— Personnellement je n’aurais rien contre, fit Aldo en prenant la tasse qu’on lui offrait et en picorant un sandwich au concombre.
Une vraie pénitence pour lui qui n’aimait ni le thé ni les concombres ! Une tasse de café eût beaucoup mieux fait son affaire et le grand Noir qui devait être abyssin ou quelque chose d’approchant devait savoir le faire. Les yeux sur le beau portrait, il demanda s’il n’aurait pas l’honneur d’être présenté à la princesse.
— Malheureusement non. Irina est en Angleterre auprès de sa mère, mais vous pourrez revenir quand elle sera là. À présent, racontez-moi votre histoire !
Aldo s’exécuta et, cette fois, sans rien cacher. Sans oublier non plus que la police s’intéressait à lui mais en mettant surtout l’accent sur la conduite courageuse du petit Le Bret. Il conclut sur lui son récit :
— En échange de la restitution de ce magnifique joyau, je vous demande seulement que cet enfant soit arraché à la misère qui le guette. Et il me reste à prendre congé en vous remerciant d’un accueil plus amical que je ne l’espérais…
— Pourquoi donc, mon Dieu ? Vous me rapporter un bijou appartenant à ma famille sans autre contrepartie qu’un désir tout naturel chez un homme de cœur et vous vous attendiez à ce que je vous jette des pierres ?
Aldo se mit à rire :
— Tout de même pas, mais je craignais, en tombant ainsi sur vous à l’improviste, de vous déranger. Ce que j’ai fait d’ailleurs !
— Non. Vous ne m’avez pas dérangé… sinon peut-être d’une façon à laquelle vous ne vous attendez pas…
Il découvrit à nouveau l’énorme perle qu’il contempla un instant sans rien dire et toujours sans la toucher, puis déclara avec une soudaine froideur :
— Revoir ce bijou ne me cause aucun plaisir. Bien au contraire ! Lorsque nous avons fui Saint-Pétersbourg, je l’ai laissé là-bas volontairement.
— Volontairement ?… On m’a dit que vous n’aviez emporté que des pierres ou des bijoux de peu d’encombrement, mais la « Régente » était facile à détacher du fameux devant de corsage. C’est ce qu’a fait le pauvre Piotr Vassilievich.
— J’aurais très bien pu emporter la pièce tout entière puisque je suis parti avec deux Rembrandt. Seulement, il y a une chose que vous ignorez, c’est qu’en venant chez moi ce… fameux soir, Raspoutine espérait être présenté à ma femme mais aussi que j’accepterais de lui céder – dans son esprit cela voulait dire donner ! – ce qu’il appelait la « Grande Perle » de Napoléon ! Dans les entretiens que j’avais eus auparavant avec lui, il m’en parlait souvent et j’avais fini par comprendre qu’il attribuait à ce joyau des vertus magiques : la puissance absolue… la richesse au niveau impérial…
— C’est idiot ! Napoléon ne l’a jamais portée. Il l’a offerte à sa femme avant de partir pour la Russie !
— Sans doute, mais vous êtes un Latin, un homme d’Occident et vous n’imaginez pas ce que l’ombre de l’Empereur représente pour mon pays : il a littéralement incarné le Diable et l’on en avait même fait une sorte de Croquemitaine pour les petits enfants. En outre, la perle a appartenu à un autre empereur français…
— Le vaincu de Sedan ? Grâce à lui comme d’ailleurs à son oncle, les Allemands sont entrés en France…
— Cher ami !… Vous ne raisonnerez jamais de la même manière qu’un paysan sibérien, surtout celui-là ! Il était persuadé des pouvoirs magiques de cette perle puisque le nom de Napoléon y reste attaché. Pour sa part, mon grand-père, en l’achetant, voyait en elle une sorte de trophée de guerre qu’il a offert à sa fille Zénaïde, autrement dit ma mère. Elle a toujours adoré les bijoux mais n’aimait pas la porter. Elle la trouvait… pesante. Elle la traitait plutôt en objet de vitrine, une sorte de curiosité. Cependant Irina l’ayant admirée quand nous étions fiancés, elle me l’a donnée pour elle au moment de notre mariage. Un présent qui a été un grand plaisir pour ma jeune épouse. Elle la portait en pendentif au bout d’une longue chaîne ponctuée de perles et de diamants, et nous l’avons emportée dans notre voyage de noces. En Égypte d’abord puis en Palestine…
— Moi aussi j’ai fait mon voyage de noces en Palestine, émit Morosini. Et je n’en ai pas gardé un excellent souvenir…
— Eh bien, moi non plus ! Nous sommes allés de problèmes en catastrophes : d’abord en arrivant au Caire j’ai attrapé la jaunisse et ma femme a manqué de peu la piqûre d’un scorpion. À Jérusalem nous avons failli être étouffés par la foule qui envahissait la cathédrale orthodoxe pour nous voir. Nous n’en sommes sortis indemnes que grâce à un jeune diacre et à une petite porte : la grande, elle, avait été enfoncée.
— Ils vous en voulaient ?
— Nullement. C’était paraît-il de la sympathie. Nous faisons toujours recette quand nous voyageons, ajouta Félix avec un sourire amer. Sans doute nous trouve-t-on extrêmement exotiques ! Bref, en dehors de la nuit de Pâques vécue là-bas et de ma rencontre avec Tesphé, mon serviteur abyssin que j’ai trouvé à la mission, j’étais plutôt content de partir. Nous sommes allés ensuite en Italie. Or le lendemain de notre arrivée à Florence nous avons rencontré un jeune aristocrate italien que je connaissais et nous l’avons invité à dîner : le jour suivant il se suicidait !
