- Non, et il faut une raison bien sérieuse pour qu'il s'aventure chez nous. Il m'a dit qu'il avait le plus urgent besoin de s'entretenir avec le maître...
- En effet. Je ne le connais pas mais le moins que l'on puisse dire est qu'il n'avait pas l'air tranquille. En traversant la cour, il regardait de tout côté comme quelqu'un qui craint d'être vu...
Que Lepitre soit inquiet, cela avait sauté aux yeux de Biret quand il lui avait ouvert le portail et n'échappa pas à Batz lorsqu'on l'introduisit dans son cabinet. Jetant sa plume, il se leva vivement et vint au-devant de lui.
- Vous ? Ici ?... Que se passe-t-il mon ami ? Vous semblez affreusement troublé... hors d'haleine... et gelé, ajouta-t-il après avoir touché la main glacée de son visiteur. Seriez-vous poursuivi ?
- Non... Non, grâce à Dieu !... Je vous demande-excuse de venir... vous importuner, mais il le fallait...
- Asseyez-vous et prenez le temps de vous reposer. Vous dînerez avec nous tout à l'heure mais, en attendant, buvez ceci !
Batz lui mit entre les mains un verre d'eau-de-vie de raisin que fabriquaient les paysans de son pays d'Armagnac et dont il avait une petite provision. Lepitre accepta avec une grimace reconnaisante, avala le contenu du verre d'un seul trait, s'étrangla, devint violet et, finalement, retrouva sa couleur normale et une mine plus sereine.
- Merci!... C'est très bon... mais c'est fort!
- Cela ne se boit pas non plus comme ça ! commenta le baron en lui versant une nouvelle ration. Chauffez un peu le verre entre vos mains... et dites-moi ce qui vous amène !
- On est en train de monter un complot pour sauver la famille royale... et j'en suis !
Les sourcils bruns remontèrent au milieu du front du baron.
- Comment se fait-il que, moi, je n'en sois pas ?
- Le bruit court qu'après la tentative d'enlever le Roi avant l'échafaud, vous avez fui en Angleterre...
- J'ai effectué un voyage en Angleterre, corrigea Batz sèchement. Je n'ai pas fui. Ce n'est pas mon style et ceux qui me connaissent le savent bien. Qui est à la tête?
- Le chevalier de Jarjayes et Toulan...
- Toulan? Un de vos collègues commissaire au Temple ? Et l'un des plus rigoureux ? Il a toujours traité les prisonniers sans grossièreté mais avec sévérité.
- Eh bien, il paraît qu'il a la confiance de la Reine !
Et Lepitre raconta comment, le 2 février dernier, le général-chevalier de Jarjayes avait reçu chez lui un homme dont il avait toute raison de se méfier et qui, cependant, s'affirmait le messager de la veuve royale et portait d'ailleurs un billet de sa main.
Que Marie-Antoinette eût choisi Jarjayes pour demander du secours n'avait rien d'extraordinaire. Ce militaire de haut rang, nommé maréchal de camp et chef adjoint du dépôt de la Guerre en 1791, était sans doute l'un des plus dévoués à la cause royale et l'avait prouvé à maintes reprises. Par sa femme, épousée en 1779 - il avait alors trente-quatre ans ! - il devint familier de Versailles.
Lorsqu'il fut nommé à l'état-major avec le grade de colonel, il s'était trouvé souvent proche des souverains. En effet, Louise Quelpée de La Borde était l'une des douze premières femmes de chambre de la Reine, celles, comme Mme Campan, qui veillaient à ses joyaux et à ses finances. Un mariage en tout point assorti car Louise n'était pas une jouvencelle à peine sortie d'un couvent : elle était veuve en premières noces de Philippe Hinner, le maître harpiste de la Cour dont Mme Cléry avait été l'élève. Le Roi et la Reine eurent donc souvent l'occasion de voir le chevalier de Jarjayes et d'en apprécier la valeur. D'un esprit droit, d'une intelligence rapide, d'une fidélité sûre et d'un dévouement à toute épreuve, Jarjayes savait concilier le respect le plus profond et la franchise la plus sincère, ne craignant pas de dire, à l'occasion, certaines vérités difficiles à entendre. Louis XVI savait pouvoir compter sur lui et, comme Batz lui-même, le chargea de diverses missions. Après Varennes, il devint l'intermédiaire discret entre la Reine et le jeune député Barnave, imbu des idées nouvelles et même fondateur du club des Jacobins mais qui, durant le terrible voyage de retour de Varennes, tomba sous le charme de Marie-Antoinette avec laquelle il échangea une correspondance : le chevalier recevait dans ses poches les communications de Barnave, la Reine les y prenait et mettait ses réponses à la place. Ces échanges cependant n'aboutirent à rien. Voyant que la Reine n'adoptait aucun de ses avis, Barnave regagna sa ville natale de Grenoble qui était aussi celle de Jarjayes. Par la suite, la Reine quasi prisonnière aux Tuileries utilisa souvent le chevalier pour sa correspondance secrète. Entre autres avec l'ambassadeur d'Autriche, le comte Mercy-Argenteau, retiré à Bruxelles. Il n'était donc pas étonnant qu'après la mort de son époux et se sachant en péril, Marie-Antoinette eût songé, en l'absence de Batz dont elle ne savait pas s'il rentrerait ou non, à faire appel à son fidèle courrier.
