Et puis, surtout, il la tenait au courant de la vie des prisons et de l'activité du Tribunal révolutionnaire. Il pouvait se procurer les listes des condamnations devenues quotidiennes. Fouquier-Tinville avait adopté une formule définitive et invariable pour ses arrêts : " X... est convaincu d'être l'un des complices de la conspiration qui a existé contre l'unité et l'indivisibilité de la République, la liberté et la sûreté du peuple français. " Les hébertistes l'avaient inaugurée et elle allait servir pour une foule de malheureux issus de toutes les catégories de ce qui avait été la société française : les duchesses comme les maçons, les parlementaires comme les policiers, les prêtres, les jeunes filles, les jeunes gens, les douairières, les ouvriers... Un pêle-mêle tragique né de cette folie de délation qui, en dépit du sort de Chabot, semblait la meilleure façon de se préserver. La formule magique servit aussi pour Madame Elisabeth.
L'annonce de sa mort déchaîna chez Laura une véritable crise de fureur, d'autant plus violente qu'elle naissait de l'épouvante :
- Vous avez osé la tuer, cette pauvre jeune femme qui n'avait jamais fait de mal à personne ? La charité incarnée ! Celle qu'on appelait l'Ange de la royauté? Mais de quelle boue êtes-vous faits? Qui allez-vous exterminer à présent? Les deux enfants encore prisonniers au Temple? Oh oui, vous en êtes bien capables! Vous êtes des monstres, les pires que l'enfer ait jamais vomis...
Blanc comme la craie, le peintre subit l'avalanche sans oser répliquer. Laura ne se contrôlait plus. Elle hurlait, saisissait pour les lancer les objets qui se trouvaient à portée de sa main. Elle allait se jeter sur lui, les ongles en avant, quand Jaouen et Bina accoururent, l'une de la cuisine, l'autre du fond du jardin. A eux deux, ils maîtrisèrent la jeune furie qui finit par s'écrouler, secouée de sanglots. Mais dans le masque convulsé de Jaouen, dans ses yeux rétrécis, David lut l'envie de tuer...
- Je vous jure que je ne lui ai rien fait ! s'écria-t-il. Je ne l'ai pas touchée.
- Alors que lui avez-vous dit? Pourquoi ces injures, ces cris?
En dépit de son assurance, l'artiste détourna la tête :
- Chaque jour, vous le savez, je la mets au fait des dernières condamnations parce qu'elle veut savoir. Hier... c'était la sour de Capet.
- Ici on respecte les morts, tonna Jaouen. On dit le Roi... ou Louis XVI ! Vos appellations grotesques ne déshonorent que vous ! Si les vôtres ont osé tuer cette innocente, ne vous étonnez pas de ce qui vient de se passer.
- Si, justement! fit David qui reprenait son empire sur lui-même. J'aimerais savoir en quoi le sort des filles de France intéresse à ce point une Américaine ? N'est-ce pas un peu anormal ?
Jaouen comprit qu'il venait de commettre une faute dont Laura pourrait bien payer le prix. Et il n'avait aucune envie de se lancer dans des explications. Il se contenta de hausser les épaules, puis allant vers le canapé où Bina essayait de ranimer la jeune femme à présent évanouie, il l'enleva dans ses bras pour l'emporter vers sa chambre.
- Si elle y consent, elle vous l'expliquera elle-même quand elle ira mieux. A présent, vous feriez mieux de rentrer chez vous !
- Peut-être. Mais je reviendrai !
Il revint en effet, trois jours de suite, prendre des nouvelles, sans jamais être reçu. Le choc avait été si violent pour Laura qu'elle était tombée malade. Le peintre s'en convainquit en voyant un médecin franchir le seuil de cette porte qui lui était interdit. Pendant deux jours encore, il envoya aux nouvelles l'un de ses élèves porteur de fleurs, et reçut enfin la réponse qu'il espérait : miss Adams acceptait de le recevoir le lendemain. Laura, en fait, allait beaucoup mieux depuis quarante-huit heures, mais elle avait besoin de réfléchir.
Elle le reçut étendue sur une chaise-longue que Jaouen avait installée au jardin près d'un arceau de rosés que ce magnifique mois de mai faisait fleurir en abondance. David en apportait lui-même une énorme brassée qu'il avait eu la délicatesse de ne pas choisir rouge vif mais d'un rosé délicat, mousseux et parfumé, dans lequel elle enfouit son visage avant de prendre la parole :
- Je vous demande excuse pour mon attitude de l'autre jour. La terrible nouvelle que vous m'apportiez m'a prise au dépourvu et touchée plus qu'elle ne l'aurait dû peut-être...
- J'avoue avoir été surpris. D'où donc connaissiez-vous cette malheureuse?
Le ton était aimable, courtois, mais n'enlevait rien à l'acuité de la question telle qu'aurait pu la poser un juge. Laura le sentit et planta ses yeux sombres droit dans ceux du peintre.
- Des Tuileries où j'ai été reçue lorsque l'on y a su la présence à Paris d'une cousine de l'amiral John Paul-Jones qui venait de mourir. Il n'était plus question de cour à cette époque et c'est avec une grande simplicité que j'ai été admise chez la Reine, ses enfants et sa belle-sour. J'ai été séduite, je l'avoue...
- Par toute la famille, ou seulement par... Madame Elisabeth?
