Du côté des amis, cela n'allait guère mieux. Julie Careau vivait terrée chez elle avec ses jumeaux, tremblant de voir arriver la police ou les section-naires : Talma venait d'être arrêté. Quelqu'un s'était souvenu qu'après les victoires de Dumouriez dans l'Est, une fête avait été donnée en son honneur rue Chantereine et qu'en tout état de cause, Talma était l'ami des défunts Girondins. Seule la protection de David préservait Julie, mais réussirait-elle à sauver le grand tragédien ?

Anne-Marie de Beaufort qui venait parfois de sa rue Saint-Georges et dont Laura appréciait l'esprit volontiers frondeur et l'étonnante vitalité, avait disparu à la suite de Julien de Toulouse. Pitou lui-même, en dépit de ce qu'il espérait, ne réussissait pas à atteindre Marie toujours enfermée chez elle. Tout ce qu'il en savait, c'est qu'un policier nommé Armand venait la voir presque chaque jour... et qu'il n'apportait pas de fleurs. Quant à Batz, plus personne ne pouvait dire ce qu'il advenait de lui.

La veille de Noël, un homme qui semblait marcher avec peine en se tenant courbé sur une canne quittait la rue Neuve-de-1'Egalité [xxxiii] pour pénétrer dans la vaste cour des Forges, ainsi nommée à cause des ateliers de ferronnerie qui, au centre, occupaient un marché couvert destiné primitivement à la poissonnerie mais qui n'avait jamais vu la queue d'un merlan. Il est vrai que le fracas des marteaux sur le métal ne s'y faisait guère plus entendre que le bagout des marchandes à la criée : qui donc en ces temps misérables songeait à faire orner sa demeure d'élégantes volutes de fer ou de balcons fleuronnés dans un quartier qui, d'ailleurs, n'en manquait pas? En outre, l'endroit n'avait jamais eu très bonne réputation depuis le sévère nettoyage opéré un siècle plus tôt par Nicolas de La Reynie, lieutenant de police de Louis XIV, contre la vermine de la grande cour des Miracles dont c'était l'emplacement. Le sang avait coulé et certains esprits faibles assuraient que des fantômes hargneux s'y promenaient encore. Un voisinage qui ne gênait guère le citoyen Hébert et sa famille, installés depuis peu dans un pavillon situé au fond de la cour. C'est vers ce pavillon que se dirigeait le vieil homme.

Négligeant l'imprimerie du rez-de-chaussée d'où sortait chaque jour le fulminant, le répugnant Père Duchesne,i\ monta à l'étage en homme qui connaît les lieux, sonna à une porte repeinte de frais et soigneusement astiquée. Une femme d'environ trente-cinq ans, grande, maigre mais habillée avec soin d'une robe bleue avec fichu et manchettes de fine toile blanche, vint lui ouvrir :

- Oh, monsieur l'abbé ! fit-elle à voix contenue, vous avez pris la peine de venir jusqu'ici par ce vilain temps ?

- Ce temps est celui de la Nativité, ma chère fille, et j'ai pensé que cela vous ferait plaisir d'en parler avec moi. Et puis j'arrive de Carrouges d'où je vous ai apporté un petit présent, ajouta-t-il en tirant d'une poche intérieure de sa houppelande un flacon d'eau-de-vie de pomme gardant encore les traces de poussière de la cave. La citoyenne Le Veneur vous l'envoie avec ses bonnes pensées...

- La chère âme! Mais entrez donc, monsieur l'abbé, et prenez place auprès du feu, dit la femme en s'effaçant pour laisser son visiteur entrer dans une petite antichambre puis dans une salle étince-lante de propreté où la table était déjà mise pour le souper sur une nappe bien blanche et fraîchement repassée. Tout dans cet endroit proclamait les qualités ménagères de la citoyenne Hébert, une ancienne religieuse que le " Père Duchesne " avait épousée dans les premiers jours de l'année précédente. Pas un grain de poussière sur les meubles bien cirés ; pas une tache sur le tapis couvrant le carrelage rouge. Une bonne odeur de soupe venait de la cuisine et, dans la pièce voisine, le vagissement d'un bébé se faisait entendre. Dix mois plus tôt, l'épouse d'Hébert avait donné le jour à une petite fille, prénommée curieusement Scipion-Virginie et dont l'ami Chaumette était le parrain. Ses parents l'adoraient.

Ce n'était pas la première fois que l'abbé d'Alençon venait cour des Forges. A plusieurs reprises, déjà, il y était arrivé " à l'occasion d'un voyage à Paris " où il avait un pied-à-terre rue Hel-vétius. Il apportait à l'ex-Marie-Françoise Goupil, ex-religieuse au couvent de la Conception, rue Saint-Honoré, le salut, voire un petit cadeau de ses protecteurs, le général Le Veneur de Carrouges et son épouse. Depuis toujours ces nobles normands veillaient sur Françoise, née à Paris mais fille d'une lingère de leur région. Le général lui servait même, depuis la mort de sa mère, une pension de six cents livres par an qui avait été versée au couvent tant qu'elle y était restée, et récupérée depuis par le ménage Hébert. De mauvaises langues prétendaient que la lingère était jolie et le futur général pas aveugle. Si Françoise, elle, n'était pas un prix de beauté, cela pouvait s'expliquer par la franche laideur de son géniteur supposé. Quoi qu'il en soit, Hébert n'avait vu que des avantages à épouser la " fille adoptive " d'un des plus brillants soldats de la Révolution. Il était lui-même né à Alençon où sa sour vivait toujours et il était bon, selon lui, de garder les racines provinciales. Aussi ne voyait-il aucun inconvénient à ce que son épouse reçoive la visite d'un prêtre, " jureur " bien entendu. C'était un lien avec la Normandie ancestrale... et le " Père Duchesne " avait la faiblesse de tenir aux six cents livres annuelles.

