- Que sais-tu de Fabre?

- Qu'il est compromis jusqu'au cou dans l'affaire de la Compagnie des Indes! Réfléchis un peu : vivre dans le palais d'un ci-devant avec l'une des plus jolies filles de Paris, cela coûte cher ! De toute façon Fabre a toujours eu de grands appétits de luxe. Ce n'est pas, et de loin, un homme sage comme toi, sachant mettre sa vie en accord avec ses principes. Ta demeure est aussi claire que l'âme de ta femme, accueillante et simple comme devrait l'être celle de tous les hommes. Reste à savoir si tu pourras la garder toujours !

- Que veux-tu dire ?

- Que du fond de sa prison, Chabot continue à déverser sa bile pour essayer de sauver sa tête et que tu es son pire ennemi.

- Il est prisonnier, cela devrait donner à ses dénonciations leur exacte valeur.

- Pour tout homme sensé, tu as raison mais quand on veut tuer son chien on dit qu'il est enragé et Robespierre a tellement envie de se débarrasser de ceux qui le gênent ! Tu es des premiers. Sais-tu ce qu'un mien ami a entendu il n'y a pas longtemps aux Jacobins, après la fin de la séance : que ton attitude durant le procès de la veuve Capet, tes accusations - un peu violentes il faut l'avouer -n'étaient que faux-semblants destinés à cacher ton intention de la sauver. Quand on fait montre de tant de haine, cela laisse facilement les coudées franches...

- Et pourquoi aurais-je voulu cela? murmura Hébert le nez dans sa soupe, mais qui venait de pâlir.

- Pour un million... et la possibilité de quitter avec ta famille un pays qui a déjà commencé à se déchirer lui-même et qui, comme Saturne, dévore ses enfants... les plus tendres d'abord!

Hébert releva la tête et darda sur son visiteur un regard farouche...

- Tu as déjà ma réponse : Marie-Antoinette est montée à l'échafaud... et je ne suis pas millionnaire.

- Sans doute mais, de toute façon, la sauver n'aurait pas été une bonne idée. Libre, elle aurait gêné tout le monde, à commencer par ce cher Pitt dont on nous rebat les oreilles. Et aux mains des gens de Vienne elle aurait été dangereuse. Mais il reste quelqu'un de beaucoup plus important, de beaucoup plus précieux...

Hébert ne broncha pas. Tranquillement, il prit le pain, s'en tailla une belle tranche et attaqua le gros morceau de lard qui avait cuit dans la soupe. A la manière paysanne, il coupait de minces morceaux qu'il étalait sur son pain. L'abbé le laissa manger et même avaler par là-dessus une lampée de cidre. Il était certain que l'autre avait bien entendu ses dernières paroles et y réfléchissait. Hébert poussa enfin un soupir de satisfaction.

- Sacrebleu que j'avais faim ! De quoi parlions-nous?

- De quoi peuvent bien parler des Normands entre eux sinon de ce qui touche à leur pays? Il nous importe beaucoup plus qu'à d'autres, le gamin du Temple... parce qu'il est notre duc!

- Était ! grogna Hébert. Il n'est plus rien....

- Il est beaucoup plus au contraire et j'en sais, chez nous, qui regardent de ce côté-là! Des gens qui pensent que ceux de Paris ou d'Arras n'ont pas les mêmes droits que nous, que si on l'avait chez nous, avec nous, ce serait une sacrée force en face des appétits d'un homme qu'on craint déjà mais qu'on haïra bientôt parce qu'il sera couvert de sang. Il n'y a pas de raison de lui laisser cet otage-là. Un otage qu'il fera mourir un jour, quand il pensera qu'il n'en a plus besoin.

Accoudé à présent sur la table, Hébert se curait les dents avec la pointe de son couteau, une habitude qu'il avait prise pour " faire peuple " et qui agaçait Robespierre.

- Tu proposes quoi ?

- De l'enlever bien sûr et de l'emmener chez nous.

- Où ça?

Avant de répondre, l'abbé scruta le pâle visage qui lui faisait face en étudiant la mobilité des yeux. Cet homme était plus qu'inquiet; il savait qu'il jouait sa tête depuis la dénonciation de Chabot. Finalement, le vieil homme se décida :

- A Carrouges, bien sûr. On l'y espère déjà et tu connais le château : il est solide, avec des sorties intéressantes. En cas de surprise, on pourrait l'emmener facilement au Champ-de-la-pierre, chez les d'Andigné, mais il n'y en aura pas : Le Veneur est toujours maire de Carrouges et tous sont avec lui.

- Le Veneur est en prison. Il a trahi.

- Tu sais très bien que non : il est la loyauté même et sa prison, crois-moi, Hoche l'en sortira ! Celui-là, personne ne peut rien lui refuser. Pas même Robespierre ! Le peuple voit en lui un héros selon son cour. Le Veneur rentrera bientôt chez lui...

- Admettons ! Et moi, dans tout ça, qu'est-ce que je deviens?

- Toi ? Tu pourrais te décider à te rendre à Alen-çon... pour présenter ton épouse et ton enfant à tes sours ? Tu y trouverais les titres de propriété d'un domaine repris aux biens nationaux et des lettres de change qui te permettront d'emmener les tiens respirer où tu le souhaiteras pendant que d'autres s'occuperont de Robespierre.

