— On ne t’a pas donné son adresse, au Ritz ?

— Non, tu connais Franck, le barman. Contrairement à beaucoup de ses confrères c’est la discrétion même. Il m’a simplement dit qu’il habite Boulogne.

— J’ai un vieil ami qui habite aussi Boulogne. Il devrait pouvoir te renseigner. Une personnalité aussi exotique ne doit pas tenir facilement sa lumière sous le boisseau… Je vais lui téléphoner.

Mais il ne bougea pas tout de suite, tendit la main pour prendre la perle par son chapeau de diamants comme il l’eût fait d’une fraise.

— Magnifique ! soupira-t-il en faisant jouer ses reflets dans la lumière. Comment se fait-il que tu n’aies pas envie de la garder ? Je croyais que tous les bijoux historiques te passionnaient ?

— Pas celui-là ! D’abord, pour moi, il est « rouge »…

— Le sang versé ? Mais c’est le sort d’à peu près tous les bijoux qui ont une histoire. As-tu oublié les pierres du Pectoral ?

— Aussi n’avions-nous qu’une hâte : les remettre à leur place dans leur plaque d’or. Ensuite je suis moins attiré par les perles que par les pierres. Les premières peuvent mourir, les autres ne meurent jamais. Enfin elle vient de Napoléon Ier et, en bon Vénitien, je n’ai jamais apprécié l’Empereur.

— Admettons ! Mais Napoléon n’était pas pêcheur de perles. Et, avant lui, celle-ci devait bien exister ? D’abord pourquoi l’appelle-t-on « la Régente » ?

— À cause de Marie-Louise, je suppose, qui était censée assumer la régence pendant que son époux s’en allait guerroyer à Moscou…

— Cette bécasse ? Elle n’était bonne à rien. Surtout pas au règne et il n’y avait pas de quoi affubler cet œuf merveilleux d’un titre qui ne lui allait pas. Tu n’as pas envie de chercher un peu plus loin ? Il y a sûrement une autre raison ? Une autre régente ! Une vraie !… Ou alors elle a pu appartenir au régent comme le grand diamant du Louvre ?

— Nitot, qui l’a vendue à Napoléon, en a peut-être su quelque chose mais Nitot est mort depuis longtemps…

— Mais un homme de cette importance laisse des archives…

Morosini se leva, reprit la perle et la fourra dans sa poche :

— Adalbert, tu m’agaces ! Tu auras beau dire ce que tu voudras, je n’en veux pas. Trouve-moi plutôt l’adresse de Youssoupoff !


Les Youssoupoff habitaient 27, rue Gutenberg une assez belle demeure composée d’un corps principal et de deux pavillons dont l’un donnait sur une cour et l’autre sur le jardin. La fantaisie du prince, sa passion pour le spectacle, avaient d’ailleurs transformé en théâtre l’un de ces pavillons. Aldo s’y rendit vers quatre heures en pensant que c’était une heure convenable pour qui ne s’était pas annoncé. Il eût été sans doute plus dans sa manière de demander un rendez-vous par téléphone mais, les circonstances étant ce qu’elles étaient, il préférait agir avec le maximum de discrétion.

Priant le taxi qui l’avait amené de l’attendre, il franchit la grille ouverte, grimpa les marches du perron et alla sonner à la porte. Elle lui fut ouverte par un grand diable drapé dans une longue tunique dont la blancheur faisait ressortir l’une des peaux les plus noires que l’on puisse trouver en Afrique. L’apparition s’inclina légèrement devant l’élégant visiteur et, sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche, déclara :

— Moi, je suis Tesphé, le serviteur du Maître. Que veux-tu de lui, ô étranger ?

— Un moment d’entretien. Veux-tu lui porter ceci ? répondit Morosini en donnant une carte de visite sur laquelle il avait écrit quelques mots.

Le grand Noir la prit avec un nouveau salut, disparut et ne revint pas. À sa place apparut un jeune homme blond dont le nez chaussé de lunettes annonçait un secrétaire. Ce qu’il était, en effet. Il se nommait Keteley et s’enquit avec courtoisie de la raison d’une visite tellement inattendue.

— Je désire entretenir le prince d’une affaire importante pour laquelle j’ai besoin de sa présence. Une affaire un peu… délicate. C’est la raison pour laquelle je ne me suis pas fait annoncer.

— Vous ne pouvez rien m’en dire ?

Aldo n’était patient que lorsqu’il pensait que cela en valait la peine. Il n’aurait jamais imaginé que le neveu par alliance du défunt tsar fût si difficile à atteindre.

— Non. C’est le prince ou personne ! Sans doute ne me connaissez-vous pas sinon vous sauriez que je ne me dérange que pour des affaires importantes…

— C’est que… le prince est souffrant !

