II y avait déjà beaucoup de monde mais le Faubourg parut exploser quand les condamnés et leur escorte pénétrèrent sur la place. Tous ceux qui les accompagnaient se mirent à courir pour être mieux placés.

Emportés par le flot, Laura et Elleviou se trouvèrent séparés. La jeune femme faillit être foulée aux pieds par le cheval du gendarme le plus proche de Marie. Une poigne vigoureuse la releva mais elle vit, à ce moment, une femme qui se ruait sur la seconde voiture, celle où était Emilie de Sainte-Amaranthe et qui criait, le visage convulsé par une joie mauvaise :

- C'est moi qui t'ai dénoncée, catin ! Et maintenant je vais te voir mourir ! Mourir pendant que je vivrai, moi, avec mon amant !

Clothilde Mafleuroy venait jouir de son triomphe. Emilie ferma les yeux pour ne plus voir ce visage que la haine faisait affreux et que d'ailleurs elle ne revit plus : indignée de ce qu'elle venait d'entendre, une femme du peuple avait attrapé la danseuse par les cheveux et la traînait jusqu'au mur d'une maison pour la rouer de coups. L'humeur de la foule changeait peu à peu et quand on eut descendu les victimes, qu'on les eut alignées sur les bancs dans leurs oripeaux couleur de sang, des murmures se firent entendre. Quelqu'un dit :

- Quoi? Tant de victimes pour venger Robespierre ? Et que ferait-on de plus s'il était roi ?

Laura, qui s'efforçait d'être aussi proche de Marie qu'elle le pouvait, entendit des bruits et un peu d'espoir s'éveilla en elle : ces gens allaient-ils faire quelque chose ? Se lever en masse pour arracher au bourreau ces soixante malheureux? Mais non, les soldats d'escorte prenaient position autour de l'échafaud près duquel nulle tricoteuse n'osa prendre place. Leur attitude était menaçante et la peur reprit ses droits. Ce fut dans le silence que la petite Cécile Renault monta les marches fatales sans faiblir, la mine fière. Puis ce fut le tour de Marie. A ce moment, Laura vit Batz.

Il se tenait appuyé à un arbre dans ses vêtements de voyage poussiéreux et son visage était aussi gris qu'eux. Les mains crispées sur ses bras croisés, il regardait intensément celle qui allait mourir. Et ce regard attira celui de Marie comme un aimant. On venait de lui arracher l'absurde tunique rouge et jamais elle n'avait été si belle avec ses épaules nues, son long cou gracieux portant haut sa jolie tête où les larmes coulaient en silence. Marie allait périr désespérée quand elle vit Jean et une expression de bonheur passa sur son visage. Elle fit un mouvement pour aller vers lui, mais les aides du bourreau qui avaient offert à la foule le plaisir de l'admirer un instant s'emparèrent d'elle, la jetèrent sur la planche. Un éclair et tout fut fini...

Le cri de Laura fit écho au bruit lourd du couperet. Elle éclata en sanglots, vira sur elle-même pour fuir, percer cette foule qui l'entourait, atteindre Batz et, au lieu de la retenir, la foule s'entrouvrit devant elle mais, quand elle fut à l'arbre où elle avait vu Jean, il n'y avait plus personne. Il lui sembla apercevoir une silhouette familière qui s'éloignait et elle voulut s'élancer à sa suite, mais quelqu'un la saisit par le bras et la retint rudement :

- Que faites-vous là ? gronda la voix de David. Je croyais que vous n'aimiez pas la foule ?

Une colère folle s'empara d'elle. Lui arrachant son bras, elle cria :

- Et vous, que faites-vous? Vous venez vous repaître de toute cette horreur que vous ordonnez, vous et vos semblables ? Quoi, pas de fusain, pas de papier? On n'essaie pas d'immortaliser ce massacre?...