Toulan, c'était une autre histoire.
Ce Toulousain de trente-deux ans, libraire et marchand de musique de son état, installé d'abord rue Saint-Honoré puis rue du Monceau-Saint-Gervais pour être plus près de l'Hôtel de Ville, était l'un des plus chauds partisans de la Révolution. Doué d'un esprit vif et volontiers gouailleur, il s'était fait connaître par quelques discours incendiaires prononcés debout sur une chaise au Palais-Royal et par sa participation active aux journées du 20 juin et surtout du 10 août : il était entré dans les premiers aux Tuileries. Intelligent et d'âme bien placée, il s'affirmait l'adversaire farouche de la royauté en général et du Roi en particulier. Tous titres qui lui avaient valu d'être nommé à la surveillance du " tyran " emprisonné au Temple. Or que se passa-t-il? Entré en fonction avec l'horreur d'une famille royale qui appréhendait son arrivée, il ne lui fallut que deux jours à peine pour changer sa haine et ses préjugés en une profonde admiration pour la bonté des prisonniers, leur douceur et leur extrême dignité dans d'aussi affreuses circonstances. Tout en gardant des dehors sévères -et ses convictions républicaines -, François Toulan changea d'attitude sans donner l'éveil à ses collègues. La mort du Roi l'emplit de chagrin, d'horreur et de crainte pour le sort des trois femmes et du petit garçon demeurés captifs. Et une idée s'imposa à lui : il fallait les tirer de là et leur permettre de quitter la France où ils n'avaient plus aucun rôle à jouer. Dans son esprit, le petit roi ne portait pas le titre pompeux de Louis XVII, et il combattrait toute tentative de l'installer sur le trône. Ce n'était qu'un enfant malheureux dont il souhaitait qu'il pût vivre libre une existence comme tout le monde...
- Je connais Toulan depuis son installation à Paris avec sa jeune femme Françoise, dit Lepitre.
Quand j'y suis arrivé - peut-être ne savez-vous pas que j'étais professeur de rhétorique au collège de Lisieux? - j'ai, ouvert un pensionnat rue Saint-Jacques et, en 1790, j'ai été nommé professeur de belles-lettres au collège d'Harcourt... qui va fermer d'ailleurs ! Bien que ce ne soit pas mon quartier, je suis allé souvent chez Toulan et nous nous sommes retrouvés à la Commune. Nous avions plaisir à dialoguer en latin, à réciter ensemble des ouvres de Pindare, à...
Devinant que son hôte partait pour l'un de ces discours fleuris de citations qui étaient son péché mignon, Batz l'interrompit :
- Allons au principal, mon cher ami ! Je sais déjà tout cela, car vous pensez bien qu'avant d'admettre quelqu'un dans mon particulier, je me renseigne. Dites-moi plutôt ce que votre Toulan est venu proposer à Jarjayes.
- Un plan qu'il a conçu pour faire évader la famille royale. Évidemment, le chevalier ne s'est pas laissé gagner aussi vite, mais Toulan avait un petit billet écrit par la Reine en personne et Jarjayes connaît bien son écriture. Elle y disait entre autres choses que, pour elle, Toulan s'appelait Fidèle... Difficile de douter encore après cela, n'est-ce pas ?
- Difficile en effet ! La suite ?
- Le chevalier a émis une exigence : voir lui-même la Reine !
- N'était-ce pas trop demander et courir un grand risque ?
- Sans doute, pourtant Toulan a réussi. Le chevalier de Jarjayes est entré au Temple au soir du 7 février sous les habits de l'allumeur de quinquets qui vient chaque fin de journée sa perche sur l'épaule. Habituées à sa présence régulière, les sentinelles le laissent passer le plus souvent sans lui demander sa carte.
- Excellent ! s'écria Batz. Une idée géniale ! Donc il a vu la Reine ?
- Oui, et il a pu échanger quelques mots avec elle tandis que Toulan s'occupait du ménage Tison, ces affreux qui sont censés servir les prisonnières mais qui ne sont que de bas espions, pleins de haine et de fiel. Dont la Reine se méfie comme du feu ! Depuis, Toulan a pu apporter deux autres billets et l'on est tombé d'accord sur le plan définitif.
- Eh bien ?
- Voilà ! Un soir prochain, quand la garde sera, par exemple, sous la responsabilité de votre ami Cortey, l'allumeur de quinquets qui vient parfois avec un ou deux de ses gamins sera remplacé de nouveau par le chevalier. Il arrivera plus tôt que d'habitude puis reviendra en père affolé qui a oublié sa progéniture (la garde ne sera plus la même), et il fera sortir le Roi et sa sour sous les habits crasseux de ses enfants. En même temps, la Reine et Madame Elisabeth sortiront sous les uniformes que nous aurons apportés par morceaux. Elles auront aussi les laissez-passer habituels des gardes.
- Et les Tison pendant ce temps-là ? Ils se croiseront les bras ?
- On doit les neutraliser, murmura Lepitre d'une voix qui se mit tout à coup à chevroter.
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