Il l'entraînait déjà et, frappée d'un effroi, d'une douleur qu'elle ne contrôlait pas, Laura le laissa l'emmener, traverser la maison en courant pour atterrir dans la cour où Jaouen essaya de se dresser entre eux et le cheval.
- Où l'emmenez-vous ? cria-t-il prêt à la bataille, mais ce fut Laura qui l'écarta :
- Ils vont tuer Marie, vous comprenez? Marie... Alors place !
Elleviou enfourchait déjà son cheval; elle sauta en croupe en passant ses bras autour de lui et ils partirent au galop, mais ralentirent bientôt jusqu'à un trot plus sage et surtout moins dangereux. Il y avait assez peu de monde dans les rues, les gens étant encore à table. Et puis le soleil de ce 29 prairial (17 juin) était chaud comme celui d'un plein été. Mais, quand on déboucha rue de la Barillerie qui prolongeait le pont au Change, il y avait déjà beaucoup de monde : le bruit que l'on allait exécuter les auteurs de la conspiration de l'Étranger s'était propagé comme une traînée de poudre et l'habituel public de sans-culottes armés de piques et de mégères braillantes était à son poste. Tout cela d'ailleurs parfaitement immobile et, aux abords du Palais, rien ne bougeait :
- Ils ne sont pas encore sortis et il va être deux heures, dit Elleviou en consultant sa montre. C'est surprenant...
Le maréchal-ferrant du quai de Gesvres auquel il confia son cheval le renseigna :
- Paraît qu'y sont beaucoup à préparer. Et puis d'après ma femme qu'est r'venue manger un morceau, paraîtrait qu'au moment où ils allaient sortir, on les a fait rentrer...
- Y aurait-il du nouveau ? murmura Laura prête à accueillir le moindre espoir. Une... grâce peut-être?
- Tu rêves, citoyenne ! Une grâce ? Et puis quoi encore ? Tu sais donc pas qu'c'est des ennemis du peuple tout ça? Non, la Julienne a attendu pour savoir et elle a vu arriver des grands rouleaux d'tissu rouge. Paraît qu'c'est pour leur faire des ch'mises !
- Des chemises? souffla Elleviou. Mais pourquoi?
- Ça s'rait parce qu'y sont les assassins des représentants du Peuple. Comme qui dirait d'ieur père!
Laura ne put en entendre davantage et s'enfuit de l'atelier pour s'appuyer au mur. La femme du maréchal-ferrant qui sortit à ce moment en mangeant une pomme ne la vit pas et se précipita dans la foule de plus en plus dense qui se pressait sur le pont et les abords immédiats de la Conciergerie et du palais attenant. Une foule estivale en vêtements légers, clairs le plus souvent et où même, par endroits, on voyait surnager des ombrelles. Une foule qui aurait pu être là pour une fête...
- Allons au pont Notre-Dame, soupira Elleviou. Les... condamnés doivent le franchir avant de traverser la Grève. Ils passeront devant nous et nous saurons alors si ceux que nous aimons y sont vraiment...
Arrivés là, il fit asseoir Laura sur le parapet du pont et s'y adossa auprès d'elle. De l'autre côté de la Seine, les tours pointues de la Conciergerie luisaient dans le soleil comme des pointes de glaive. Elles ressemblaient à un rempart dressé entre le monde des vivants et celui des morts. De temps en temps, le chanteur se retournait pour regarder couler le fleuve. Il se prenait alors la tête dans les mains, et Laura pouvait l'entendre pleurer, mais elle n'avait aucune consolation à lui offrir. Son angoisse à elle lui suffisait, et aussi sa déception où sourdait une colère. Où était Batz à cette heure où l'on disait que Marie allait mourir? Ne savait-il pas que l'enlèvement du petit roi augmenterait sans aucun doute les dangers qu'elle pouvait courir? Pourquoi avant de disparaître ne l'avait-il pas arrachée de force à ses gardiens quand elle était encore rue Ménars pour la cacher... au besoin dans les carrières de Montmartre comme Rougeville? Ensuite, il aurait pu l'emmener avec lui dans cette folle expédition où peut-être il avait déjà laissé sa vie? Au fond d'elle-même, Laura savait bien que s'il ne l'avait pas fait c'est parce que c'était impossible, qu'il avait une mission à remplir et qu'il s'y devait tout entier; elle ne raisonnait plus qu'avec un chagrin qu'elle n'aurait jamais cru aussi profond. Et puis elle avait chaud sur ce pont sans ombre ! Partie sans chapeau, elle s'efforçait de préserver sa tête au moyen de son grand fichu d'organdi relevé sur ses cheveux...
Un homme qui la regardait avec complaisance depuis un moment s'approcha d'elle et lui tendit un journal :
- Mets ça au-dessus de tes yeux, citoyenne ! Ça protégera ton visage ! Le soleil tape dur : ça serait dommage qu'il le brûle.
Elle remercia d'un pâle sourire sans que son regard fixé sur l'entrée du Palais se détourne un instant sur lui. Elle ne saurait jamais à quoi il ressemblait car, à cet instant, une énorme clameur éclata, saluant l'ouverture des grilles. Elleviou se retourna. Laura se laissa glisser à terre et, accrochés l'un à l'autre comme des naufragés sur un rocher, ils regardèrent apparaître l'une après l'autre les huit charrettes de la mort.
