- Je suis moi aussi heureuse de notre rencontre, mais nous ne devons garder aucune illusion : je ne suis pas graciée et encore moins libérée. Cependant, si nous pouvions... partir ensemble, il me semble que tout serait plus facile ?
- Je le pense aussi. Il ne nous reste plus qu'à attendre...
Emilie Chalgrin, elle, n'éprouvait pas la même résignation. Elle pensait sans cesse à sa petite fille, à ses frères et tous ceux qu'elle aimait, et elle voulait vivre. De là des crises de désespoir que ses deux compagnes ne pouvaient apaiser qu'à grand-peine. La pauvre femme recevait parfois les billets que Carie Vernet faisait passer à grands frais et qui se voulaient rassurants : David avait promis de s'occuper d'elle... il devait voir Robespierre mais il fallait être patiente... On commencerait peut-être par la changer de prison... etc. L'angoisse du frère se lisait tout de même entre les lignes. David n'avait-il pas promis à Emilie qu'il lui ferait regretter ses refus ?
Les jours d'été cependant passaient, étouffants, angoissants, coupés d'orages violents qui transformaient les cours en bourbiers tandis que l'eau s'infiltrait dans les cachots les plus bas. La Conciergerie ressemblait de plus en plus à une gare misérable où se croisaient arrivants et partants. Chaque jour, une fournée était prélevée sur telle ou telle prison. La Force, l'Abbaye, les Madelonnettes, les Anglaises, les Carmes, le Luxembourg et toutes les autres déversaient dans la cour du Mai un contingent dont l'importance semblait toujours plus forte. En arrivant, ces malheureux pouvaient voir, au greffe, ceux qui, ligotés, tondus, le cou et les épaules nus, dépouillés par les " fouilleurs " des quelques objets qu'il avaient réussi à conserver, s'en allaient vers l'affreux destin qui serait le leur une heure ou deux après. Ce qui pouvait rester sur la terre natale de l'armoriai de France se mêlait dans les prisons bondées à des gens tout simples, effarés, qui ne comprenaient pas ce qui leur arrivait et qui cependant mouraient "bien". La Convention semblait s'être donné à tâche de réduire le nombre des Français, sans que l'on puisse imaginer où elle s'arrêterait. Les fournées de quarante ou cinquante personnes n'étaient pas rares. Il y en eut même de plus forte que celle des Chemises rouges-Autour des trois femmes qu'on avait l'air d'oublier dans leur cachot, défilaient des gens inconnus pour la plupart. Mme de Sainte-Alferine n'avait guère quitté son manoir de Touraine avant d'endosser la personnalité de Lalie Briquet ; Emilie Chalgrin ne connaissait que les gens reçus autrefois par son époux. Quant à Laura, tenue à l'écart de la cour par Pontallec et les événements, elle n'avait pas connu grand monde en dehors du vieux duc de Nivernais, de Mme de Tourzel et de sa fille qu'elle craignait de voir apparaître un jour ou l'autre dans cette antichambre de l'enfer. Mais celui qu'elle redoutait le plus de voir arriver, c'était Pitou dont elle ignorait ce qu'il devenait dans sa prison...
Comment, cependant, rester indifférente à certains de ces inconnus? Par exemple ces seize carmélites de Compiègne que l'on vit partir pour le Tribunal vêtues de longs manteaux blancs. Une claire et pure théorie dont les visages amaigris rayonnaient de joie et de paix. On aurait dit qu'elles voyaient déjà s'ouvrir devant elles les portes du Ciel. C'était le 17 juillet (26 messidor) et l'on sut le lendemain à la Conciergerie qu'elles étaient allées à la guillotine en chantant le Miserere puis le Veni Creator, le chour diminuant à mesure que la mort frappait jusqu'à ce qu'il s'éteignît avec la dernière, la supérieure : mère Thérèse de Saint-Augustin. Comment ne pas s'incliner devant ces femmes et ces hommes de la maison de Noailles, nobles parmi les nobles, que l'on assassina le même jour? Impossible d'imaginer une attitude devant la mort plus sereinement imposante ! Mais ils n'étaient pas les seuls : presque tous ceux que l'on voyait partir maîtrisaient leur peur pour ne montrer que leur fierté et leur mépris de cette racaille qui les massacrait en les insultant. Certains même s'en allaient en chantant, en riant ou en plaisantant. Seules les mères qui laissaient derrière elles des enfants montraient des larmes.
Et puis, un matin - l'appel se faisait le matin à présent et en quelques heures on était jugé et exécuté ! - un nom tomba de la bouche mal rasée de l'aboyeur :
- La citoyenne Vernet, femme Chalgrin...
Avec un cri d'horreur qui s'étrangla dans sa gorge, Emilie qui se tenait assise entre ses deux compagnes au pied d'un pilier se leva, mais ses jambes plièrent sous elle et Lalie la soutint, croyant qu'elle s'évanouissait bienheureusement. Il n'en était rien : ses yeux grands ouverts reflétaient une terreur folle et elle fit le geste de se presser contre le pilier, comme si elle espérait s'y dissimuler, mais déjà, deux gardiens s'emparaient d'elle et, la traînant presque, l'emmenèrent vers les quelques marches menant aux grilles d'entrée où l'on poussait les autres condamnés. Celles qui restaient entendirent encore sa voix qui leur criait :
- Dites à ma fille que je l'aime!...