Elle n'avait pas vu deux hommes qui se tenaient en retrait, mais l'un d'eux s'approcha :

- On dirait que la citoyenne n'apprécie pas ce grand moment à sa juste valeur?... Est-ce qu'elle ne sait pas que tous ces gens ont conspiré contre la Nation, qu'ils sont les suppôts des tyrans étrangers?

Si Laura n'avait été hors d'elle, elle se fût peut-être retenue parce que, comme toute la ville, elle connaissait la figure jaune de Fouquier-Tinville, mais elle eût dit son fait à Robespierre lui-même s'il s'était trouvé devant elle.

- Non, la citoyenne n'apprécie pas ce que vous appelez ce grand moment et qui n'est qu'une infâme boucherie offerte à votre cruauté et à celle de celui que vous vous êtes donné pour maître! Mais le sang que vous répandez aujourd'hui, vous allez tous glisser dedans... tous tant que vous êtes parce que les braves gens finiront bien par comprendre que vous êtes seulement des monstres! Vous entendez? Des monstres, et un jour viendra où vous paierez tout cela ! Dieu fasse qu'il soit proche !

Le maigre visage au menton en galoche, aux lourdes paupières tombantes sous l'arc épais et noir des sourcils parut s'infiltrer de fiel, mais la voix qui se fit entendre fut d'une inquiétante douceur :

- Dis-moi, citoyenne ? Tu sais à qui tu parles ?

- Bien sûr que je le sais. Vous êtes l'accusateur public, celui qui a réclamé tout ce sang et sur qui un jour il retombera !

David voulut s'interposer :

- Ne fais pas attention, citoyen ! C'est une étrangère, une Américaine, et elle n'a pas l'habitude de notre rude justice... Elle se laisse emporter par l'émotion. Il faut avouer que c'est assez... impressionnant, ajouta-t-il avec un regard à l'échafaud couvert de sang où les victimes se succédaient toujours devant des spectateurs muets.

- Une Américaine, hé ? Elle parle bien français... et sans accent !

En effet, bouleversée au point où elle l'était, Laura avait oublié la légère - très légère même car avec le temps l'habitude était venue -contrainte qu'elle imposait à son langage. La froide remarque la calma soudain et elle se reprit vite.

- Depuis que je vis en France, j'ai tendance à le perdre, fit-elle avec insolence en reteintant cependant légèrement ses paroles. J'ajoute que je suis une amie du colonel Swan et que nous sommes même un peu cousins...

Le nom parut faire effet sur l'accusateur public : son oil se fit moins menaçant mais à ce moment, un troisième homme qui se tenait encore dans l'ombre des arbres s'approcha :

- Ne l'écoute pas, citoyen ! Cette femme est une espionne anglaise, une amie de Batz. Je les ai vus à l'ouvre tous les deux chez le duc de Brunswick à Valmy.

Au son de cette voix, Laura sursauta, se retourna pour voir Josse de Pontallec qui la regardait avec un mauvais sourire. La surprise coinça la protestation dans sa gorge.

- Vraiment? dit Fouquier-Tinville. En ce cas, nous allons nous en occuper. Et, en attendant, nous allons la mettre au frais.

Deux heures plus tard, Laura immédiatement appréhendée par des policiers et des municipaux était incarcérée à la Conciergerie.

Sur la place, le drame était accompli. Les curieux se dispersaient dans la douceur d'un crépuscule d'été. Chacun rentrait chez soi. Les aides de Sanson faisaient leur ménage en vue de la " fournée [xliii] " du lendemain. Un peu plus loin, on achevait de jeter dans les tombereaux les corps et les têtes des suppliciés, sous l'oil des gens de l'octroi et des gardes de la barrière du Trône. Des pipes s'allumaient, car l'odeur du sang était écourante. Puis les charretiers grimpèrent sur leurs sièges et firent partir les gros chevaux qu'ils dirigèrent vers la campagne. C'est-à-dire que l'on tourna l'angle du mur des Fermiers généraux entourant le pavillon sud et que l'on suivit le sentier étroit, sablonneux, qui, à travers vignes et petits champs se dirigeait vers l'avenue de Saint-Mandé [xliv]. Trop lourdement chargés, les tombereaux aux roues basses peinaient dans ce chemin où ils enfonçaient, obligeant les chevaux à de gros efforts. Ils n'étaient pas difficiles à suivre.