- Ni l'une, ni l'autre. Surtout par la petite Marie-Thérèse parce qu'elle ressemble beaucoup à une... petite sour que j'ai perdue. Qu'elle soit prisonnière dans cet affreux donjon que l'on m'a montré m'a toujours profondément choquée, mais j'étais un peu rassurée de savoir qu'il lui restait au moins sa tante et qu'elle n'était pas complètement abandonnée. C'est à elle que j'ai pensé quand vous m'avez appris la mort de cette malheureuse princesse parce que...
Elle s'arrêta, envahie par une image d'une telle horreur qu'elle ne réussissait pas à l'exprimer.
- Parce que quoi ? Allons, dites-moi tout !
- Vous avez prononcé le nom de Madame Elisabeth, mais, en fait, c'est l'enfant, la petite Marie-Thérèse, que j'ai cru voir traîner à votre horrible machine de mort. Je ne l'ai pas supporté...
- " Votre " machine de mort ! s'écria-t-il. Ce n'est pas moi qui l'ai inventée et je n'y invite personne. Je ne suis pas Fouquier-Tinville !
- Vous êtes le Comité de salut public, non? Ceux qui décrètent l'arrestation? Alors, combien de victimes vous faudra-t-il encore? Et combien de temps Marie-Thérèse a-t-elle encore à vivre ?
- Elle n'a rien à craindre, lâcha David après un instant de silence. Elle et son frère sont les otages de la République et nous ne sommes pas assez fous pour nous en priver...
C'était bon à savoir et Laura respira mieux. Elle trouva même un sourire pour cet homme qu'elle n'aimait pas mais qui était son seul lien avec les prisons :
- Je veux le croire. Mais au fait, je ne vous ai jamais demandé qui remplace les Simon auprès du petit garçon?
- Personne... ou plutôt beaucoup de monde. Chaque jour deux commissaires surveillent sa chambre, lui portent sa nourriture et sont attentifs à ce qu'il ne manque de rien. On les change quotidiennement...
- Mais enfin, un enfant de cet âge a besoin d'une femme auprès de lui pour le soigner s'il est malade, pour lui faire sa toilette, s'occuper de ses vêtements ? Est-ce qu'au moins ces hommes jouent un peu avec lui quand il sort ?
Soudain, David, déjà peu expansif, parut se refermer :
- Ne dites pas de sottises ! D a neuf ans. A cet âge, un garçon peut s'occuper de lui-même. Et il ne sort plus : il est traité comme un simple prisonnier.
- Oh c'est affreux ! Qu'on le réunisse à sa sour au moins ? Ou bien avez-vous encore peur de ces deux innocents ?
- L'Europe a les yeux fixés sur ces deux innocents comme vous dites, et nous devons veiller à ce qu'aucune évasion ne soit possible... Reposez-vous à présent : je reviendrai demain...
Après son départ, Laura resta plongée un long moment dans ses réflexions. Si elle ne l'avait vu de ses yeux, si elle ne l'avait accueilli chez elle, jamais elle n'aurait imaginé que le petit roi avait quitté le Temple. Aucun bruit n'en avait transpiré et ses gardiens agissaient comme si rien ne s'était passé. Pourtant, certains d'entre eux avaient bien dû s'apercevoir que le petit prisonnier n'était plus le même? Mais la peur que le bruit n'en transpirât leur scellait les lèvres et Laura se demanda si David lui-même était au courant. L'enfant n'avait plus de statut particulier : il était -on venait de le lui dire -traité comme n'importe quel captif et peut-être même comme un captif au secret...
Qui que fût le petit garçon substitué à Louis-Charles, la vie qu'on lui imposait était affreuse. Quand Batz reviendrait, il faudrait à tout prix essayer de lui rendre la liberté à lui aussi... mais Batz reviendrait-il un jour? Il avait son roi avec lui et son devoir lui ordonnait de continuer à le protéger. En face de cette exigence, qu'importaient la souffrance et les larmes de ceux qu'il laissait derrière lui ? Qu'importait le sort d'une petite fille de quinze ans enterrée vivante dans une tour médiévale?...
- Mon Dieu, pria Laura, Vous ne pouvez pas tolérer de telles infamies. Donnez-moi une idée, un peu d'aide! Inspirez-moi! Il faut que je fasse quelque chose !
Jamais le sentiment de son impuissance et de sa solitude n'avait été si cruel. Son seul réconfort était de savoir Marie et Pitou toujours vivants. Mais pour combien de temps ?
David, cependant, ne revint pas le lendemain ni les jours suivants, absorbé qu'il était par les préparatifs de la fête gigantesque ordonnée par Robespierre désormais au faîte de la puissance. Celui-ci, considérant que ses ennemis étaient abattus, hormis un seul [xl], a décidé d'en remercier quelqu'un de plus crédible que la déesse Raison : un Etre suprême qui ne peut pas ne pas exister mais auquel cependant il refuse le nom de Dieu. Et depuis que le 7 mai, à la Convention stupéfaite, il a déclaré vouloir rendre hommage à cette entité suprême qui a fait de lui son élu, Louis David dessine, prépare, trace des plans pour l'immense manifestation qui aura lieu, comme par hasard, le 20 prairial, autrement dit le dimanche de la Pentecôte. Dans l'espoir peut-être que le Saint-Esprit s'en mêlerait...
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