- Et Simon?

- Oui. Il vient aussi mais il ne saura rien, tu verras!

- Faisons vite! s'impatienta Gaspard. Si quelqu'un avait l'idée de monter donner un coup de main supplémentaire...

- T'as raison, citoyen ! Allez, mon pigeon, bois vite!

- On va me mettre là-dedans ?

- Non. Vite, allons !

Il avala le tout d'un trait. L'instant suivant, le faux Gaspard l'installait aussi confortablement que possible dans une corbeille à demi pleine de linge sale qu'il rabattit sur lui, cependant que Marie-Jeanne couchait le nouveau venu en lui donnant la position qu'affectionnait Louis-Charles. Le cheval fut refermé et Gaspard empoigna la corbeille à linge pour la descendre dans la charrette.

- C'est pas trop lourd ? s'inquiéta Marie-Jeanne.

- Non. Il est plutôt petit et fluet pour son âge... et je suis plus solide que j'en ai l'air.

Ainsi chargé, il gagna la sortie. Marie-Jeanne remit un peu d'ordre dans la salle, lava une écuelle qui n'en avait pas besoin pour faire croire que l'enfant avait mangé, pris un ballot de vêtements qui attendaient encore et le descendit après avoir soigneusement fermé la porte puis, ayant posé le paquet dans la charrette, remonta et s'assit près du lit pour attendre son époux.

Il était près de neuf heures du soir quand celui-ci arriva, ayant bu pas mal, et accompagné des quatre commissaires commis à la garde ce jour-là. Ils se nommaient Legrand, Lasnier, Cochefer et Lorinet. Marie-Jeanne se leva à leur entrée et prit une chandelle :

- Tâchez de ne pas me le réveiller! recommanda-t-elle, bourrue. Il a eu du mal à s'endormir...

La lumière jaune de la chandelle qu'elle élevait au-dessus de la tête du petit garçon endormi toucha les cheveux blonds, glissa sur une joue encore ronde. Une des mains cachait un peu le visage comme si l'enfant venait de lâcher le pouce qu'il suçait. Simon, lui, affalé sur une chaise attendait.

- C'est bon ! dit l'un des commissaires. On va te donner quittance de ta charge.

Il alla s'asseoir à la table, prit un papier officiel et commença à écrire : "... Simon et sa femme nous ont exhibé la personne de Capet prisonnier, étant en bonne santé, nous requérant de nous charger de la garde dudit Capet et de leur en accorder décharge provisoire... "

- Qui va s'occuper de lui ? gronda Marie-Jeanne. J'espère qu'on le soignera aussi bien que je faisais....

- T'inquiète pas! On va faire un roulement : deux personnes qu'on changera tous les jours. C'est du moins ce que j'ai cru comprendre...

- J'aime pas beaucoup ça. Enfin, peut-être que quand j'irai mieux la Commune me permettra de revenir. Ah ! on remporte ce cheval : il en veut pas. Il en a peur...

Tout le monde sortit et la porte de l'ancienne prison de Louis XVI fut refermée sur l'enfant endormi que l'on laissait seul. En bas, la charrette attendait toujours. Gaspard était auprès d'elle, tenant le cheval. Voyant que Simon flageolait sur ses jambes, il le fit monter.

- Je vais t'accompagner, citoyenne, pour t'aider à grimper chez toi ce dernier chargement.

- T'es un bon garçon, citoyen Gaspard. Merci à toi!

La charrette s'ébranla. Il était tard dans la nuit, une nuit que l'épais brouillard rendait sinistre. Le petit cortège s'y enfonça et disparut.

Au troisième étage du lugubre donjon, deux femmes priaient, incapables de trouver le sommeil. Tout le jour, elles avaient entendu le bruit du déménagement et étaient persuadées que leur neveu, leur frère, s'en allait loin d'elles. C'étaient Madame Elisabeth et Madame Royale.

En fait, la charrette ne parcourut qu'une centaine de mètres, jusqu'à la cour des anciennes écuries où les attendait une maison à deux étages adossée au mur fermant l'ancienne propriété du Grand Maître dont la cour faisait partie. Près de cette maison, il y avait une porte, non gardée puisqu'il ne s'agissait pas de la muraille bâtie par Palloy pour isoler la prison royale, et qui permettait de gagner la rue sans difficulté.

Les Simon ne seraient pas seuls à occuper cette maison. Il y avait là Piquet, le concierge du Temple, et le cuisinier Gagnié, mais à l'étage -le premier - de leur deux pièces-cuisine, un appartement identique restait vide. Celui-là avait une fenêtre ouvrant sur la rue.

La première chose que fit Gaspard fut d'aider Simon à monter dans la chambre déjà installée et à l'étendre sur le lit où il se mit à ronfler avec application. Pendant ce temps, le cuisinier Gagnié et sa femme accueillaient Marie-Jeanne qu'ils connaissaient bien et l'invitaient à venir se réconforter un peu chez eux.

- Vas-y, citoyenne Simon ! l'encouragea Gaspard. Je vais monter tout ça là-haut avant de retourner au Temple. Toi, tu as suffisamment grimpé et descendu d'escaliers pour aujourd'hui !

- Ah ça, c'est bien vrai ! soupira-t-elle. Après ces terribles étages de la Tour, ceux d'ici vont sembler doux à mes pauvres jambes !

- Quand tu auras fini, tu viendra boire un verre ? proposa Gagnié.