Batz qui était demeuré caché sous les arbres entre le mur et le pavillon attendit qu'ils eussent franchi les grilles de la barrière où l'on avait allumé les lanternes. Puis il escalada le mur - pas trop bien entretenu ! - et retomba de l'autre côté sur la terre meuble sans le moindre bruit. De toute façon, le grincement des roues et les encouragements des charretiers à leurs attelages ne leur permettaient pas d'entendre autre chose. Il n'y avait pas de lune mais la nuit de juin, d'un joli bleu plein d'étoiles, permettait de se diriger sans peine et de ne pas perdre de vue le lugubre convoi. Pour plus de discrétion, on avait éteint les lanternes. Où allait-on ainsi dans ce quartier désert que l'on appelait Pic-pus et dont le bon air était célèbre? Où donc la Convention voulait-elle cacher les preuves de ses crimes ?

Après environ quatre cents mètres, les tombereaux tournèrent à droite dans l'avenue de Saint-Mandé où ils parcoururent une centaine de mètres avant d'obliquer à gauche à travers champs vers le haut mur délimitant une propriété que Batz n'eut aucune peine à identifier. Il connaissait trop bien ce quartier pour hésiter : on allait droit sur l'extrémité du long jardin des anciennes Chanoinesses de Saint-Augustin dont la maison bordait la grande rue de Picpus avec d'autres propriétés.

De chanoinesses, il n'y avait plus. Depuis deux ans, leur couvent était racheté par un affairiste pour y ouvrir une " maison de santé ", mais aucune entrée n'était possible par ce bout du jardin; or, il semblait bien que ce fût là le but de l'expédition. La réponse à cette question fut rapide : une porte charretière, tout récemment pratiquée sans doute, s'ouvrit dans le mur. Il y avait là des hommes qui attendaient. Les chariots entrèrent et les battants se refermèrent.

Quelque chose s'anima dans le cour glacé du baron : sa chère Marie allait-elle reposer en terre d'Église, puisqu'il s'agissait du jardin d'un couvent ? Il voulut en savoir davantage.

Ce mur-là était haut mais quelques arbres poussaient tout auprès et il en choisit un sur lequel il grimpa sans trop de difficulté. Et ce qu'il vit l'épouvanta : on avait isolé au moyen d'une palissade une assez grande partie du jardin dont on avait même enlevé les arbres et toute végétation, laissant seulement contre le mur une petite grotte artificielle servant jadis d'oratoire. Et là, deux grandes fosses profondes avaient été ouvertes que des feux de fagots éclairaient. Les tombereaux étaient alignés près de l'une d'elles et Batz pensa qu'on allait y précipiter le lugubre chargement, mais ce qu'il vit lui dressa les cheveux sur la tête : on ne se contentait pas de jeter corps et têtes, on les dépouillait entièrement de leurs habits souillés de sang qu'une sorte de greffier, assis à une petite table, comptabilisait... Le travail se faisait avec méthode : certains de ces tâcherons de l'enfer enlevaient les corps des tombereaux, d'autres les déshabillaient, retirant les souliers, les bas dont on faisait des tas distincts. Une troisième équipe traînait les pauvres restes vers la fosse - une seule était en service -pour les passer à des camarades qui, au fond, se chargeaient de les ranger... On n'avait pas prévu le moindre sac de chaux et l'odeur était épouvantable, parce que l'on avait déjà jeté là d'autres corps mutilés à peine couverts de quelques pelletées de terre-Sur son arbre, Batz fut incapable d'en voir davantage et se laissa glisser à terre où il vomit. Il avait espéré pouvoir repérer la tombe de Marie afin de lui rendre quelques devoirs par la suite, mais ce qu'il venait de voir était capable de rendre un homme fou...