- Non. La partie que je vais jouer, je dois la jouer seul. Avec l'enfant bien entendu... Cependant, Laura, je maintiens ce que j'ai dit : quittez Paris ! Chabot a dû donner les noms de tous ceux qu'il a vus chez moi à Charonne au cours de ce fameux dîner. Et après tout, vous êtes une " étrangère ".

- Oui, mais pas n'importe laquelle. Je suis américaine. Et puis une arrestation ne signifie pas obligatoirement jugement et condamnation : Talma a été relâché. Il reprend sa place au théâtre ces jours-ci. Enfin où voulez-vous que j'aille ? En Bretagne? Mon plus cher désir est d'y régler mes comptes avec Pontallec.

- Ne commettez pas cette folie ! La lutte serait par trop inégale et je veux pouvoir vous aider.

- Vous voyez bien ! Laissez-moi ici sans crainte. Je... j'attendrai votre retour.

- Vous aurez des nouvelles par Swan quand il reviendra du Havre après le départ du bateau du capitaine Clough.

- J'espère que tout se passera bien.

Laura avait un peu l'impression de dire n'importe quoi, de meubler un silence qui eût été gênant car, au-dessus de l'innocent Pitou qui buvait maintenant une tasse de café, son regard et celui de Jean se parlaient. Chacun d'eux pouvait voir le reflet de son amour dans celui de l'autre. Finalement, elle ne trouva plus rien à dire et pendant un instant on n'entendit plus que la voix de Louis-Charles qui, dans la cuisine, se régalait des tartines de confitures préparées par Bina. C'était avec elle, au fond, qu'il se plaisait le mieux. La petite Bretonne qui avait toujours eu tellement de mal à appeler sa maîtresse autrement que Mademoiselle Anne-Laure pratiquait peu le protocole mais, en revanche, elle était gaie et savait raconter des histoires de son pays. Avec Jaouen aussi il se trouvait bien : le côté rude de l'ancien soldat ne lui faisait pas peur parce que avec lui il se sentait en confiance. Ce qui n'était pas tout à fait le cas avec Batz : celui-là l'impressionnait par la volonté de fer qu'il devinait en lui. Quant à Laura, il la trouvait jolie mais elle lui rappelait les dames d'honneur de sa mère qui jouaient avec lui comme avec une poupée, même si elle le traitait avec une douceur teintée de respect.

- Il paraît que je dois partir cette nuit ? Est-ce que tu viens avec moi ? demanda-t-il soudain.

- Hé non ! fit Bina. On doit rester ici nous autres pour ne pas éveiller les soupçons... mais on se retrouvera un de ces jours ! se hâta-t-elle d'ajouter en voyant la déception se peindre sur le petit visage barbouillé.

- Tu crois ?

- Bien sûr que je le crois, mais pour cette nuit, il vaut mieux que... tu sois seul avec monsieur. Quand on se sauve, c'est très mauvais de voyager à plusieurs en même temps.

- Comme quand on est allés à Varennes? fit l'enfant soudain assombri. En partant c'était amusant... tout le monde était déguisé. Même moi : on m'avait habillé en fille, tu te rends compte ? Je n'ai pas du tout aimé cela !

- Pourtant, intervint Jaouen de sa voix grave, il va falloir recommencer cette nuit.

- Oh non !

- Oh si ! A cette heure, la police doit chercher un jeune garçon. Une fille a beaucoup plus de chances de lui échapper. Il vous faudra être raisonnable.

- Et qu'est-ce qui se passerait si j'étais repris ? On me tuerait ?

- Je ne sais pas... mais nous tous, ici, nous serions exécutés.

L'enfant baissa soudain la tête et se mit à pleurer :

- Comme mon bon père et ma bonne mère!... Ça, non, je ne veux pas ! Je ne veux pas !

Ce fut ainsi qu'on sut que Louis XVII n'ignorait rien du sort de ses parents et qu'il en souffrait.

Il était tard, le soir, quand deux gardes nationaux sortirent de chez Laura. A cause du froid, ils avaient revêtu les longues capotes d'uniforme mais sans les fermer. Il n'y avait pas âme qui vive dans la rue du Mont-Blanc et la lanterne qui éclairait vaguement les abords de la maison était éteinte. Passé le boulevard, l'un d'eux dégagea des plis raides la " petite fille " pauvrement vêtue qui se tenait étroitement serrée contre lui et la prit dans ses bras. Le but de l'expédition était la maison de Cortey et le trajet étant assez court, on pouvait espérer le couvrir sans rencontrer de patrouille. De toute façon, si le cas se présentait Batz et Pitou tenaient une histoire toute prête : en sortant d'un cabaret du boulevard, ils avaient vu cette petite fille qui errait sans avoir l'air de savoir où elle allait. En plus, elle semblait muette, alors ils avaient décidé de la conduire à la section Le Pelletier pour finir la nuit au chaud et, le jour venu, on l'emmènerait à l'hospice des Enfants-Trouvés.

Mais le ciel était avec eux. Ils parcoururent les rues de la Michodière et " Neuve-Augustin " sans croiser qui que ce soit et, un moment plus tard, la petite porte de la maison Cortey que personne n'avait fermée à clef les absorbait. Mais un seul garde national ressortit : Pitou qui rentrait chez lui, un peu rassuré par la réussite de ce petit début d'une grande aventure. Restait à prier pour que la suite se passe aussi bien !

