- Il a été arrêté avant moi, soupira-t-elle en conclusion. Il revenait de Normandie où nous avons un château près du Havre, Maréfosse. Son fils, qui a d'ailleurs épousé ma fille aînée, y demeure de façon continue. Jean de Batz y est venu souvent...

Il fut impossible à Marie de ne pas saisir la balle au bond en jouant l'ignorance :

- Votre fille aînée ? En auriez-vous d'autres ? Si, pourtant, vous êtes mariée depuis peu...

- Il s'agit d'un remariage. J'ai, en effet, deux filles d'une première union avec l'avocat au Parlement Jacques Thilorier. Il nous a quittés il y a quelques mois.

- Et... votre seconde fille est mariée?

- Michèle? Non, bien sûr, mais vous devriez savoir tout cela. Il est vrai que Batz a peut-être préféré se montrer discret ?

- Discret? Mais pourquoi?

- Le mot est impropre. Pourquoi donc aurait-il révélé le secret du cour d'une jeune fille à...

Marie se raidit :

- A sa maîtresse? Ainsi, votre fille serait... sa fiancée ?

- Pas vraiment. Elle se considère comme telle parce qu'elle l'aime depuis longtemps et elle est persuadée qu'il devra un jour ou l'autre lui rendre cet amour. Peut-être a-t-elle raison : il a toujours été si charmant avec elle !

- Il est charmant avec toutes les femmes, murmura Marie.

- C'est vrai! Et si séduisant!... Mais je n'aurais pas dû vous parler comme je viens de le faire. Vous l'aimez vous aussi ?

- Oui, madame, je l'aime autant qu'il est possible d'aimer.

Elle le dit avec, dans sa voix, une sorte d'allégresse. Ce qu'elle venait d'entendre lui enlevait une grande partie du poids intolérable sous lequel elle étouffait : Michèle aimait Jean mais rien, dans les propos de sa mère, ne laissait entendre que cet amour fût payé de retour. Quant à cette future maternité, il n'était guère difficile de s'en prévaloir et Marie, à présent, regrettait passionnément d'avoir gardé tout cela pour elle, de ne s'en être pas expliquée avec Jean. Il aurait si bien su apaiser son chagrin ! Il savait si bien l'aimer et donner à sa vie le goût merveilleux, irremplaçable de l'amour comble-Pendant quelques jours, Marie vécut presque heureuse. Mme d'Epremesnil occupait une cellule voisine de celle qu'elle partageait avec Nicole et une sorte d'entente s'établissait entre les deux femmes, heureuses de pouvoir parler d'un homme qui leur était cher à toutes deux quoique à des degrés différents. Et puis, un matin, des prisonniers furent amenés aux Anglaises, et parmi eux il y avait Louis-Guillaume Armand.

- C'est votre faute si j'ai été arrêté, dit-il à Marie de sa voix mauvaise. Je devais livrer Batz et j'ai échoué. Cela peut me mener à l'échafaud. Alors je vous jure que vous allez parler, parce que ma vie en dépend...

En fait, il ne jouait là que son rôle habituel et combien sordide de " mouton ". Et l'enfer recommença pour Marie, harcelée comme par une mouche malsaine par ce misérable qui savait bien, et pour cause, que les gardiens n'interviendraient pas. Celle qui le fit, ce fut Françoise d'Epremesnil, indignée de voir ce personnage s'attacher aux pas de Marie dès qu'elle sortait de sa cellule et qui souvent, la nuit, se faisait ouvrir sa chambre d'où partaient alors les cris désespérés d'une femme qui n'en pouvait plus :

- Je ne sais pas quelle sorte de monstre vous êtes, lui dit-elle, mais je vais vous dénoncer.

- J'y suis déjà ! Qu'est-ce que vous ferez de plus ? répondit-il avec insolence.

- C'est juste. Alors nous emploierons d'autres moyens.

Le lendemain, Armand se trouva coincé contre le mur du cimetière par une véritable horde furieuse où les femmes jouaient un rôle au moins aussi actif que les hommes. Roué de coups, à moitié mort, l'espion ne dut la vie qu'à l'intervention des gardiens. Le soir même, il avait disparu. Marie retrouva un peu de paix...

Pendant ce temps, celle de Laura, assez précaire depuis le départ de Batz, achevait de s'effriter. L'atmosphère de Paris devenait étouffante, faite de peur, de rage et de méfiance. Depuis que le public avait eu connaissance de la prétendue conspiration de l'Étranger, il se persuadait que le danger guettait la nation tout entière, que ladite conspiration avait pour but de détruire la Convention et de rétablir la monarchie, avec tout ce que ce retour comporterait de vengeances globales ou particulières. On disait qu'une armée d'aristocrates s'apprêtait à donner l'assaut à la République, mais on ignorait leurs noms et cela permettait de soupçonner tout le monde. Les dénonciations affluaient dans les deux Comités et les mouchards de la police en profitaient pour régler leurs comptes et rapporter les sons de cloche aberrants qu'ils pouvaient récolter, tel celui-ci : " L'affaire Chabot ne serait qu'une fable inventée par Hébert et Chau-mette pour faire retomber sur une seule tête tout le poids de l'indignation publique... "

