Aldo s’inclina sur la main qu’on lui tendait sans lui accorder même un regard. Les longs yeux bleus semblaient ne pouvoir se détacher de la perle. Sur ce visage admirable, un rien asiatique, Morosini retrouva sans plaisir l’expression de faim presque douloureuse qu’il avait pu lire jadis sur le visage de Mary Saint-Alban(5). La belle Anglaise était blonde avec des yeux gris et cette Reine de la Nuit était son contraire. Pourtant elles arrivaient à se rejoindre, à se ressembler…

Cependant Youssoupoff, un peu inquiet, intervenait :

— Je ne veux pas vous retenir plus longtemps, prince ! Reprenez votre bien, ajouta-t-il en appuyant sur le possessif, et quittons-nous ! Mais je serai heureux de vous revoir un jour prochain ! Attendez-moi un instant, Tania ! Je raccompagne notre ami !

Impossible de s’attarder plus longtemps. Aldo rempocha la perle, salua la comtesse et sortit du salon raccompagné jusqu’au vestibule par son hôte. Celui-ci lui serra la main avec une sorte de hâte et rejoignit sa belle visiteuse tandis que Tesphé restituait à Aldo son alpaga noir, son chapeau et ses gants en lui demandant s’il désirait un taxi. Morosini lui répondit qu’il en avait un mais qu’il accepterait volontiers un annuaire téléphonique.

Un moment plus tard, il quittait la rue Gutenberg à destination du boulevard Haussmann, où se trouvaient les bureaux de Maître Lair-Dubreuil, qui tenait le haut du pavé parisien en matière de ventes aux enchères. Spécialement pour les bijoux, et c’était au fond très agréable de se rendre chez lui car tous deux se connaissaient bien et aimaient à se rencontrer, fût-ce pour le simple plaisir de parler pierres précieuses et joyaux célèbres.

Pourtant, en sortant de chez Youssoupoff, Morosini avait hésité un instant à donner son adresse au chauffeur. La tentation lui était venue de se faire conduire quai des Orfèvres et de confier au commissaire Langlois une perle dont apparemment personne ne voulait – sauf une bande d’assassins ! – et qu’il commençait à trouver singulièrement encombrante. Il avait de plus en plus hâte de rentrer chez lui et c’était impossible tant que le policier n’aurait pas tiré de lui ce qu’il voulait. D’autre part, il se considérait comme engagé envers Masha Vassilievich. Une fois dans les coffres de la police, Dieu seul savait quand le pendentif reverrait le jour ! Il resterait enfermé sans servir à personne, confortant la méfiance de Langlois puisque Aldo avouerait ainsi avoir conservé une pièce à conviction par-devers lui. Le mieux était de le vendre et le plus tôt serait le mieux.

Comme il l’espérait, Maître Lair-Dubreuil le reçut à bras ouverts, si cette expression joviale pouvait convenir à un homme discret et peu communicatif dans la vie courante. Mais c’était en général le lot des joyaux historiques de faire sortir de leur réserve les personnages les moins démonstratifs.

— La « Régente » ?… Vous m’apportez la « Régente » ? s’écria le distingué commissaire-priseur quand, une fois installé dans son cabinet assourdi par des portes capitonnées, Morosini lui eut exposé l’objet de sa visite. Et vous êtes sûr de votre fait ?

— Jugez vous-même !

Une fois de plus la grande perle quitta sa poche mais cette fois des doigts dévotieux la recueillirent pour la transporter sous la puissante lampe électrique posée sur le bureau et que Lair-Dubreuil venait d’allumer. Pendant quelques instants un profond silence régna dans la pièce austère mais luxueuse par la vertu d’objets et de tableaux qui auraient fait honneur à n’importe quel musée. Aldo s’était assis et regardait.

Enfin le commissaire-priseur éteignit sa lampe et, sans lâcher la perle, se réinstalla à son bureau.

— Je n’imaginais pas la revoir un jour, soupira-t-il en la faisant tourner entre ses doigts. Voyez-vous, prince, j’étais adolescent lors de la lamentable vente des Joyaux de la Couronne à laquelle participait mon père. Sachant ma passion déjà révélée pour les joyaux historiques, il m’avait emmené en me disant que j’allais avoir là une chance unique de contempler un fabuleux ensemble, le trésor rassemblé par les empereurs français à partir de ce que l’on avait pu retrouver de celui des rois. Un spectacle inoubliable et navrant qui m’a révolté. J’avais envie de me ruer sur cet étalage éblouissant pour en arracher au moins les plus belles pièces et me sauver avec. J’étais… bouleversé, envoûté… Il y avait surtout l’adorable couronne de perles de l’impératrice Eugénie… et aussi ce miracle de la nature qui s’épanouissait au milieu d’un véritable parterre de diamants… Oh, Dieu !… Jamais je ne pourrai oublier et je crois bien que j’ai pleuré durant toute cette journée. Mais vous devez me croire fou ?

— En aucune façon ! Vous n’imaginez pas, mon cher maître, à quel point nous nous ressemblons. La seule différence est que vous semblez cultiver un faible pour les perles ?

