- Vous n'allez jamais pouvoir vous en débarrasser ? soupira-t-il, toujours tourné vers le vestibule.

- Je préfère encore cela à me rendre au Louvre pour y subir ses entreprises. Ici, il me sait protégée. Jaouen ne lui permettrait pas le moindre geste déplacé.

- Ne pouvez-vous refuser purement et simplement?

- Ce n'est pas à vous que j'apprendrai qu'il faut le ménager, dit Laura en haussant les épaules.

- Certes, certes, mais quand il viendra arrangez-vous pour le jeter dehors de bonne heure : c'est pour demain soir !

Laura se figea, la bouche soudain séchée.

- Demain?

- Oui. Demain 19 janvier, les Simon quittent la tour. L'enfant partira avec eux.

- C'est à peine croyable. Où vont-ils? Ils retournent chez eux, rue des Cordeliers ?

- Non. La femme Simon a pris un logis dans le Temple même, à quelques toises de la tour. Un logis adossé à l'ancienne cour des écuries. Il y a là une porte très commode pour sortir du périmètre dangereux sans se faire voir et sans passer par les corps de garde. Très judicieux comme choix !

- Et vous êtes sûr que ces gens ne vont pas vous trahir au dernier moment ?

- Tout à fait sûr ! Batz y veille.

Batz! Laura ne l'avait pas vu depuis des semaines et cette absence lui était cruelle. Plus qu'elle ne l'aurait imaginé. Et c'est tout naturellement qu'elle demanda :

- Où est-il?

- Au Temple depuis une quinzaine de jours... comme domestique pour aider la femme Simon qui est réellement souffrante et éprouve même de la peine à se déplacer.

- Domestique, lui?

- Il fait ça très bien, dit Swan, en riant. Il balaie, il fait la lessive, il nettoie. On le prend là-bas pour un simple d'esprit mais il lui arrive parfois de jouer aux dés avec le savetier. On l'apprécie !

- Incroyable ! Et moi, que dois-je faire ?

- Attendre! Si tout va bien, l'enfant sera chez vous vers la fin de la nuit. Il ne restera que jusqu'au soir suivant. Batz lui fera passer la barrière juste après l'ouverture du matin... mais il vous instruira lui-même.

- Quel est votre rôle à vous, dans tout cela ?

- Très important! fit l'Américain avec satisfaction. C'est moi qui vais faire quitter la France à ce " gage si précieux " comme disent les bons auteurs. Demain, je pars pour Le Havre où je vais attendre l'un de mes compatriotes, le capitaine Clough qui commande un de nos navires marchands. La Convention m'a accordé - moyennant finances bien sûr - la permission d'emporter une cargaison d'objets de valeur, de...

- De dépouilles de nos demeures ! précisa Laura avec amertume. Vous l'avez déjà fait une fois, je crois?

- En effet, et vous ne devriez pas me le reprocher. D'abord parce que les affaires sont les affaires, ensuite parce que mon petit trafic me rend inattaquable aux yeux de la Convention; enfin parce que nul n'aura l'idée de chercher votre petit roi entre un lot de sièges, un bonheur-du-jour et une collection de tableaux !

- Comment comptez-vous faire ?

- C'est simple. Je vais donc au Havre attendre Clough. De là je l'emmènerai à Caen où la municipalité tient à ma disposition un certain nombre d'objets. Ensuite nous reviendrons au Havre pour compléter le chargement et nous mettrons finalement à la voile pour les côtes anglaises... où nous laisserons notre " mousse " et la personne qui l'accompagnera... à moins qu'il ne choisisse de se réfugier chez nous [xxxiv]. J'aimerais qu'il vienne en Amérique. Là il n'aurait plus rien à craindre! Et pourquoi ne rentreriez-vous pas, vous aussi? Ce pays est si dangereux !

- Ne rêvez pas! s'impatienta la jeune femme. Dites-moi plutôt à quel moment de cette expédition vous pensez embarquer l'enfant ?

- A Caen. Selon mes prévisions, nous devrions y être au début février. Le petit aura été conduit par Batz dans un château au bord d'une grande forêt qui se trouve à vingt petites lieues. Il rejoindra Caen en temps voulu.

- Vingt lieues ? C'est beaucoup. Pourquoi si loin ?

- Le château est celui d'un général républicain. Personne n'ira le chercher là...

- Cela me paraît parfait, soupira Laura. Mais dites-moi, vous pensez faire tout cela en toute tranquillité ? Dès que la fuite sera connue, vous aurez tous les sbires de la Convention à vos trousses.

- C'est que justement la fuite ne sera pas connue. Pas tout de suite du moins... et peu de personnes seront dans le secret. Très peu !

Il n'y avait rien à ajouter à cela. Laura pensa à cette autre nuit passée tout entière à attendre la petite princesse qui n'était jamais venue et de qui, apparemment, personne ne se souciait. Elle n'était pas l'héritier, elle ! Elle n'était pas le Roi ! En était-elle moins malheureuse, enfermée dans cette horrible tour où elle n'avait plus auprès d'elle qu'une tante, chère sans doute, mais dont rien ne laissait prévoir qu'elle n'était pas menacée elle aussi? Comme le serait Marie-Thérèse lorsqu'elle aurait grandi? Elle venait d'avoir quinze ans et Laura n'ignorait pas qu'on avait déjà jeté dans la gueule de la guillotine des enfants de cet âge. Il est vrai que c'étaient des garçons. La féminité de l'adolescente la protégerait-elle longtemps ?

