutôt les bijoux que votre José vous a « aidée » à retrouver !
D’un mouvement souple, elle se releva, quitta le salon et revint au bout d’un instant, portant un écrin de cuir fatigué griffé d’armoiries dédorées qu’elle ouvrit en le lui tendant : il contenait une croix d’émeraudes et de perles ainsi qu’une paire de pendants d’oreilles assortis. La facture en était ancienne, le style archaïque mais les pierres semblaient belles. Pour mieux les étudier, Aldo tira de sa poche la petite loupe de joaillier qui ne le quittait pas plus que son mouchoir, son étui à cigarettes ou son portefeuille, la coinça dans son orbite en s’approchant d’une lampe posée sur une table.
L’examen fut bref. Il ne l’avait entrepris que pour confirmer ce qu’il avait cru voir au premier coup d’œil : les montures d’or étaient anciennes mais émeraudes et perles étaient d’autant plus neuves qu’elles étaient fausses. Ainsi ce bandit d’Agalar avait osé revendre – à vil prix mais tout de même ! – à cette malheureuse des bijoux dont il avait remplacé le plus important et qui ne valaient plus que le poids de l’or qui les composait. Cependant il ne laissa rien paraître, garda pour lui ses réflexions, referma l’écrin et le rendit à sa propriétaire :
— Vous les portez quelquefois ?
— Jamais. José m’a bien recommandé de les garder secrets pendant quelque temps. Ils ne sont d’ailleurs plus très à la mode et il vaut mieux attendre que le temps passe pour les faire remonter…
« Ben voyons ! pensa Aldo. Le bonhomme n’est pas fou ! Mais cette pauvre petite est vraiment mal partie. Et moi, qu’est-ce que je viens faire au milieu de tout cela ? »
Il se sentait fatigué, un peu désorienté aussi parce qu’il devinait, derrière la belle comtesse, une affaire louche peut-être liée à une association de malfaiteurs qu’il préférait de beaucoup tenir à l’écart. Cependant Tania, après être allée ranger l’écrin, revenait vers lui avec dans ses beaux yeux une véritable imploration :
— Donnez-moi au moins un conseil ! Je suis si seule et j’ai si peur !
— Je suis prêt à vous en donner deux mais vous ne suivrez ni l’un ni l’autre, n’est-ce pas ?
— C’est selon. Dites toujours !
— Le premier est d’aller confier votre histoire à la police. Je peux, si vous le voulez, vous mettre en relations avec le commissaire principal Langlois et je serais fort étonné s’il ne vous débarrassait pas du marquis !
— La police ? Oh non ! À aucun prix ! Voyons le deuxième conseil !
— Je vous l’ai déjà donné partez ! Allez vous réfugier quelque temps en Angleterre – j’y ai un ami à Scotland Yard – ou encore en Suisse…
Un grand sourire éclaira soudain le beau visage :
— Pourquoi pas en Italie ? À Venise par exemple ? Ainsi vous pourriez veiller sur moi… discrètement ? Votre femme n’est certainement pas jalouse au point de vous interdire toute amitié féminine ?
Il eut un haut-le-corps et fronça le sourcil.
— Ma femme n’a jamais eu l’occasion d’être jalouse, fit-il sèchement en sachant parfaitement qu’il mentait et qu’au temps où elle jouait auprès de lui les secrétaires « hollandaises et fagotées », comme lors de son désastreux mariage polonais(7), Lisa avait eu plus que son compte d’occasions d’être jalouse. Aussi se refusait-il farouchement à lui en fournir d’autres. Il savait qu’elle avait confiance en lui et Lisa elle-même lui était trop précieuse pour risquer de l’écorner si peu que ce soit en installant à sa porte une aussi affriolante créature. Celle-ci d’ailleurs compléta sa pensée en constatant avec tristesse :
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