Le commissaire-priseur rougit comme une jeune fille à sa première déclaration d’amour :

— Je les adore… Pas vous ?

— Mon penchant irait plutôt aux pierres. Diamants et émeraudes surtout, qui peuvent me mettre en transes ! Cela dit, il est impossible d’être indifférent aux perles. Et à ce propos, sauriez-vous me dire pourquoi celle-ci s’appelle la « Régente » ? Historiquement parlant, cela n’a aucun sens...

— Hé si, il y a un sens. Et qui remonte bien avant ce jour du 28 novembre 1811 où elle est passée des mains de Nitot dans celles de l’Empereur mais je crois bien qu’à part moi personne ne le connaît. Je dois ma « science » à la chance qui m’a fait découvrir par le plus grand des hasards, dans la préparation de la vente d’une bibliothèque de château dans le Val-de-Loire, une lettre du maréchal d’Estrées – le frère de la belle Gabrielle ! –, qui s’était alors fixé à Rome où il avait été ambassadeur. Elle était adressée à son petit-neveu dont il était aussi le parrain et accompagnait un présent exceptionnel destiné à être remis « sans tapage » à la reine Anne d’Autriche. Le roi Louis XIII venait de mourir et la faveur du jeune Beaufort que l’on disait l’amant de la reine était grande. On pensait même qu’il était appelé à de plus hautes destinées encore et le maréchal, soucieux de la gloire de sa famille souhaitait conforter un avenir qui s’annonçait si brillant. Il fallait ces magnifiques perspectives, d’ailleurs, pour que le maréchal se défît de ce joyau qui lui avait été offert discrètement par le pape Grégoire XV en remerciement de l’aide puissante apportée au moment de l’élection au trône pontifical de celui qui n’était encore que le cardinal Ludovisi. Au terme de sa lettre, François-Annibal d’Estrées conseillait à son filleul de donner à cette perle exceptionnelle le nom de la « Régente » puisque c’était tout juste ce que devenait alors la mère de Louis XIV.

— Voilà, en effet, une explication satisfaisante. Ce qui l’est moins, c’est qu’Anne d’Autriche, qui adorait les perles et en possédait d’admirables, n’ait jamais fait état de ce fabuleux présent d’un homme qui était plus riche de gloire et de noblesse que d’écus ?

— Les circonstances ne s’y prêtaient guère. Le deuil de Cour n’était pas la période idéale pour étaler cette nouveauté. En outre la grande faveur de Beaufort s’est trouvée soufflée comme une chandelle par les soins du cardinal Mazarin. Le duc s’est même retrouvé prisonnier au donjon de Vincennes pendant cinq ans…

— Vous pensez que la reine n’a pas osé arborer un joyau qu’elle tenait de l’homme abandonné par elle à la vindicte de Mazarin ?

— Je le pense. D’autant que Mazarin, dont le flair pour dénicher les trésors en aurait remontré au meilleur limier, a dû lui faire entendre que ce ne serait pas convenable puisque la Cour était persuadée que Beaufort était son amant. Mais il a fait mieux. Après les troubles de la Fronde, jouant d’une jalousie plus ou moins réelle et de la qualité d’époux secret qu’elle avait eu la sottise de lui laisser prendre, il s’est fait donner la « Régente », ce présent d’amour qu’il ne lui permettait pas de porter.

— C’est assez dans sa logique de rapace mais, en ce cas, on aurait dû retrouver la perle dans son héritage ?

— Non. Elle venait de Beaufort et il haïssait Beaufort, en qui il voyait la cause de tous ses maux. Il n’avait pas envie de la garder et il en a fait présent à l’une de ses nièces…

— Une des Mazarinettes ? Laquelle ?

— La plus belle et la seule blonde : Anne-Marie Martinozzi, qu’en février 1654 il mariait au prince de Conti, petit, laid, maladif, contrefait et qui avait été l’un des trublions de la Fronde. Ce qui lui avait valu un séjour à Vincennes avec son frère Condé et son beau-frère Longueville dans le cachot même d’où Beaufort avait réussi à s’évader. Mais il était prince du sang et c’était la seule chose qui comptait aux yeux de l’astucieux cardinal.

— Pourquoi l’avoir donnée à celle-là ?

Maître Lair-Dubreuil se renversa dans son fauteuil pour envoyer au plafond de son cabinet un regard empli d’une sorte de rêve heureux :

— Connaissez-vous, mon cher prince, certain portrait peint par un inconnu et qui doit se trouver quelque part à Versailles ?

— Non. Je ne vois pas…

— Il représente la jeune princesse de Conti – elle n’a d’ailleurs pas eu le temps de vieillir car elle est morte à trente-cinq ans ! – littéralement couverte de perles et pas des petites. La plus grande partie de sa chevelure est emprisonnée dans ce qui doit être une résille entièrement recouverte de perles en poire à la façon des écailles d’un poisson. Et sa robe, pour ce que l’on en voit, en porte une quantité incroyable.

— La « Régente » est du nombre ?

— Non. Elle ne voulait pas la porter tant qu’Anne d’Autriche vivrait et quand celle-ci est morte Mme de Conti ne la possédait plus.

— On la lui avait volée ?