— La princesse portait la perle à ce dîner ?
— Elle la mettait tous les soirs et Bambino – je l’avais baptisé ainsi à cause de son aspect juvénile ! – l’avait beaucoup admirée et longuement maniée. Il aimait assez Napoléon, lui ! Mais ce n’est pas tout : trois jours plus tard, en sortant de la villa Hadriana, Irina a manqué être tuée par la balle d’un terroriste poursuivi par la police, après quoi j’ai failli la perdre en visitant les catacombes de sainte Calixte : elle s’était attardée à lire une inscription.
— Curieuse série de coïncidences, en effet ! Vous êtes rentrés en Russie ensuite ?
— Nous sommes passés d’abord par Paris pour y prendre les parures que j’avais demandé à Chaumet de composer avec diverses collections de pierres, et j’ai supplié Irina de se séparer de la maudite perle mais elle n’a jamais voulu. Elle s’est contentée de promettre de ne plus la porter. Pour plus de sûreté je lui ai fait reprendre sa place dans le fameux devant de corsage parfaitement importable sur les robes actuelles…
— … et quand vous avez quitté Saint-Pétersbourg, vous vous êtes bien gardé d’aller l’y rechercher.
— Vous avez tout compris ! Aussi j’espère que vous comprendrez mieux que je n’aie pas la moindre envie de reprendre ce… désastreux colifichet ! Je ne veux même pas y toucher. Reprenez-le, vendez-le, faites-en ce que vous voulez ! Moi, je n’en veux plus et je bénis le Ciel que mon épouse soit à Londres !
Abasourdi, Morosini considérait tour à tour la grosse perle qui reposait doucement dans la lumière de l’après-midi avec son auréole scintillante et l’homme qui, debout à quelques pas, dardait sur elle un regard plein d’aversion.
— Vous m’embarrassez beaucoup ! dit-il enfin. Ne pourriez-vous la ranger dans un coffre et ensuite la mettre en vente ? Par exemple au profit de tous ces réfugiés dont je sais que vous vous occupez ou de la maison de retraite de la princesse Metchersky à Sainte-Geneviève-des-Bois ? Sans compter mon petit protégé !
— La sainte compassion parle par votre bouche, mon cher prince, et je ne vois aucun inconvénient à ce qu’elle soit vendue. Mais pas par moi ! Et je ne veux surtout pas que l’on parle de nous ! Alors vous vous en chargez ! Après tout, n’est-ce pas votre métier ?
L’impertinence nouvelle du ton n’échappa pas à Morosini. Encore un qui le prenait pour un boutiquier sans daigner considérer que sa somptueuse maison d’antiquité avait tout de même plus d’allure qu’un restaurant ou même une maison de couture. Il allait répondre avec un rien d’insolence quand la porte s’ouvrit pour libérer un tourbillon de renard noir dégageant un parfum complexe et envoûtant évoquant à la fois les jardins de roses d’Ispahan après la pluie et le mystère des sanctuaires lointains où brûlaient la myrrhe et le bois de santal. Un parfum un peu trop violent pour le nez sensible d’Aldo, mais qui ne devait pas manquer d’efficacité. En même temps une voix douce au timbre un peu voilé lançait à travers la pièce :
— Félix très cher ! Pardonnez mon intrusion mais il est d’une importance extrême que je vous parle d’une chose d’une extraordinaire importance.
Sans faire attention au visiteur, la jeune femme se précipita vers Youssoupoff les deux mains tendues. Aldo put seulement constater qu’elle était d’une singulière beauté. Sous une minuscule toque de fourrure agrafée d’une broche de saphirs pâles, ses cheveux d’un noir profond, coiffés très haut – elle devait dédaigner avec juste raison la mode des cheveux trop courts ! –, dégageaient un profil d’une pureté absolue mais elle avait surtout des yeux clairs, d’un bleu incomparable, qui brillaient entre des cils incroyablement longs et épais. Mais, si elle ne sacrifiait pas à la mode capillaire, elle devait suivre de près les caprices des couturiers car le manteau court, porté avec une désinvolture pleine de grâce, dévoilait des jambes ravissantes.
Cependant le mouvement impétueux qui la poussait vers son hôte venait de se briser devant le joyau toujours étalé sur son mouchoir de soie.
— Mais quelle merveille !… Où avez-vous trouvé cette perle incroyable ? La plus grosse que j’aie jamais vue ! Quelle beauté ! Quelle…
Ses mains gantées de suède noire allaient s’emparer de la « Régente » quand Youssoupoff les arrêta et les maintint fermement dans les siennes :
— N’y touchez surtout pas, Tania ! Il ne faut pas !
— Pourquoi ? gémit-elle comme s’il lui faisait mal.
— Elle ne porte pas chance. En outre, elle appartient au prince Morosini que voici et que j’ai le plaisir de vous présenter. La comtesse Tania Abrasimoff, cher ami !
"La Perle de l’Empereur" отзывы
Отзывы читателей о книге "La Perle de l’Empereur". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La Perle de l’Empereur" друзьям в соцсетях.