Quand le jour se leva, d'un vilain gris-jaune annonçant la neige, le chariot du citoyen Goguet chargé de ses habituels tonneaux à bière fut le premier à se présenter dès l'ouverture de la barrière de la Conférence. Sans la moindre discrétion : braillant à tue-tête un " Ça ira " tonitruant et remarquablement faux mais qui ne parut pas offusquer les gardes outre mesure. C'était tellement dans la manière du citoyen Goguet !

- Je te parie qu'il est déjà soûl comme une bourrique, confia l'un d'eux à son compagnon quand ils s'approchèrent de l'attelage.

- Oh, moi j'parie pas. T'as gagné d'avance !

En effet, l'odeur de vinasse que dégageait le citoyen Goguet était perceptible à cinq pas.

- Et alors, citoyen? s'écria le premier, tu vas encore chercher la bière de Suresnes? T'as pas encore assez bu ?

- On n'a jamais assez bu !... et crois-moi, un p'tit coup de bière bien fraîche avec un bout d'iard et un bout d'pain, y a rien d'mieux pour chasser l'ver! V's'avez quequé chose contre ? Alors, j'y vais !

- Hé là ! un instant ! Faut qu'on regarde ce qu'y a dans tes tonneaux !

- Quoi qu' tu veux qu'y ait? C'est plein d'vide tout ça puisque j'vais remplir !

- Peut-être bien mais faut s'en assurer ! C'est les nouveaux ordres : tout c'qui sort de Paris doit être fouillé !

Le bonhomme se tassa sur son siège, bâilla à se décrocher la mâchoire en s'étirant :

- Ben fouillez! Moi ça m'dérange pas! fit-il en péchant une bouteille entre ses jambes pour s'en adjuger une ration, non sans l'avoir gracieusement offerte à la ronde.

Les municipaux se livraient cependant à une fouille en règle. Tous les tonneaux furent examinés. Un seul refusa de s'ouvrir :

- Touchez pas à çui-là, j'me l'réserve !

- Et pourquoi tu te l'réserves? fit l'un des hommes d'un ton méfiant.

- J'explique! fit Goguet avec majesté. J'iui fait subir une petite préparation avec une eau-de-vie à moi qui rend la bière encore meilleure. Alors, pour qu'y perde pas ses propriétés jle ferme bien...

- Eh bien, tu vas tout de même l'ouvrir !

- V's êtes pas gracieux, les gars! larmoya le vieux sans bouger de son siège. Et d'abord vous cherchez quoi?

- Ça t'regarde pas. Allez vous autres, un coup de main!

Deux hommes s'emparèrent du tonneau, le firent passer par-dessus les ridelles et le jetèrent sur le sol où il se brisa en libérant juste un peu d'alcool !

- Ah, c'est malin ! protesta le citoyen Goguet. Un tonneau de foutu ! Et qu'est-ce que j'vais dire au citoyen Desfieux pour qui j'travaille ?

- Désolé, père Goguet, mais on vient de te le dire, on cherche quelque chose. Tu trouveras bien à Suresnes un tonneau vide pour remplacer celui-là ! Excuse-nous et continue ton chemin.

Le bonhomme allait démarrer quand un sergent sortit du poste et cria :

- Tu vas à Suresnes, citoyen ?

- Ben oui. Même que c'est pas la première fois. J'vais à la Source, expliqua-t-il en mettant un doigt sale sous le nez du gradé. La Source dla meilleure bière du monde ! Même que j't'en rapporterai un peu si t'es sage !

- T'aurais meilleur temps à faire demi-tour ! J'ai entendu dire que les brasseurs de la Source ont été arrêtés !

Le cour de Batz manqua un battement mais il n'en demeura pas moins fidèle à son personnage : les yeux, la bouche, tout s'arrondit :

- Oh! Et quand ça?

- J'en sais rien... C'est c'qu'on dit!

- T'es sûr?

- Pas vraiment et ça serait plutôt récent. Tu veux y aller quand même ?

- Sûr ! J'veux aller voir !

Puis, se penchant pour parler à l'oreille du sergent d'un air mystérieux :

- Y s'peut qu't'aies raison, camarade ! mais moi je m'dis qu'on n'a p't'être pas arrêté aussi les fûts... et qu'il en rest'ra p't'être un peu pour Desfieux et moi. Et là, ça s'rait encore pus chouette parc'que ça s'rait gratis !

- Vieux malin! Tu crois les gens de Suresnes assez bêtes pour laisser perdre de la bonne marchandise ?

- P't'êt' ben qu'oui, p't'êt' ben qu'non comme on dit par chez moi ! Mais j'peux toujours aller voir?

- Eh, vas-y donc! conclut le sergent en allongeant une tape sur la croupe solide du cheval. Tu viendras nous dire c'qu'il en est !

- Ça tu peux être sûr ! Merci, camarade !

Le chariot reprit son chemin. Batz sortit de sa poche un mouchoir à carreaux et s'en épongea le front et la nuque. En dépit du froid, il se sentait brûlant comme s'il avait de la fièvre. Se penchant vers ses jambes écartées, il demanda :

- Tout va bien, Monseigneur?

- Oui, mais... cela va-t-il encore durer longtemps ?