L'homme ne répondit rien, se contentant de hausser les épaules d'un air sceptique tandis que Laura revenait à sa place. Elle vit cependant l'homme écrire quelque chose sur un bout de papier et le donner à l'un de ses gardes avec un geste qui désignait l'extérieur. Ensuite, il reprit sa sinistre lecture et ce fut presque tranquillement qu'elle rejoignit ses compagnes désolées.

- Pourquoi vous être avancée ? reprocha Eulalie de Sainte-Alférine. Je voulais prendre votre place. Si l'on ne vous avait pas vue...

- Merci, merci de tout mon cour, comtesse, mais c'était irréalisable. Fouquier-Tinville me connaît et soyez sûre qu'il tiendra à me voir monter dans la charrette. Je lui ai d'ailleurs fait demander une entrevue...

- Vous voulez... rencontrer cet assassin?

- Oui. Je vais mourir, soit, mais je veux être certaine que Pontallec ne me survivra pas et qu'il paiera pour ses crimes. Vous devez comprendre cela, vous qui, avec Batz, avez si patiemment préparé la mort de votre ennemi ?

- Certes! Et je ne peux pas vous donner tort, bien au contraire ! Je vais prier pour que Dieu vous aide...

- Priez plutôt pour qu'il détourne les yeux, dit Laura avec l'ombre d'un sourire. Ce que je vais faire ne relève guère de la morale chrétienne. C'est à Lui que la vengeance appartient !

- J'ai toujours pensé qu'en cette matière, Dieu pouvait avoir besoin d'aide, remarqua Eulalie en faisant un signe de croix avant de s'agenouiller devant son lit.

Au-dehors il faisait encore clair mais, dans la prison, la nuit était venue et les trois femmes se disposaient à se coucher quand le geôlier entra, armé de sa lanterne, et fit signe à Laura :

- Tu viens avec moi ! Quelqu'un t'attend !

A sa suite, elle quitta le quartier des femmes pour traverser l'immense salle, voûtée en ogive, qui avait été celle des gardes de Philippe le Bel, et s'engager dans un étroit escalier conduisant directement au premier étage des deux tours jumelles - tour de César et tour d'Argent - qui encadraient jadis ce qui était alors l'entrée du palais. Là étaient les bureaux de l'accusateur public....

Laura fut introduite dans une grande pièce ronde dont les dimensions, cependant respectables, se trouvaient réduites par une accumulation de classeurs visiblement débordés et de dossiers accumulés un peu partout. D'autres encore formaient une belle pile sur le bureau où un homme, éclairé par une lampe-bouillotte, était assis, une plume à la main qu'il venait de tremper dans l'encrier mais qu'à l'entrée de Laura il laissa dégoutter sur le buvard ; cette encre était rouge et la jeune femme ne put retenir un frisson.

De sous les épais sourcils noirs, le froid regard glissa sur elle :

- Tu as des révélations à me faire, paraît-il? Prends garde à toi si elles ne sont pas intéressantes...

- Prendre garde ? A quoi ? fit-elle avec un haussement d'épaules. Demain je comparais devant le Tribunal révolutionnaire. Vous ne pouvez pas me tuer deux fois et je n'ai qu'une tête à vous donner !

Le regard de Fouquier-Tinville se fit plus aigu.

- Il faut reconnaître que tu ne manques pas de courage mais j'ai à faire, vois-tu, et mon temps est précieux. Alors dépêche-toi! Qu'as-tu à me dire?

- D'abord une question si vous voulez bien. L'homme qui m'a dénoncé comme espionne anglaise, le connaissez-vous ?

- Autant qu'on peut connaître un provincial qu'on n'a pas vu souvent. C'est le citoyen Pontallec. Il m'a été fort recommandé par mon ami Lecarpentier qui tient le Cotentin et une partie de la Bretagne, mais c'est Louis David qui me l'a fait connaître. ,

- Le citoyen Pontallec est en fait le marquis de Pontallec.

- Rien qu'à sa tournure je m'en doutais, mais il y a des ci-devants intelligents. Si c'est tout ce que tu as à m'apprendre...

- Il est aussi l'agent du comte de Provence qui se fait appeler régent de France.

Les sourcils se froncèrent jusqu'à ne plus former qu'une barre noire :

- C'est parce qu'il t'a démasquée que tu as trouvé ça?

- C'est parce que je le connais bien. Je suis sa femme.

- Quoi?

La surprise était réelle et Laura en éprouva une certaine satisfaction. Il ne devait pas être facile de surprendre ce bonhomme. Cela l'aida à lui offrir l'ombre d'un sourire.

- Mais oui. Je m'appelle en réalité Anne-Laure de Laudren, marquise de Pontallec. Nous avons été mariés à Versailles au printemps de 1789.

- Qu'est-ce que cette histoire ? Pontallec a bien épousé une Laudren, mais c'était une femme plus âgée que lui, qui a eu la bonne idée de mourir, ce qui a permis à son époux de mettre une belle maison d'armement à la disposition de Lecarpentier...