Ses visiteurs partis, Laura sentit un frisson et s'approcha du feu, resserrant autour de ses épaules le châle de laine blanche qu'elle portait depuis le matin. Il faisait froid. La neige recommençait à tomber, rendant tout mouvement plus difficile et toute trace facile à relever. - Mon Dieu! dit-elle tout haut. Vont-ils enfin réussir?

Le lendemain dimanche, le temps était pire encore que la veille. Le dégel intervenu dans la nuit transformait la neige en boue et enveloppait Paris d'un brouillard qui ne se dissipait pas facilement. Le froid avait cédé, mais l'atmosphère humide était pénible à supporter. Cependant, au Temple, la femme Simon s'activait dans son logement, choisissant ce qu'elle voulait emporter. On lui avait permis de prendre quelques meubles et objets pour son nouveau logis. En bas, une charrette attendait. Et, au long des deux étages de l'escalier à vis, le va-et-vient avait commencé : Simon et le citoyen Gaspard le domestique descendaient ensemble la commode vidée de ses tiroirs dont ils se coifferaient ensuite pour les remettre en place. Pendant ce temps, la femme faisait des paquets de draps, de vêtements. Elle était devenue très grosse et ses jambes avaient du mal à la porter, mais elle n'en trottait pas moins à travers le donjon pour distribuer des " au revoir ", faire un brin de causette...

- Ça ne nécessite pas tant d'adieux ! grogna son mari. On ne va pas au bout du monde : rien qu'à vingt toises d'ici. On se reverra...

Le savetier était nerveux, inquiet, et d'une humeur massacrante. Les lenteurs de sa femme l'agaçaient autant que son souffle asthmatique mais elle tenait à ce que les choses soient faites " comme il convenait ". De temps en temps, elle s'interrompait pour embrasser le petit garçon qui, assis sur son lit, regardait toute cette agitation et pas beaucoup le cadeau qu'on venait de lui apporter, offert par sa " mère nourricière " : un cheval de carton et de bois peint de couleurs violentes et caparaçonné.

Finalement, comme les meubles avaient pris place dans la charrette, Simon déclara :

- Tu peux finir toute seule avec Gaspard. Moi, je vais payer le coup aux amis... Je remonterai tout à l'heure avec les commissaires pour leur remettre Capet. Puis, s'adressant à l'enfant qui semblait dormir tout éveillé sur le bord de son lit : Et alors, gamin ! Il te plaît pas ce cheval ?

Ce fut Marie-Jeanne qui répondit à haute et très intelligible voix :

- On dirait qu'il lui fait peur! D'ailleurs il est déjà tard. Je vais le faire manger puis je le coucherai.

- Ben ! et les commissaires à qui on doit le présenter?

- Ils le verront dans son lit c'est tout ! Si on leur montrait comme ça, ils diraient n'importe quoi, qu'il est pas normal, qu'on l'a trop fait boire...

- C'est un peu vrai, non? ricana le savetier. Même qu'il aime plutôt ça...

L'enfant tourna vers lui un regard atone :

- Je suis bien fatigué, dit-il.

- Alors fais comme tu veux, femme ! T'as raison, après tout : il sera aussi bien dans son lit.

L'oreille au guet, Marie-Jeanne resta sans bouger jusqu'à ce que les pas de son mari se fussent éteints dans l'escalier. Puis, se tournant vers Gaspard :

- Fais ce que tu as à faire ! Je vais déshabiller le petit.

Elle prit le petit garçon sur ses genoux pour commencer à lui ôter ses vêtements. Pendant ce temps, Gaspard ouvrait le corps de ce cheval de Troie d'un nouveau genre et en tirait un enfant profondément endormi. Comme le petit prince, il avait des cheveux blonds et naturellement bouclés, coiffés de la même façon, un visage dont la coupe était semblable et qui présentait même une vague ressemblance. Marie-Jeanne le regarda avec stupeur :

- Pour qui le connaît bien, c'est pas à s'y méprendre, mais il lui ressemble tout de même. D'où vient-il ?

- Tu n'as pas besoin de le savoir... En tout cas, tu n'as aucune crainte à avoir des commissaires : ce sont des nouveaux venus. Ils le reconnaîtront sans hésiter.

- J'aime mieux ça... Tiens, mon pigeon, ajouta-t-elle pour le petit prince qu'elle venait de déshabiller, tu vas boire ça et tu vas bien dormir....

Elle lui tendait un verre où Gaspard venait de verser le contenu d'une fiole.

- C'est lui qui va prendre ma place? demanda l'enfant avant de tremper ses lèvres dans le verre.

- Oui, dit Gaspard. Il a bu la même chose et tu vois qu'il dort bien. N'aie pas peur !

- Et comme ça, enchaîna Marie-Jeanne en caressant le front du petit, tu vas pouvoir partir avec moi sans que personne le sache.