Batz n'eût pas fait mieux pour semer le trouble et la zizanie à la Convention ou aux Jacobins. Parfois, une véritable atmosphère de folie y régnait. En mars, on découvrit que, sur une affiche du Comité de salut public, on avait écrit " Anthropophage " sous le nom de Robespierre et, sous ceux de Prieur, de Barère et de Lindet : " Trompeurs du peuple toujours bête et stupide " puis, plus loin : " Voleurs et assassins ". Enfin, sur une autre placardée sur la Trésorerie nationale : " Crève la République ! Vive Louis XVII ! " En même temps d'autres encore à en-tête du club des Cordeliers appelaient le peuple à la levée en masse pour assurer les subsistances et délivrer les patriotes prisonniers. Robespierre et son ami Saint-Just pensèrent qu'il était temps d'intervenir et, attribuant tout cela à Hébert et ses compagnons, l'ordre d'arrestation fut lancé. Dans la nuit du 13 au 14 mars, le Père Duchesne était envoyé à la Conciergerie où sa femme le rejoignit le lendemain. D'autres allaient suivre pour des raisons plus ou moins obscures. Mais, pour Laura, le sort des hébertistes n'était pas d'une grande importance : ils n'avaient pas place dans ses affections et elle savait le rôle infâme que le Père Duchesne avait joué dans le procès de Marie-Antoinette. Ceux pour qui elle tremblait, c'étaient ses amis prisonniers et, en tout premier lieu, Marie mais aussi Devaux, Roussel, Biret dont les nouvelles, apportées par Pitou, se faisaient rares. Le coup le plus rude, elle le reçut le jour où Jaouen, qui passait beaucoup de temps dehors pour prendre le vent et faire le marché, rentra décomposé : Pitou, à son tour, venait d'être arrêté et conduit à la Force, ce qui ne présageait rien de bon.

- Sait-on comment c'est arrivé ? demanda Laura quand s'apaisa sa crise de larmes. C'est à cause de ce journal auquel il continuait à collaborer ?

- Comment voulez-vous que je le sache ? Tout ce que j'ai pu apprendre, en allant chez lui, c'est qu'on est venu le chercher hier soir. Si vous voulez en savoir plus, demandez-le à votre peintre, ajouta Jaouen sur le ton qu'il employait toujours lorsqu'il était question de David.

Laura se gardait bien d'ailleurs de le reprendre à ce sujet : si Joël Jaouen n'existait pas, jamais elle n'aurait accordé à David la permission d'installer son chevalet dans son salon pour un portrait singulièrement long à exécuter. Maintenant que Pitou n'était plus libre de ses mouvements, l'artiste serait sans doute le seul visiteur à franchir le seuil de sa maison.

En effet, sans parler de Batz dont on ne savait rien depuis plus de deux mois, ni de Swan toujours absent, les amis américains ne s'aventuraient plus guère en ville. Les Barlow, par exemple, avaient rejoint leur ambassadeur à Seine-Port. Ils avaient d'ailleurs apporté à Laura une invitation à les suivre, Gouverneur Morris se souciant paraît-il du sort de sa jolie " compatriote ". Les autres se terraient en dehors de Paris, peu soucieux de partager le sort de Thomas Paine que son statut de député ne protégeait plus et dont l'adresse était actuellement la prison du Luxembourg. Même prudence chez les Talma : Julie ne mettait plus le nez dehors et Talma lui-même rentrait chez lui en toute hâte après chaque représentation. Il ne restait donc que David, le seul que la jeune femme ne souhaitât guère recevoir, mais elle savait que lui défendre sa porte pouvait avoir les plus graves conséquences. Il le lui avait laissé entendre, négligemment, entre deux coups de pinceau et, depuis, il prenait son temps. Tout en se montrant, au demeurant, parfaitement courtois et même charmant sans se permettre le moindre mot ou le moindre geste déplacé. Mais souvent, en le regardant, Laura se sentait l'âme d'une souris guettée par un matou aussi patient que gourmand...

Ce jour-là, cependant, elle fut incapable de garder le silence sur un tourment que ses yeux rougis par les larmes dénonçaient.

- Que voulez vous que je fasse d'un visage pareil ? bougonna David sans même lui demander la raison de son chagrin.

- Je crains de n'en avoir plus d'autre à vous offrir si vos amis continuent à emprisonner les miens ! s'écria-t-elle indignée.

- Changez d'amis! Prenez-en qui pensent comme il faut! Qui vous a mis ainsi la figure à l'envers ?

- Un simple garde national, mon ami Ange Pitou qui est bien le garçon le plus humain qui se puisse trouver. Il n'a jamais fait de mal à personne...

- ... ce qui ne l'empêche pas de se servir d'une plume empoisonnée. Votre Pitou, ma chère, est un journaliste contre-révolutionnaire, et si on l'a arrêté c'est à cause d'une chanson fort insolente qu'il a composée. Il a été dénoncé par une voisine, mais il y a longtemps qu'on aurait dû le mettre à l'ombre. Je ne peux rien pour lui.

- Dites que vous ne voulez rien faire ! En ce cas, il vous faudra attendre pour me peindre que j'aie fini de pleurer.

- Eh bien, j'attendrai ! Au diable les femmes et leur sensiblerie !