Le regard qu'Hébert dardait sur son visiteur semblait vouloir le fouiller jusqu'à l'âme.

- Qui es-tu ? demanda-t-il enfin avec rudesse.

- Tu le sais bien : le ci-devant abbé d'Alençon, prêtre jureur traité en paria par ses confrères mais en ami par les Le Veneur... et aussi tes sours. Un Normand... comme toi!

- Et le prêtre minable que tu es a les moyens de mener à bien cette entreprise ?

- Seul, non. Avec ton aide, oui.

- Et que te faudrait-il?

- Que la Commune enlève Simon du Temple en lui donnant un autre poste... plus honorifique.

- Si honorifique qu'il soit, il ne lui rapportera jamais ce que lui et sa femme gagnent à s'occuper de... l'enfant. Il n'acceptera pas.

L'abbé nota avec satisfaction que le gazetier avait hésité avant de le désigner. Qu'il n'ait pas dit " Capet " ou " le Louveteau " était symptomatique.

- Un ordre ne se discute pas. En outre, la femme Simon est malade. Elle a grossi, elle souffre des jambes et elle s'ennuie : le confinement ne lui vaut rien. Or Simon aime sa femme... et la question financière pourrait s'arranger.

Hébert se leva pour aller chercher la bouteille apportée par l'abbé. Il la déboucha, en huma le goulot, prit deux verres et, tout en versant avec soin le liquide parfumé :

- Cela pourrait marcher! soupira-t-il, mais tu oublies une chose : dès que l'enfant aura quitté le Temple, ce sera le branle-bas de combat. Toutes les forces de police et de gendarmerie, sans compter tous les estaffiers de Paris, se lanceront à ses trousses...

- Mais personne ne s'apercevra de son absence, fit l'abbé avec douceur. Un autre enfant qui lui ressemble un peu prendra sa place et quand on s'apercevra de la substitution, Louis sera loin. Cela m'étonnerait fort, vois-tu, que ses gardiens clament à tous les échos qu'on leur a volé leur prisonnier, parce que ce serait prendre leur billet pour le Tribunal révolutionnaire. Je crois, moi, qu'ils feront tout pour cacher cette fuite-là !

- C'est bien trouvé, admit Hébert en poussant l'un des verres devant son visiteur, mais cet enfant-là, où iras-tu le chercher?

- On l'a déjà et on le prépare à son rôle. Et tu vas rire : c'est un Normand !

Les deux hommes trinquèrent les yeux dans les yeux et burent d'un seul trait.

CHAPITRE XIII

" MESSIEURS!... AU ROI! "

- La lumière est mauvaise, ici ! maugréa David en jetant le cahier et le crayon dont il venait de se servir pour une nouvelle esquisse de Laura. Je ne ferai rien de bon !

- Elle ne doit pas être meilleure chez vous, ironisa la jeune femme. Ce mois de janvier est si triste, si gris, si froid ! Attendez le printemps ! Nous irons au jardin. Rien ne presse après tout !

- C'est que j'ai toujours peur que vous ne m'annonciez que vous voulez rentrer en Amérique ! Et puis croyez-moi, la lumière est réellement meilleure dans mon atelier. Pourquoi, mais pourquoi ne voulez-vous plus y revenir ?

- Il fait trop mauvais pour sortir !

- Je viendrai vous chercher avec une voiture et je vous ramènerai.

La jeune femme, soudain, prit feu :

- Comme c'est aimable de vouloir m'offrir, par deux fois, l'abominable spectacle des charrettes qui conduisent à l'échafaud tant d'innocents et cela chaque jour que Dieu fait. Car, pour aller d'ici au Louvre et vice versa, il faut traverser cette horrible rue Saint-Honoré.

- Rue Honoré, rectifia-t-il froidement, ce qui ne fit qu'accroître la colère de Laura.

- Au diable ces mômeries ridicules! Passe encore pour la populace mais un homme intelligent tel que vous, un artiste, se plier à ces dégradantes bouffonneries! Désanctifier les saints changera-t-il quelque chose à leur position auprès de Dieu ? Je vous le dis une dernière fois : si vous voulez faire mon portrait j'y consens, mais vous le ferez ici ! Moi, je ne bouge plus !

- Et vous aurez raison ! fit une voix joyeuse tandis que, introduit par Bina, le colonel Swan pénétrait dans le petit salon. Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors !

- Vous en venez pourtant, fit le peintre avec l'aigreur que lui inspirait l'arrivée de l'Américain. Il ne l'aimait pas, et encore moins ses façons d'arriver chez Laura à l'improviste.

- Certes, certes, mais j'avais une affaire à traiter dans le quartier et j'en profite pour venir demander une tasse de thé à notre amie.

- Eh bien vous le prendrez sans moi ! J'ai horreur de cette manie anglaise. Chère amie, puisque vous le voulez absolument, j'aurai donc le plaisir de transporter ici, dès demain, le matériel nécessaire à l'ouvre projetée. Ne vous plaignez pas si c'est un peu encombrant !

Ayant dit, David baisa la main de Laura, adressa un vague signe de tête à Swan et sortit, suivi des yeux par le colonel qui attendit sagement que le bruit de la porte d'entrée eût retenti pour reprendre la parole.