Pendant ce temps, le navire anglais mettait à la mer une yole montée par deux marins. Pitou y descendit et l'on rama avec force vers le point de débarquement. En approchant, plusieurs silhouettes noires apparurent. Il y avait là une femme portant un enfant dans ses bras, deux prêtres, un homme armé jusqu'aux dents et deux jeunes filles-Pitou sauta à terre mais, avant de s'éloigner, il prit l'enfant des bras de sa mère pour que celle-ci pût embarquer avec plus de facilité, puis le lui remit sans qu'il s'éveille. C'était un bébé soigneusement enveloppé de lainages qui ne laissaient dépasser qu'un petit bout de nez. Pitou sourit à la jeune femme :
- Tout ira bien, dit-il. Ayez confiance ! C'est un bon bateau.
- C'est de la mer que j'ai peur. Les vagues sont fortes...
- Les vagues sont l'affaire du marin et ceux-ci sont excellents. Bonne chance !
Cependant, il resta un moment sur place, regardant la yole s'éloigner en dansant sur les flots. Une rafale de vent s'engouffra dans son ample manteau qu'il gonfla comme une voile, et faillit emporter son chapeau. Il eut l'impression que les vagues se faisaient plus hautes et, machinalement, fit un signe de croix en invoquant mentalement la Vierge Marie que la jeune femme de tout à l'heure lui rappelait. Bientôt, il ne vit plus rien que la silhouette floue du brick à la voilure réduite. Enfin, après un temps qui lui parut incroyablement long, les voiles reprirent du volume et le navire sauveur se fondit dans la nuit. Pitou découvrit alors qu'il avait froid et s'élança dans le sentier dont, à l'aller, il avait bien remarqué l'entrée. Quelques minutes plus tard, il courait sur la lande vers la maison de Jaouen. Il avait hâte à présent de retrouver Laura, le sourire de ses yeux noirs quand il lui dirait que tout allait bien et que le dangereux diamant bleu de Louis XTV était en sûreté entre les mains du baron. Il avait hâte aussi de l'emmener loin de ce pays breton qui lui avait valu une autre déception, une autre blessure.
Mais il eut beau frapper, cogner, appeler même, à la porte et aux volets, personne ne répondit. Le vent emporta sa voix jusqu'aux oreilles de Nanon Guénec. La vieille femme dormait peu, et pas du tout les nuits de mauvais temps : elle priait pour les inconnus qu'elle abritait parfois et qui préféraient toujours le péril de la mer à la rage des hommes. Elle prit sa grosse mante de bure, ses sabots mais point de lanterne : la lande, elle la connaissait comme personne et le Clos Marguerite était proche.
- Pourquoi menez-vous tout ce tapage? cria-t-elle en rejoignant l'homme dont elle avait repéré la silhouette. Et d'abord qui êtes-vous ?
- C'est moi, Ange Pitou ! Vous savez bien? Pourquoi est-ce que l'on ne me répond pas ? On dirait qu'il n'y a personne ?
- Il n'y a personne...
- Où sont-ils, alors?
- Venez avec moi. J'ai pour vous une lettre... et votre uniforme.
Nanon retournait déjà vers sa maison. Pitou la suivit sans rien dire, l'esprit bourré de points d'interrogation, mais conscient de sa fatigue après une traversée difficile et avide de retrouver un coin de feu.
Débarrassé de son manteau mouillé, il alla s'asseoir sur l'un des sièges ménagés dans le granit de la grande cheminée et prit avec bonheur entre ses mains glacées le bol de cidre chaud que lui offrait son hôtesse. Le liquide était brûlant mais il l'avala avec avidité sans prendre garde aux protestations de son osophage : c'était bon, cette flamme qui lui coulait dans le corps !
- Ils sont partis tous les deux... ou bien Jaouen accompagne seulement Laura... quelque part?
Le " quelque part " ne pouvait signifier pour lui que Saint-Malo où elle avait dû vouloir retourner.
- Je crois qu'ils sont partis. Joël s'est enfin rasé et a fait toilette. Ils avaient tous les deux un sac et il m'a donné les clefs du clos comme il fait toujours. Mais lisez ! Ça vous en apprendra peut-être davantage!
Elle lui tendait un billet simplement plié parce que la confiance ne s'embarrasse pas de cachets de cire ou autres barrières. Elle ne l'avait pas lu. Il n'y avait du reste pas grand-chose à lire :
" Pardonnez-moi de ne pas vous avoir attendu, écrivait la jeune femme. Nous avons une tâche à accomplir, Jaouen et moi. Faites-nous l'amitié de ne pas nous chercher et de rentrer à Paris. Nous nous y retrouverons un jour, soyez-en certain... "
Avec un soupir excédé, Pitou replia la lettre.
- Pas difficile de deviner où ils sont allés! Ils sont partis comment, et dans quelle direction ?
- Par là, dit Nanon en tendant le bras vers l'ouest. Et à pied !
- Ben voyons ! Quatre lieues, ce n'est pas grand-chose... murmura-t-il en se souvenant de la trotte exécutée entre Hans et Pont-de-Sommevelles en un temps record par Laura et lui-même. La fausse Américaine était solide sous ses apparences délicates...