Décidément, il savait des choses mais pas tout et Laura entreprit de lever les voiles :

- C'était ma mère. Il l'a épousée pour sa fortune et parce que tous deux me croyaient morte. Pontallec s'était donné assez de mal pour cela, car à plusieurs reprises il a tenté de me faire assassiner. La dernière, ou plutôt l'avant-dernière puisqu'il vient de m'envoyer à l'échafaud, c'était en septembre 1792 : il m'avait dénoncée avant d'aller rejoindre le comte de Provence en Allemagne.

- Qui t'a sauvée?

- Le baron de Batz. C'est lui aussi qui m'a donné cette identité américaine...

- ... et tu étais à Valmy ? Ça, il ne l'a pas inventé ?

- J'étais au château de Hans, chez une amie, Rosalie de Ségur, une halte sur le chemin de l'émigration. Il y a une nuance. J'y ai vu, en effet, Pontallec qui représentait Monsieur auprès du roi de Prusse et du duc de Brunswick. J'y ai vu aussi Westermann qui venait négocier pour Dumouriez...

- Les traîtres!... Et, dis-moi, tu n'aurais pas eu connaissance d'une... tractation touchant... les joyaux de la Couronne volés peu avant ?

En d'autres circonstances la flamme cupide qui s'alluma dans les yeux de Fouquier eût amusé Laura. Cette fois, elle ne fit que l'intéresser et, de toute façon, tous ceux qu'elle évoquait étaient morts.

- La Toison d'Or de Louis XV et une partie des diamants de la Couronne apportés par le secrétaire de Danton avant la bataille afin de convaincre Brunswick de ne pas marcher sur Paris ? Mais bien sûr!

- Très... très intéressant! Au moins on saura où les retrouver quand nos vaillants soldats entreront à Brunswick, ce qui ne saurait tarder... Mais, dis-moi, tu viens de me dire que tu voulais émigrer. Pourquoi ne l'as-tu pas fait ?

- Si vous aviez vu l'état de l'armée prussienne quand elle a commencé sa retraite, vous ne me poseriez pas cette question. En outre Pontallec partait avec eux et il ne m'avait pas reconnue. Pour sa femme j'entends. Il me croyait vraiment Laura Adams.

- Pourquoi un nom américain ?

- C'était pour moi un symbole. L'Amérique est le pays de la liberté et moi, ayant échappé par trois fois à mon assassin, je voulais être libre. Et je n'ai jamais mis les pieds en Angleterre...

Fouquier-Tinville avait croisé les bras sur son bureau et laissé ses paupières retomber. Il ressemblait assez à un matou assoupi, mais il ne dormait pas :

- C'est tout ce que tu as à m'apprendre ?

- Je peux encore ajouter que Pontallec a tué ma mère...

- Elle s'est... noyée, il me semble?

- Non. Il l'a noyée. Ou du moins il a voulu le faire. Après avoir fomenté contre elle des... incidents un peu effrayants, il l'a convaincue de le laisser l'emmener à Jersey. Une fois en mer, il l'a droguée et jetée à l'eau. Elle s'en est sortie par miracle et grâce à un pêcheur, mais elle était blessée gravement et n'est rentrée chez elle que pour mourir. Cependant j'étais là et elle a pu m'apprendre la vérité. Voilà! Je n'ai plus rien à dire, conclut-elle en se détournant vers la porte.

- Un instant! Qu'attends-tu de moi? Ta vengeance ?

- La punition d'un criminel comme il y en a peu! Je mourrai plus tranquille, voyez-vous? La vengeance? Oui. C'est certain : cet homme a fait trop de mal. Si on le laisse vivre et profiter de ce qu'il a volé, il en fera davantage encore... On dit que vous avez une famille, citoyen ? Si vous l'aimez vous devriez me comprendre....

Il ne répondit pas, se contentant d'appeler le guichetier pour qu'il ramène Laura à sa cellule. Mais avant qu'elle franchisse le seuil, il jeta :

- Il se peut que j'aie encore besoin de toi...

- Dépêchez-vous, alors, je meurs demain...

- Eh bien, disons que tu ne mourras pas demain. Tu n'es pas pressée, j'imagine ?

- Qui le serait ?

- Ne te réjouis pas trop ! Ce n'est qu'un sursis ! Je n'oublie jamais les injures...

Pour la première fois, elle abandonna un instant le vouvoiement.

- Je ne te le reprocherai pas, citoyen Fouquier-Tinville, surtout si tu veux bien te souvenir de celles que moi et ma mère avons subies !

En retraversant la prison, Laura se sentait mieux. Non parce qu'elle était certaine que l'écha-faud s'éloignait d'elle momentanément, mais parce que, enfin, une pierre allait se trouver sur le chemin trop bien sablé du misérable auquel, un jour de printemps, elle avait juré amour et fidélité. Si seulement elle pouvait savoir qu'il avait enfin payé ses crimes, elle quitterait sans regret une vie qui ne l'intéressait plus. Même son amour pour Batz semblait s'éloigner d'elle, comme si le sang répandu sur la place du Trône formait une mer sans cesse plus vaste, reculant les rives opposées où chacun d'eux se tenait...

Le lendemain, en effet, la " citoyenne Adame " ne fut pas appelée et ses compagnes s'en réjouirent. Surtout la comtesse qui l'embrassa, les larmes aux yeux :

- Vous êtes si jeune, ma chère, et si charmante ! Vous avoir auprès de moi me donne une joie que je n'espérais plus...