- En aurons-nous seulement le temps? remarqua Mme de Sainte-Alferine en ôtant ses lunettes pour les essuyer.
Encore deux noms et l'appel était terminé. Les grilles se refermaient sur ceux qui restaient, et dont beaucoup laissaient éclater une joie, un soulagement. Encore un jour de gagné et un jour c'était énorme. Tout pouvait arriver en un jour... Du moins était-ce ce que l'on entendait.
- On peut toujours rêver, dit la comtesse. Mais je ne vois guère de raison pour que cela change. Il faudrait une nouvelle révolution, je pense, pour abattre le " divin " Robespierre !
C'était le 6 thermidor et les deux prisonnières ignoraient qu'à la prison des Carmes, le lendemain, l'une des plus jolies femmes de l'époque faisait tenir à son amant le conventionnel Tallien un petit billet où elle écrivait : " L'administrateur de police sort d'ici. Il est venu m'annoncer que demain je monterai au Tribunal c'est-à-dire à l'échafaud. Cela ressemble bien peu au rêve que j'ai fait cette nuit. Robespierre n'existait plus et les prisons étaient ouvertes. Mais grâce à votre insigne lâcheté, il ne se trouvera bientôt plus personne en France pour réaliser mon rêve. "
Elle avait signé Theresia. Elle était l'épouse séparée d'un discutable " marquis " de Fontenay et coulait des jours angoissés dans le vieux couvent en compagnie de son amie, Rose-Josèphe de Beauharnais...
Le 9, au matin, la journée s'annonçait orageuse. Sous un ciel de plomb où couraient des éclairs et dans une chaleur qui atteindrait 40 degrés à midi une bizarre atmosphère s'installa. A l'appel du matin, les préposés étaient nerveux et les dogues qu'ils tenaient en laisse grondaient comme à l'approche d'un danger. En hâte, on rassembla le contingent pour le Tribunal : une cinquantaine environ, où, entre un fumiste et un limonadier, on emmena la charmante princesse de Monaco, âgée de vingt-six ans. On sut plus tard que, dans le faubourg Saint-Antoine, le peuple avait voulu les délivrer mais qu'un ordre exprès de Fouquier-Tinville les conduisit malgré tout jusqu'au bout du chemin.
Car Paris se réveillait. Irritée par le culte grotesque instauré au Champ-de-Mars, par la dictature que Robespierre faisait peser, comme par son attitude moralisatrice, écourée par la montée en flèche du nombre des exécutions, la ville grondait cependant que, dans les Comités comme à la Convention, l'hostilité, orchestrée par Fouché, Tallien, Barras et Fréron, grandissait contre l'Incorruptible... Une terrible journée en vérité!... Mais le soir un bruit léger qui devint rumeur et atteignit presque le cri courut sur Paris et s'infiltra dans les prisons : Robespierre, son frère, ses amis étaient abattus... On disait qu'à l'Hôtel de Ville le coup de pistolet d'un gendarme avait fracassé la mâchoire du tyran désormais prisonnier et que, seul avec ses aides et ses dernières victimes, le bourreau Sanson démontait sa sinistre machine. Il aurait reçu l'ordre de la ramener place de la Révolution...
Le lendemain, il n'y eut pas d'appel et la nouvelle était confirmée : Robespierre marchait au supplice dans la charrette où on l'avait couché, le visage enveloppé d'un linge sale et sanglant, avec son frère Augustin, son ami Saint-Just et ses fidèles qui emplissaient trois voitures... Et les fenêtres de la rue Saint-Honoré s'ouvrirent cette fois, et largement, pour un public des jours de fête... Il y avait même de jolies femmes et de jolies toilettes. Le cauchemar s'achevait. Partout la joie éclata... Laura et Mme de Sainte-Alferine tombèrent en pleurant dans les bras l'une de l'autre, parce que, même lorsque l'on souhaite mourir de toutes ses forces, c'est tout de même bon de se sentir vivante et, surtout, d'échapper à l'horreur !
Jamais soleil n'avait paru si beau que celui de ce matin d'août à ceux devant qui s'ouvraient les portes des prisons !
En sortant dans la cour du Mai débarrassée des charrettes du désespoir, les deux femmes se tenaient par la main. Il y avait beaucoup de monde parce que, comme au retour d'un voyage, on venait attendre ceux qui arrivaient du pays de l'angoisse et de la mort. On se bousculait un peu, on se hissait sur la pointe des pieds pour apercevoir plus vite l'être cher, mais sous les larmes que l'instant faisait couler, les visages rayonnaient de bonheur...
Ce fut Pitou que Laura vit le premier et, lâchant son amie, elle se précipita vers lui avec un cri de joie.
- Grâce à Dieu vous êtes vivant, mon ami ! J'ai eu si peur pour vous ! Jour après jour, je craignais de vous voir apparaître dans cette horrible salle basse !
Trop ému pour parler, il la reçut dans ses bras et l'embrassa mais s'effaça vite devant Jaouen dont le cerne des yeux, les nouveaux sillons du visage disaient assez les nuits qu'il venait de passer. Laura, alors, posa ses mains sur ses épaules et l'attira contre elle :
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