Tournant et retournant la lettre entre ses doigts comme s'il espérait en extraire de nouvelles informations, Pitou se sentit désemparé. Ce fut peut-être à cet instant qu'il prit conscience de son amour pour Laura, caché à ses propres yeux comme à ceux des autres - du moins il voulait le croire ! - sous le masque de l'amitié et de la sollicitude. Il retrouvait l'angoisse éprouvée quand on l'avait laissée aux mains des Prussiens [iv], à quoi, cette fois, se mêlait un affreux sentiment de jalousie : c'était avec Jaouen qu'elle était partie, Jaouen dont Pitou n'avait jamais ignoré les sentiments passionnés que lui inspirait l'épouse de Josse de Pontallec. Et il n'était pas difficile de deviner à quelles intentions ils obéissaient en s'enfuyant ainsi sans attendre son retour, ils savaient parfaitement que Pitou se serait opposé de toutes ses forces à une quelconque action, à Saint-Malo ou ailleurs, contre le nouveau couple. Ainsi, Laura rejetait sa protection, le soutien sans faille qu'il voulait être pour elle, afin de courir une aventure insensée... et avec un manchot de surcroît!
De derrière ses lunettes, Nanon Guénec observait son visiteur sans rien dire, devinant fort bien ce qui se passait dans sa tête. Au bout d'un moment, il se tourna vers elle :
- Voulez-vous me rendre mon uniforme, s'il vous plaît? Avec votre permission, je vais me changer...
Elle lui apporta ce qu'il demandait, lui indiqua la petite réserve attenante à la grande salle commune pour qu'il s'y retire. Puis elle activa le feu sous la marmite qu'elle avait préparée la veille, chercha des galettes de sarrasin et du lard, disposa un couvert :
- Quatre lieues c'est quatre lieues! dit-elle quand Pitou reparut. Vous les sentirez moins avec l'estomac bien calé. Vous allez les rejoindre, bien sûr?
- Non. Elle me l'a défendu ! Je vais seulement à Saint-Malo prendre le coche de Rennes pour retourner à Paris.
- Par la diligence? Elle ne part pas tous les jours...
- J'attendrai, fit Pitou, redoutant et espérant à la fois cette attente. Qu'en ferait-il ?
Mais il n'y eut pas d'attente. En arrivant dans la cité corsaire, Pitou apprit que la diligence quittait Rennes le surlendemain et il n'eut que deux heures à tuer avant le coche. Il passa à l'auberge du maître de poste, mangeant sans plaisir, écoutant seulement les bruits, les bribes de conversations qui ne lui apprirent rien, résistant avec une farouche volonté puisée dans sa colère et son chagrin à l'envie d'aller observer les alentours de l'hôtel de Laudren, ne s'autorisant même pas une question à la gentille servante visiblement attendrie par sa mine mélancolique et ses yeux bleus... Sans plus se préoccuper de ceux qui l'aimaient, Laura Adams venait de choisir, selon lui, de redevenir Anne-Laure de Pontallec. Il n'avait plus le droit de se mêler de ses affaires.
La mort dans l'âme, il alla s'installer dans le coche et, le jeudi matin à cinq heures, il reprenait sa place près du cocher sur le siège du " carrosse " qui le ramènerait à Paris en une longue semaine. Il aurait bien préféré une voiture plus rapide à ce retour interminable dont chaque étape lui rappellerait un aller tellement agréable, mais, outre qu'un garde national voyageant seul en grande poste eût paru suspect, il n'avait plus assez d'argent pour une aussi folle dépense. Au moment de leur séparation, Laura et lui avaient partagé la somme remise par le baron de Batz, et il n'en restait plus grand-chose...
CHAPITRE II
LES INQUIÉTUDES DU CITOYEN LEPITRE
Enfoncée dans une bergère au coin de la cheminée de son joli salon ovale, Marie Grandmaison regardait danser les flammes et rougeoyer les braises. Pour la première fois depuis des semaines, elle se sentait bien, détendue, l'esprit débarrassé de toutes les pensées noires qui l'encombraient depuis le départ de Batz, lui ôtant le sommeil et l'appétit. Mais, grâce à Dieu, c'en était fini d'avoir peur ! Au moins pour un temps, et c'était ce temps-là que la jeune femme voulait savourer tout en sachant qu'il ne durerait pas, son amant n'étant pas de ceux qui rompent un combat avant sa conclusion. Tôt ou tard, il repartirait et elle retrouverait ses angoisses, mais l'instant présent était merveilleusement lisse et doux : Jean était là, à quelques pas d'elle, dans son cabinet de travail où il faisait ses comptes, classait des notes et dépouillait les gazettes empilées pendant son absence.
On était le vendredi 15 février 1793. Dehors il faisait froid. La neige ouatait le jardin, doublait l'épaisseur des toits, changeait la terre noire et les chemins défoncés en un magnifique tapis blanc que griffait parfois la patte d'un oiseau. Elle était tombée en abondance aux petites heures du jour, créant un grand silence. Un magnifique écrin pour la coquille de douce chaleur et de bonheur où Marie se pelotonnait comme un chat...
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