Il savait bien d'ailleurs que sa Françoise, même si elle s'était jetée avec ardeur dans les idées nouvelles quand on l'avait expulsée de son couvent, gardait un fond chrétien. Tout comme elle avait conservé quelques meubles de la Conception : son lit à baldaquin tendu de serge grise, sa commode, quelques sièges, deux ou trois objets qui n'avaient jamais appartenu à sa cellule... et aussi la gravure accrochée dans la salle et qui retraçait l'épisode des Pèlerins d'Emmaùs. Hébert s'était contenté d'exorciser l'inquiétante image en écrivant dessous " Le sans-culotte Jésus soupant avec deux de ses disciples dans le château d'un ci-devant ".

- Votre époux n'est pas encore rentré, mon enfant ? demanda le visiteur en prenant place sur la chaise qu'on lui offrait, avec un soupir qui traduisait sa lassitude.

- Pas encore hélas ! Les séances à la Convention se prolongent de plus en plus tard. Ce qui me soucie, parce que cela le fatigue beaucoup.

- J'en suis désolé. D'autant plus que, ce soir, je souhaitais lui parler. Me permettez-vous de l'attendre ?

- Naturellement! Mettez-vous à l'aise. Nous allons prendre un petit verre de ratafia ensemble...

Elle sourit d'un air naïf à son visiteur. Elle ne le fréquentait pas depuis longtemps, bien qu'il prétendît l'avoir connue fillette dans la boutique de sa mère et l'avoir vue, plus tard, dans son couvent, mais il avait quelque chose qui lui plaisait. Il semblait si vieux et si las, avec ses cheveux et sa barbe blanche qui mangeaient presque toute sa figure rougeaude et ridée, son dos voûté et ses mains couvertes de mitaines effrangées laissant passer des bouts de doigts jaunis... En fait, le peu de jeunesse qui lui restait paraissait réfugié dans les prunelles noisette abritées par les paupières rougies et des lunettes rondes en fil de fer.

Ils n'eurent pas longtemps à patienter : le ratafia n'était pas achevé qu'Hébert opérait son retour. On l'entendit crier, dans l'antichambre où il déposait son manteau et son chapeau rond :

- Ça sent bon, citoyenne Hébert ! Une soupe au chou bien chaude, c'est tout ce dont j'ai besoin... Ah! acheva-t-il en pénétrant dans la salle, nous avons une visite ?

- C'est l'ab... le citoyen Alençon dont je t'ai parlé. Il arrive de Carrouges pour apporter de l'eau-de-vie de pomme.

Pour qui ne le connaissait pas, le " Père Duchesne " avait de quoi surprendre ses lecteurs. Ils l'imaginaient semblable au personnage imprimé sur l'en-tête : un colosse en carmagnole, deux pistolets à la ceinture et un sabre au côté, brandissant une hache sur un petit prêtre agenouillé à ses pieds. En réalité, il était petit avec des membres grêles, le teint pâle, la figure assez fine sous des cheveux bruns coupés court. Il avait des mains délicates, l'oil gris plutôt doux, et s'habillait avec un soin frisant l'élégance. Son éducation aussi était supérieure à ce qu'on imaginait : fils de petits négociants d'Alençon, il avait fait de bonnes études chez les Jésuites, savait parler un langage châtié quand il ne vociférait pas à la tribune, et jouait de la flûte pour endormir sa petite fille.

- C'est aimable à toi, citoyen, surtout par ce vilain temps. Tu soupes avec nous ?

- Non. Je te remercie. A mon âge, vois-tu, on n'a pas besoin de grand-chose et le ratafia de ta femme m'a défatigué. Toi, en revanche, tu devrais passer à table et prendre un peu de réconfort. Tu semblés... bien las ?

- Là! Qu'est-ce que je te disais, citoyen! Mon pauvre époux s'épuise aux affaires de la Commune et de la Nation. Il veut le bonheur de tous et il se trouve des méchants qui ne comprennent que leur intérêt et lui mènent la vie dure...

- Paix, ma femme ! Sers-moi la soupe puisque le citoyen le veut bien. Nous causerons pendant que je mangerai... mais est-ce qu'il n'est pas l'heure de donner le sein à notre petite ?

- Si, si, j'y vais...

- Je n'aime pas que les femmes soient en tiers quand les hommes parlent, dit Hébert quand elle eut disparu dans la chambre et, si tu es resté pour m'attendre, tu dois avoir quelque chose à me dire ?

- Oui... Combien de temps encore crois-tu que tu vas tenir contre tes ennemis, citoyen Hébert ?

- Qui t'a dit ça?

- Personne ! Je vais souvent à la Convention et j'ai des oreilles. Un cerveau aussi, et il n'est pas difficile de comprendre qu'avec ce fameux complot de l'Étranger lancé par ce misérable Chabot et que Robespierre monte en épingle parce que ça l'arrange, c'est Danton, c'est Chaumette, c'est toi... et tous vos amis qui êtes visés. Danton prône " l'indulgence " à présent, alors que Robespierre veut régner seul, et par la Terreur. Je ne suis même pas certain que Saint-Just, son ami pourtant, tiendra longtemps. Dès que Fabre sera abattu...