- Merci beaucoup, citoyen, mais il faut que je rentre à la prison. En principe je ne dois pas en sortir, et ici on est presque dehors.

Tandis que Marie-Jeanne se rendait chez le cuisinier, aidée par celui-ci, Gaspard empoigna la corbeille de linge où était l'enfant et s'engagea avec elle dans l'escalier mais, au lieu d'entrer chez les Simon, il sortit une clef de sa poche et ouvrit la porte du logement libre. Il alla jusqu'à la fenêtre, l'ouvrit sans bruit, se pencha au-dehors et miaula doucement par deux fois. Aussitôt, deux ombres apparurent qui se postèrent sous la fenêtre. L'homme alors sortit l'enfant de la corbeille après avoir étalé à terre une grande couverture qui attendait là, la noua aux quatre coins, attacha le tout à une corde apportée d'avance elle aussi et, portant le paquet à la fenêtre, le fit glisser doucement jusqu'aux bras que ceux d'en bas tendaient pour le recevoir. Ensuite, il referma fenêtre et porte, rapporta la corbeille chez Simon, acheva son travail, redescendit dans la cour des écuries, détela le cheval qu'il rentra dans l'une des stalles vides où son propriétaire le récupérerait le lendemain. Puis laissant là la charrette, il sortit une nouvelle clef de sa poche, ouvrit la porte donnant sur la rue et partit d'un pas tranquille en se retenant de toutes ses forces de chanter à tue-tête la joie que lui causait sa réussite. Dans une rue voisine, une voiture attendait, conduite par Pitou. Il sauta à l'intérieur d'un bond aussi léger que son cour, tomba presque dans les bras de Cortey et de Devaux qui avaient déjà sorti l'enfant, toujours endormi, de sa couverture. Pitou démarra aussitôt et l'attelage gagna sans se presser le boulevard du Temple où des plaques de neige s'attardaient encore. Là, Pitou rendit la main : le cheval prit le galop...

Il était environ une heure du matin quand Cortey déposa sur le tapis du salon de Laura le petit Louis-Charles un peu vacillant mais réveillé. L'enfant eut pour le décor élégant qui l'entourait le regard soulagé de qui s'éveille d'un cauchemar, et un sourire pour la belle jeune femme blonde qui lui faisait la révérence... comme autrefois !

- Qui êtes-vous, Madame? demanda-t-il.

- La fidèle servante de Votre Majesté. Mon nom est Laura...

- Celui d'une amie ! coupa Batz, et comme elle vient de le dire d'une servante, comme nous tous !

A cet instant, Jaouen entra, portant sur un plateau une bouteille de vin de Champagne et des flûtes de cristal. Il le posa sur un guéridon puis, l'oil fixé sur l'enfant qui le regardait avec gravité, il s'inclina. Profondément.

Batz déjà emplissait les verres, les distribuait puis, tourné vers le fils de Louis XVI, il éleva avec orgueil le cornet translucide :

- Messieurs ! Au Roi !

Ils burent puis d'un même mouvement mirent genou en terre devant l'enfant qui les avait regardé faire sans rien dire mais qui, soudain, protesta :

- Eh bien et moi ? Est-ce que je n'ai pas le droit de boire avec vous à ma santé ? J'aime le vin, vous savez !

Batz fronça le sourcil. C'était la première trace de l'odieuse " éducation " menée par Simon depuis six mois. Mais Laura emplit à demi l'un des verres et l'offrit à Louis avec un sourire.

- Le Roi a raison, dit-elle. Il est bien normal qu'il fête avec nous sa libération.

- Mmm ! C'est bon, fit le petit garçon qui avait tout avalé d'un trait. J'en veux encore !

- Certainement pas, sire, coupa Batz. Le vin énerve et le Roi doit songer à se reposer. Nous allons rester ici jusqu'à demain soir, après quoi il nous faudra entreprendre un long voyage. Long et difficile afin que le Roi échappe définitivement à ses ennemis. Donc avant tout reprendre des forces, car ensuite il faudra tout accepter : les mauvais chemins, les déguisements, les cachettes... et d'abord m'obéir.

- Qui êtes-vous pour demander cela ?

- Le Roi le saura quand il sera hors de tout danger. J'aurai l'honneur de me présenter à lui... avant de le quitter. Pour l'instant je suis Jean. Pas d'autre nom jusque-là !

- Et si je veux savoir, moi ?

- Disiez-vous "je veux! " à Simon?

L'enfant rougit et baissa la tête mais ce fut pour regarder par en dessous l'homme qui lui parlait si fermement.

- Pour quoi faire ? marmotta-t-il. Et, avec lui au moins, je m'amusais. Il me racontait des histoires, m'apprenait des mots nouveaux... et puis on trinquait !

Au frémissement de ses narines, Laura sentit que Batz allait se mettre en colère et elle se hâta d'intervenir.

- La chambre est prête, dit-elle, et nous aurons tout le temps de parler demain. Attendez-moi, ajouta-t-elle. Je reviens dans un moment.

Elle tendit la main, mais l'enfant fit semblant de ne pas la voir et se dirigea seul vers la porte, salué par les quatre hommes. Laura sortit derrière lui. Quand elle revint, un peu plus tard, Cortey, Devaux et Pitou étaient partis. Batz, debout devant la cheminée à laquelle il appuyait ses deux mains, un pied sur un chenet, regardait les flammes d'un air sombre qui inquiéta la jeune femme.