— J’en suis navré. Lorsqu’il ira mieux, voulez-vous le prier de m’appeler à ce numéro…

Il reprenait la carte pour y inscrire quelques chiffres quand un éclat de rire se fit entendre tandis que la porte se rouvrait pour livrer passage à l’un des êtres les plus beaux qu’il eût jamais été donné à Morosini d’approcher, encore que d’un style peu courant : une beauté d’archange qui s’habillerait à Londres. Des traits d’une telle finesse qu’ils donnaient à ce pur visage, éclairé par un fascinant regard bleu-vert, quelque chose de féminin dont d’ailleurs Félix Youssoupoff aimait à jouer quand, tout jeune homme, il contribuait activement aux nuits blanches de Saint-Pétersbourg en courant les lieux de plaisir sous des falbalas qu’il empruntait à sa mère. Jeux de prince alors à la tête d’une incroyable fortune – la plus importante de Russie sans doute ! – qui lui permettait tous les caprices mais auxquels le mariage avec la princesse Irina, nièce de Nicolas II, mit fin définitivement. Sans pour autant renoncer à exercer pour son plaisir ses multiples talents, artiste dans l’âme, le prince Félix, épris de littérature et de musique savait danser, chanter en s’accompagnant d’une balalaïka, jouer la comédie et diriger une maison de couture mieux que bien des professionnels. Et sa voix était superbe quand il s’écria :

— Pardonnez, je vous en supplie, à mes fidèles gardiens de montrer un peu trop de zèle ! Ils voient des ennemis partout… Mais venez ! Venez avec moi ! Nous allons faire plus ample connaissance car, bien entendu, je sais qui vous êtes !

Impossible de résister à une si entraînante bonne grâce, de ne pas saisir la main spontanément offerte. Félix Youssoupoff guida son visiteur à travers une suite de pièces, dont les tonalités de décor étaient le bleu et le vert, jusqu’à un salon qui devait servir de cabinet de travail : depuis des rouleaux de soieries destinés à la maison de couture Irfé (Irina et Félix) jusqu’à une guitare en passant par des cahiers de papier sous un stylo abandonné parlant d’un livre en cours et, sur une planche à dessin, des croquis de costumes pour le théâtre, on y voyait un échantillon de toutes les activités du prince. Au mur, le portrait superbe d’une jeune femme qui devait l’être plus encore. Quant à l’ameublement il était résolument anglais.

— J’ai à présent scrupule à vous déranger, commença Morosini. Votre secrétaire m’a dit que vous étiez souffrant.

— Des moules, mon cher ! J’ai mangé des moules qui ne m’ont pas accepté mais comme vous le voyez cela va déjà beaucoup mieux. En outre je brûle de curiosité d’apprendre ce qui amène chez moi quelqu’un d’aussi connu… et d’aussi peu russe que vous. Souhaiteriez-vous m’acheter des bijoux ? Je n’en ai plus guère, vous savez. Mais prenez place, je vous en prie !

Aldo s’installa dans un fauteuil chippendale en prenant grand soin du pli de son pantalon.

— C’est tout le contraire, prince ! Je viens vous en apporter…

— Mon Dieu ! Qui a pu vous laisser croire que j’étais en mesure d’acheter quoi que ce soit ? Je suis pauvre comme Job !

— Il ne s’agit pas non plus d’acheter.

Tirant de sa poche le mouchoir de soie dont il avait enveloppé la « Régente », il le déplia, et posa le tout devant lui sur une pile de dossiers.

— Ceci est à vous, n’est-ce pas ? Je viens seulement vous restituer votre bien.

Les yeux du Russe s’arrondirent, ce qui changea complètement sa physionomie. Il se pencha sur le joyau pour le mieux voir mais ne le prit pas. Il avait même noué ses mains derrière son dos comme s’il craignait d’y être entraîné et, quand son regard se releva sur Morosini, il n’y avait plus de trace de gaieté dedans. Simplement une interrogation un peu méfiante :

— Où l’avez-vous trouvé ? se borna-t-il à demander.

— C’est une assez longue histoire, dit Aldo un peu surpris d’un accueil si morne. C’est aussi un drame…

— Cela ne m’étonne pas. J’aimerais cependant entendre cette histoire… si vous en avez le temps ?

— Je suis à votre disposition.

— Alors nous allons prendre le thé ! Mais refermez d’abord ceci !

De plus en plus surpris, Aldo rabattit sur la perle les coins de soie blanche tandis que son hôte frappait dans ses mains, ce qui fit apparaître presque aussitôt le gigantesque Tesphé poussant une table roulante sur laquelle s’épanouissait un samovar au milieu d’un assortiment de petits sandwichs, de scones et de pâtisseries sèches, réalisant ainsi une sorte d’union anglo-russe.

— On ne sert plus jamais chez moi de gâteaux à la crème, fit Youssoupoff avec un aimable sourire. L’image que la presse fait de moi de ce côté de l’Europe et en Amérique m’oblige à une précaution qui pourrait être jugée indispensable…

Les journaux, en effet, rataient rarement l’occasion lorsqu’il était question de Félix Youssoupoff d’épingler à son nom le corollaire à sensation : l’assassin de Raspoutine ! Et tout le monde savait qu’au cours de la nuit tragique de la Moïka, le prince avait tout d’abord offert au gourou de la tsarine les gâteaux à la crème rose, qu’il affectionnait particulièrement, après qu’ils eussent été copieusement garnis de strychnine par la seringue du Dr Lazovertz. Le tout arrosé de madère au cyanure. Qui d’ailleurs n’avait aucunement incommodé un être en qui le diable semblait avoir concentré sa puissance. Ainsi lestée la victime avait réussi à s’enfuir, poursuivie par Félix et son cousin le grand-duc Dimitri, qui l’avaient abattue à coups de revolver. Encore, lorsque le « cadavre » fut jeté dans les glaces de la Neva, n’était-on pas sûr qu’il en fût vraiment un. Rien d’étonnant donc que les gâteaux à la crème eussent disparu de la table du prince…