A la vue des condamnés, la foule exhala un soupir qui était presque un râle de plaisir : tous étaient affublés d'une sorte de long sarrau écarlate, en fait une longue bande de tissu percée d'un trou pour passer la tête et ressemblant à la chasuble d'un prêtre célébrant la messe d'un martyr.
Encadré de gendarmes à cheval et à pied qui repoussaient brutalement les curieux, le sinistre cortège s'avança et Laura se cramponna de toutes ses forces à l'épaule de son compagnon : Marie était dans la première, où il n'y avait d'ailleurs que des femmes...
Elles étaient debout, attachées aux ridelles par la lanière de cuir qui liait leurs bras jusqu'à la hauteur des coudes. Six femmes qui, à l'exception d'une seule, une malheureuse nommée Catherine Vincent qui n'arrivait pas à comprendre pourquoi elle était là, faisaient preuve du plus grand courage. Il y avait, vis-à-vis de Marie et au premier plan, la petite Cécile Renault accusée d'avoir voulu " assassiner Robespierre ". Elle allait mourir en même temps que son père, son frère et aussi sa tante, une vieille religieuse, tous innocents condamnés pour cause de liens de famille. Il y avait Mme d'Epremesnil, Nicole Bouchard la carriériste de Marie et enfin une femme, qui était la maîtresse d'Admiral, le pseudo-meurtrier de Collot d'Herbois, mais Laura ne vit que Marie...
Ses jolis cheveux bruns tranchés à la hauteur de la nuque mais encadrant encore son visage pâle de quelques boucles, elle se tenait très droite, regardant le ciel si bleu, et sur elle l'infâme tunique rouge prenait l'allure d'un costume de théâtre. De temps en temps, une larme glissait sur sa joue. Dans la foule certains la reconnaissaient : la Grandmaison! Une si belle et si grande artiste, mais surtout la maîtresse de Batz, l'homme invisible dont on savait qu'elle n'avait jamais accepté de révéler la trace même au prix de sa vie! On savait qu'elle allait mourir pour lui, et il y eut même des applaudissements qu'elle n'entendit pas...
Laura voulut se mettre en marche près de cette charrette pour accompagner son amie du mieux qu'elle le pourrait, mais c'était impossible : la presse était trop grande et il fallait attendre que toutes les charrettes fussent passées. Force fut à Laura d'attendre, et ce qu'elle vit acheva de la désespérer.
Dans la deuxième charrette étaient les dames de Sainte-Amaranthe et de Sartine, avec le petit Louis dont les seize ans n'avaient pas trouvé grâce devant Fouquier-Tinville, une autre femme et M. de Sartine. Là aussi le courage était grand, surtout celui d'Emilie. Presque souriante, elle s'efforçait de réconforter sa mère désespérée de voir mourir son fils si jeune, et sa beauté rayonnait, justifiant le cri de douleur qu'Elleviou ne put retenir avant d'éclater en sanglots. Mais ce n'est pas l'épilogue tragique de cet amour qui fendit le cour de Laura. Dans les autres véhicules il y avait tous les amis de Batz qui étaient aussi les siens, à l'exception de Pitou. Elle vit Biret-Tissot, le fidèle serviteur, le charmant Devaux, le joyeux Roussel et aussi Cortey, et Jauge le banquier de la rue du Mont-Blanc, et Michonis, et le prince de Saint-Mauris qu'elle avait rencontré plusieurs fois à Charonne, et d'autres encore dont le visage, à défaut du nom, lui rappelait un souvenir de ce temps heureux vécu dans la maison de Marie. Tous, ils étaient tous là ! Et ils allaient périr, sans un cri, sans une plainte, certains même en riant comme Roussel ou Devaux qui plaisantaient ensemble... C'était un vrai cauchemar dont Laura savait bien qu'il n'aurait pas de réveil.
A la sortie du pont, un escadron de cavalerie prit la tête du cortège derrière lequel, d'un même mouvement, s'élancèrent Laura et Elleviou. Et la marche au supplice continua. Pendant trois heures !
Par la place de Grève, l'ancienne rue Saint-Antoine, l'endroit où s'était élevée la Bastille et le faubourg ex-Saint-Antoine, on atteignit enfin, à sept heures, la place du Trône - renversé où allait avoir lieu le grand sacrifice.
Le lieu où s'était dressé jadis le trône élevé pour la joyeuse entrée de Louis XIV et de Marie-Thérèse au retour de leur mariage à Saint-Jean-de-Luz était alors un vaste espace rond adossé au mur des Fermiers généraux, peu habité et gardant la route de Vincennes au moyen de deux pavillons carrés, ouvre de Ledoux, et de deux hautes colonnes qui formaient la barrière du Trône. L'appareil du supplice était dressé de ce côté-là, proche du pavillon le plus au sud et des arbres qui l'environnaient. Des bancs étaient placés devant l'échafaud pour y asseoir les condamnés, le dos à l'affreuse machine. Elle n'était là que depuis trois jours mais déjà le trou que l'on avait creusé pour recueillir le sang et que l'on fermait ensuite par une tôle répandait, avec la chaleur, une odeur pénible qui deviendrait vite nauséabonde... Rangés en ligne, les onze aides du bourreau - Sanson avait demandé du renfort étant donné le nombre des victimes - attendaient, bras croisés, l'arrivée des charrettes. Le grand autel était prêt pour ce que le conventionnel Voulland appelait " la messe rouge ". Et il était là lui-même, avec Fouquier-Tinville qui voulait voir si la belle Emilie conserverait jusqu'au bout son courage et sa dignité.
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